« Anjo Negro » : La programmation audacieuse de Michelle Césaire

— Par Roland Sabra —


Ces dernières années elle ne nous avait pas habitués à une telle prise de risque. Une programmation sage, sérieuse, de qualité qui concourrait à former un public qui appréciait ce louable effort de pédagogie. On allait au Théâtre de Foyal, les yeux fermés, il suffisait de les ouvrir dans la salle et de découvrir ce que la programmatrice avait sélectionné bien souvent pour notre bohneur. C’était oublier un peu vite que Michelle Césaire est une femme de théâtre, qu’elle est aussi metteur en scène, et que son regard  s’est affuté à des choix artistiques exigeants, déroutants et parfois élitistes, dans le bon sens du mot. Elle ne a fait la preuve en ramenant de la Chapelle du Verbe Incarné à Avignon Angelo Negro une pièce de Nelson Rodrigues. L’auteur brésilien, cinquième enfant d’une famille de journalistes est né, en 1912 à Recife. Son enfance se déroule dans un climat pulsionnel intense, entre une mère jalouse et possessive et un père absent  de par son implication dans la politique et le journalisme. A l’âge de huit ans il participe à un concours de rédaction en classe et fait la narration d’un adultère! L’enseignant sidéré, par le réalisme du texte de Nelson refusera de le lire en classe. Nelson Rodrigues dit d’ailleurs de lui:  » Je suis un garçon qui voit l’amour à travers le trou de serrure. Je n’ai jamais été autre chose. Je suis né garçon, je mourrai garçon. Et le trou de serrure est vraiment mon point de vue de la fiction. Je suis ( et a toujours été) un porno Angel.)

Son théâtre sort de la même veine. Théâtre désagréable dit-il  » parce qu’il s’agit d’œuvre pestilentielles, fétides, capables à elles seules de provoquer le typhus et la malaria parmi le public » ( Préface à « Ange noir »). Angelo Négro fait partie de ces pièces non seulement « désagréables » mais aussi  du groupe de celles dites selon l’auteur de mythiques. Ce regroupement traite des motivations profondes, inconscientes de l’individu et de la société. Passions incestueuses, haine féminine de la sexualité, racisme  et délire paranoïaque sont quelques uns des thèmes abordés par Nelson Rodrigues. Anjo Négro aborde la question du préjugé racial et de l’inceste. Ismaël est noir et il a honte de sa couleur. Il parle une langue qui n’est pas la sienne, mais celle du blanc raciste, ce qui semble être une bonne définition de l’aliénation. Il ne parle pas il est parlé par une langue étrangère. Cette honte d’être noir lui vaut d’être maudit par sa mère. Il enferme dans une maison aux très hauts murs son épouse blanche, Virginia, pour qu’elle ne voit pas d’autres hommes blancs. Les enfants issus de cette union meurent assassinés par leur mère peu de temps après leur naissance parce que mulâtres et ce avec la complicité passive du père. Quand survient Elias le frère blanc d’Ismaël, aveugle comme Oedipe, l’inceste s’accomplit avec Virginia. Elias le géniteur est  aussitôt mis à mort par son frère. L’enfant qui naitra, Ana Maria aura les yeux brulés par Ismaël pour qu’elle ne puisse découvrir qu’il est noir. Nouvel inceste, cette fois entre père et fille. La démesure de Nelson Rodrigues le pousse à concevoir une fin encore plus atroce. Ana Maria va finir enfermée dans un mausolée de verre tandis que  Virginia et Ismaël renouent leurs relations  sexuelles pour faire naitre des enfants métis qu’ils assassineront de concert.  La présence d’un chœur à l’antique, annonciateur des drames qui couvent, renforce dimension intemporelle du propos.

La mise en scène de Marc-Albert Adjadj restitue avec justesse la brutalité et la violence des rapports intersubjectifs marqués du sceau  de l’amour, de la mort, de la haine, du sexe et de la transgression des interdits constitutifs de notre humanité. Mais peut-on encore parler d’humanité? Les lumières sont contrastées et sculptent les décors sur un mode onirique comme les hauts murs plus suggérés que montrés. La vidéo souligne l’enferment des personnages. De quelque coté qu’ils se tournent ils se retrouvent face à face. L’enfer ce n’est pas les autres, mais le refus des autres. Aucune échappée n’est possible. Ricky Tribord, comédien guyanais, homme de cinéma et de télévision mais avant tout de théâtre, on l’a vu dans « Arts » de Yasmina Reza en 2000 et surtout dans « Allah n’est pas oligé en 2004,   pourtant à l’origine du projet, dans le rôle d’Ismaël a semblé un peu en dessous du personnage qu’il incarne. Manque de charisme? On a par moment peine à croire qu’il puisse être l’organisateur d’une telle folie. Mais peut-être est-il en fin de compte plus idéaliste que machiavélique, plus agi qu’agissant? Brune Renault en Virginia incarne une mère infanticide hallucinée et terrifiante de lucidité froide. Melchior Derouet joue de sa cécité (supposée) avec fragilité et émotion. Meiji U Tum’si est une Ana Maria déjà passée sur l' »autre scène ».

Un théâtre dérangeant, mais en rien désagréable bien au contraire. Le public est resté  à son siège  à la fin de la pièce comme s’il en redemandait.

Roland Sabra

Fort-de-France le 16/10/09