Aliénation et dépossession, actualité de Frantz Fanon

— Par André Lucrèce —

Frantz Fanon est décédé le 6 décembre 1961 à Bethesda, près de Washington, mais chemine aujourd’hui encore son œuvre capitale. Aliénation et dépossession, le Grand Objet ici, pour reprendre une expression de Merleau-Ponty qui a été le professeur de Fanon, est l’aliénation. Pour analyser le phénomène d’aliénation, Fanon part du principe que l’aliénation est un objet qui relève de l’historique et du social. Il faut donc le considérer dans sa structure globale.

Fanon procède alors à une rupture paradigmatique. (Je rappelle, pour faire simple, que le paradigme est une conception théorique qui repose sur une vision du monde). Ici, je voudrais citer le philosophe Michel Foucault dont la démarche en son intentionnalité me paraît très proche de celle de Fanon. « La sociologie traditionnelle, dit Foucault, se posait plutôt le problème en ces termes : comment la société peut-elle faire cohabiter des individus (…) j’étais intéressé par le problème inverse, ou si vous voulez, par la réponse inverse à ce problème : à travers quel système d’exclusion, en éliminant qui, en créant quelle division, à travers quel jeu de négation et de rejet, la société peut-elle fonctionner ? »

Fanon se pose la même question en l’appliquant au système colonial : à travers quel système d’exclusion, en éliminant qui, en créant quelle division, à travers quel jeu de négation et de rejet, la société coloniale peut-elle fonctionner ? L’écrivain mexicain Carlos Fuentes, dans son livre intitulé Le miroir enterré, rappelle jusqu’à quel point l’Amérique hispanique, dans son délire de blancheur absolue, rejeta les hérédités africaine et indienne. Il cite notamment l’exemple de l’écrivain argentin Carlos Bunge qui, écrit-il, « bénissait l’alcool, la variole et la tuberculose qui décimaient les communautés indiennes et africaines ».

Et prolongeant la question de Fanon, je pose cette question : la rationalité du monde moderne occidental, reposant sur une pensée scientifique, sur un appareil technique et sur un aménagement du pouvoir, est-cela qui fait une civilisation imposable à tous ? Cette civilisation est-elle généreuse à l’égard des autres quand on voit l’extrême droite prospérer et rejeter toute perspective d’émigration ?

Il s’agit donc pour Fanon de procéder à une étude critique approfondie de la société coloniale et de son fonctionnement afin de parfaire une pensée décoloniale, dont l’objectif est d’aboutir à un monde débarrassé du colonialisme. Au cœur de cette étude critique, il y a cette exigence irrécusable : celle d’une

analyse politique de l’aliénation. Cette analyse, on la trouve d’abord dans Peau noir masques blancs, livre dont le projet est ainsi annoncé par Fanon : « Nous montrerons alors que l’histoire n’est que la valorisation systématique des complexes collectifs. » Il procédera donc à une analyse des traits fondamentaux de la relation coloniale dans le rapport blanc/nègre que Fanon résume de la manière suivante : « Le noir n’a pas de résistance ontologique aux yeux du blanc. » René Ménil, cité par Fanon, parle d’une « instance représentative du Maître, instance instituée aux tréfonds de la collectivité ».

Ainsi la névrose sociale, le très classique Nègre = biologique = diable, péché. Ainsi, la citation de Michel Cournot qui, dans texte intitulé Martinique, pratique les pires stéréotypes sur la sexualité du nègre. Je cite Michel Cournot en son dévoiement boiteux : « L’épée du noir est une épée. Quand elle a passé ta femme à son fil, elle a senti quelque chose ; c’est une révélation. Dans le gouffre qu’ils ont laissé ta breloque est perdue. (…) Quatre noirs membre au clair combleraient une cathédrale. Pour sortir ils devront attendre le retour à la normale, et dans cet entrelacis ce n’est pas une sinécure. » Quand j’ai lu ce texte j’avais vingt ans, et j’en suis sorti écœurer. D’autant plus écœuré que Cournot se positionne dans ce texte comme dénonciateur du colonialisme. C’est dire à quel point ces chuchotis poétiques s’engluent dans la vase étouffante des préjugés racistes. Le commentaire de Fanon sur les écrits de Cournot est d’ailleurs radical : « Le blanc est persuadé, dit Fanon, que le nègre est une bête ; si ce n’est pas la longueur du pénis, c’est la puissance sexuelle qui le frappe. »

Mais Fanon pourrait aussi se référer à l’Othello de Shakespeare où l’imago dévalorisante du Nègre est incroyablement présente. Le Noir représente l’intrus sexuel mal éduqué. Le Nègre est le génital. Et la conclusion : « Le Noir, dit Fanon, est esclave de cette imposition culturelle. Après avoir été l’esclave du blanc, il s’auto-esclavagise. Le nègre est, dans toute l’acception du terme, une victime de la civilisation blanche. ». Et là Fanon pose la question essentielle : comment expliquer la persistance de cette aliénation au XXème siècle, et je poursuis sa question, comment expliquer la continuité de cette aliénation aux Antilles au XXIème siècle ?

Tentons de répondre, avec l’aide des écrits de Fanon, à cette question. « Si la structure psychique se révèle fragile, nous dit-il, on assiste à un écroulement du Moi. » Mais il nous fait savoir aussitôt qu’il ne s’agit pas d’un problème personnel, cette névrose, pour lui, découle en effet d’une situation culturelle. Et il cite ces éléments culturels qui lentement, sournoisement procèdent à ce travail

d’aliénation : les écrits, les journaux, l’éducation, les livres scolaires, les affiches, le cinéma, la radio contribuent à cette obsession qui aboutit à ce que j’appelle une conscience de soi malheureuse. Cette conscience est en effet accablée par la production et l’échange de signes qui tendent à conforter une supériorité supposée de l’Européen. Ce qui fait que l’Antillais, trop souvent dans l’acte par lequel il s’objective, énonce la négation de lui-même comme producteur de lignes de force, autrement dit comme sujet actif et triomphant.

Aujourd’hui encore, au XXIème siècle, l’Antillais, par l’aliénation à laquelle il contribue, aménage sa servitude. Je ne désigne pas ici une totalité, mais des comportements qui se signalent comme des facteurs d’une construction humaine conditionnée. Je parle d’un acteur qui s’institue en état de domination, avec un Maître imaginaire ou réel, sans lequel selon lui, on ne peut rien.

Je sais bien qu’on objectera que Peau Noire Masque Blanc est paru en 1952, que les Antilles sont entrées dans l’ère de la modernité, voire de la post modernité, que les hommes de culture ont fait travail colossal d’investigation, à commencer par les animateurs de la revue Tropiques, Aimé Césaire, Suzanne Césaire et René Ménil. Je ne l’ignore pas, je leur ai même consacré un livre. Je sais aussi que les registres de domination ont quelque peu changé. Mais croire que l’on peut se débarrasser de l’aliénation, comme on se débarrasse d’une verrue, encore qu’il arrive que celle-ci repousse, c’est méconnaître le caractère structurant de l’aliénation, les ruses de son déploiement et les replis tactiques de l’obsession au gré des tumultes de la domination.

Un concept introduit par Fanon me semble essentiel : c’est celui de résidus mnésiques, qui fait référence au stockage, à la conservation dans la mémoire de paroles, d’évènements et d’expériences passés. Or ces résidus mnésiques vont requérir chez l’Antillais une confrontation entre l’originaire (l’esclavage, donc fils, petit-fils d’esclave etc.) et ce qui l’est, c’est-à-dire authentiquement un Homme, tout aussi authentique que n’importe quel homme, un homme dont l’authenticité garantit son universalité, et par conséquent son identité d’homme libre exerçant librement sa culture. Ceci, à condition de ne pas céder, en conscience malheureuse, à l’aliénation.