Alex Saturnin – Artiste-peintre : « Je m’émerveille toujours quand mon travail est accompli, quand une toile est terminée ! »

— Un entretien avec Rodolf Étienne

Installé à la campagne de Ducos en Martinique, Alex SATURNIN, après avoir longtemps vécu au Canada en qualité de peintre, développe un art enraciné dans la nature, la mémoire et la lumière. Loin des effets de mode comme des « réseaux » du marché de l’art, il revendique une pratique intérieure, lente et sensuelle : une peinture qui se nourrit d’odeurs, de végétations, de couleurs exagérées et transposées. Rencontre avec un artiste pour qui peindre n’est pas représenter — mais tout simplement être.

Propos recueillis par Rodolf ÉTIENNE

Rodolf ÉTIENNE : Depuis ton installation en Martinique, il y a forcément eu une évolution, un changement dans ton rendu artistique. Mais qu’est-ce que la Martinique a amené à ta peinture ? Certains parlent de couleurs, d’autres de thèmes, de traditions, de retour aux sources.

Alex SATURNIN : Pour moi, c’est le sentiment du retour aux sources, à la nature, à l’exotisme. C’est-à-dire retrouver tout ce qui a bercé mes rêves, intérieurement, comme mes cocotiers, mes mangots, ce que je ne retrouvais pas là-bas. Là-bas, pour moi, ça a été une étape. Je n’ai plus l’envie de m’exiler, je veux me retrouver ici, en Martinique, à la campagne, avec mes pieds de cannelle, mes pieds de mangos, mes pieds de canne à sucre, tout ça. C’est ce qui m’intéresse dans ma peinture : la nature, l’exotisme. Je me sens profondément martiniquais, caribéen.

R.E : Le figuratif, donc ?

A.S : Oui, le figuratif ou l’abstraction du figuratif.

R.E : Qu’entends-tu par « abstraction du figuratif » ?

A.S : Transformer à ma manière ce que je vois, les couleurs, tout. Une transposition personnelle de ma vision de la peinture et des couleurs. Ce que les impressionnistes trouvaient, comme Gauguin et les autres, dans la force de la nature. Et prendre, peut-être, si possible, des éléments, des personnes, des gens, mais les transposer, toujours à ma manière.

R.E : Tu travailles plutôt en studio, en atelier, ou tu aimes planter ton chevalet dans la nature ?

A.S : Non, j’aime travailler, peindre sous ma véranda.

R.E : L’inspiration te vient donc de mémoire ?

A.S : L’inspiration, oui. Je travaille très peu sur photographies. Si j’ai besoin d’un oiseau, d’une fleur, j’ai tout ce qu’il me faut autour de moi, je vais aller le capter et je vais le faire, le reproduire. Je m’inspire très peu des paysages, beaucoup plus de ce qui m’entoure.

R.E : Avec le temps, le peintre devient-il un spécialiste de la couleur, de la lumière ? Son œil certainement s’affine, il perçoit les choses différemment, plus rapidement ?

A.S : Je ne dirais pas spécialiste, je dirais transformateur de sa vision personnelle des couleurs. Les couleurs, on les “exagère” un peu pour en faire ou en donner une lecture. Transposer sur la toile, les couleurs ne sont plus réels, c’est une sorte de fantasmagorie autour de jeux de couleurs. Le commun des mortels vit au milieu des couleurs sans nécessairement les percevoir, le peintre, lui, a une perception bien différente : pour lui, les couleurs ont un autre sens, il a une sensibilité particulière pour s’y adapter, les ressentir, les reproduire. Le citoyen lambda ne voit pas les couleurs parce qu’il est subjugué par le quotidien. Le peintre, lui, voit les couleurs parce qu’il a cette conscience particulière. Chaque jour nourrit ses cellules intérieures, crée une vibration intérieure dans l’existence, pas seulement du peintre, mais de l’individu qui s’arrête, qui voit, mais qui voit aussi des choses disparaître : la conscience de la disparition et du changement du temps. Tout le monde y est sensible, mais le peintre y met une sensibilité particulière. Tant qu’il n’est pas satisfait, il joue, rejoue, joue, rejoue. Je peux rester une année sur une peinture : je la laisse dormir, je laisse travailler mon subconscient, puis un jour je retombe dessus, je la transforme et c’est l’apothéose. Comme le musicien qui entend la musique et les bruits, le peintre est sensible aux variations de couleurs et de lumières. Il est sensible à tout : les gestes, les parfums. Il essaie même de recréer en peinture une couleur, un parfum saisi dans la nature. L’odeur de la terre après la pluie : c’est tout un réveil. On pourrait dire qu’il est fou parce qu’il « parle » avec les peintures. Mais les peintures, les couleurs, c’est la réalité : il parle avec la réalité.

R.E : En tant qu’artiste-peintre, quel regard portes-tu sur le monde de la peinture en particulier ? Entre les peintres, entre le peintre et la société, et avec les institutions, censées promouvoir la vie artistique et culturelle ?

A.S : Je ne vais pas m’en prendre aux peintres : chaque peintre vit son art à sa façon, une façon, une approche qu’il doit découvrir et développer. Ceux qui se disent grands peintres, grands maîtres, ont travaillé pour ça et ont profité de contacts et d’institutions qui leur ont permis de vendre leur art. Le reste leur appartient.

Sur le plan institutionnel, la relation peintre-institution… Ceux qui sont déjà en haut de l’échelle se protègent et protègent leur marché. Ce n’est pas facile de rentrer dans le cercle, dans les circuits, dans les réseaux. Ce ne sont pas toujours les plus belles peintures qui sont achetées : c’est plutôt parce que tu es Monsieur Untel, tu as fait ta pub, ton système fonctionne, ton réseau aussi et tu seras vendu. Moi, je suis là pour produire la plus belle peinture. Je m’émerveille toujours quand mon travail est accompli, quand une toile est terminée.

R.E : Quand on n’a pas pignon sur rue, quand on n’est pas dans les réseaux, comment se vit la vie d’artiste ? Plus difficile en exposition, en vente ?

A.S : Ça se vit difficilement. L’artiste, parfois, laisse faire les choses : il peint pour lui-même, pour meubler sa propre existence. Par hasard, il vient aussi des expositions parce qu’il est fatigué de chercher. L’artiste-peintre aurait besoin d’un mentor, parce que lui, il peint tout le temps. Certains savent aller sur Internet, sur les réseaux et se vendre. En général, l’artiste a le nez collé sur sa peinture et ne voit pas le monde extérieur. Il peint parce qu’il a envie de peindre. Les réseaux ? Je n’y suis pas tellement. Je peins parce que j’en ai envie. Je me suis fait à l’idée que peut-être un jour des héritiers, des gens, découvriront ma peintre. Peut-être. Van Gogh, Gauguin… n’avaient pas Internet. S’ils vivaient aujourd’hui, peut-être qu’ils n’en auraient pas besoin non plus, ou ils auraient plutôt besoin de mentors. Ils étaient centrés sur la vie et sur la beauté des couleurs, sur la peinture. Et puis il y a d’autres qui savent comment ça fonctionne et qui vont peindre techniquement pour répondre à un envie comme pour vendre un tube de dentifrice. Le vrai peintre, lui, ne va pas se casser la tête ; il sait qu’il est peut-être un artiste disons “maudit”. Mais s’il trouve dans la peinture un leitmotiv qui lui permet de vivre intérieurement, le reste… il s’en fiche un peu. S’il a de la chance, quelqu’un viendra. Mais, il ne compte pas seulement dessus.

R.E : Alors, comment vivifier et entretenir la passion ? Par la pratique uniquement ? Un art de vivre, une hygiène intellectuelle et morale, un regard singulier sur le monde ?

A.S : Tout cela est du domaine du rationnel. L’artiste « est ». “To be or not to be”, c’est son quotidien. Il est, un point c’est tout. Il n’a pas besoin d’un leitmotiv intellectuel, d’une pratique particulière, ni de se nourrir profondément de ce qui se passe. Il se nourrit du monde extérieur tout simplement parce qu’il est.

R.E : Si tu avais, en tant qu’artiste accompli, ayant un long passé de pratique et de recherches, un conseil à donner à ceux qui voient dans l’art leur voie d’expression ?

A.S : Je dirais « ne t’engage pas parce qu’il faut s’engager ». Je lui dirais d’être et de faire ce qu’il a envie de faire, quel que soit l’art pratiqué. Chacun trouvera sa voie propre. Aussi, si un jeune veut s’engager, je lui dirais : vas-y, fonce, tu verras au bout de la ligne ce que ça donnera, ce que tu auras donné. Fais ce que tu as envie de faire. Il y a des grands moments, des joies, des rencontres ; une sorte d’euphorie, une façon de se sentir, de vivre aussi dans la pratique artistique. La vie artistique a des moments de joie, oui, mais aussi la question du « gain de pain ». On veut gagner quelques pécules pour vivre, acheter des tubes de peinture, des toiles. C’est dur. Il m’est arrivé d’aller travailler pour vivre, comme tout le monde. Des artistes ici, même s’ils vivent bien, ont un autre travail, comme beaucoup de chanteurs. Ils ont travaillé pour assouvir leur passion, puis ont trouvé le créneau quand ils ont été connus.

Je ne cherche pas à être connu pour être connu. Je veux surtout qu’on apprécie ma peinture pour ce qu’elle est. La motivation essentielle ? Partager quelque chose. Le temps passé derrière sa toile, il faut pouvoir le capitaliser d’une manière ou d’une autre, par un échange. Si tu as la chance de vendre, tu es content. Mais si tu te fies aux grands peintres, il y a tellement d’exemples d’échecs. Beaucoup se sont cassés les dents à faire des choses, des expositions, trouver des sous ; certains ont terminé alcooliques. Non, moi, je ne veux pas cette vie-là. Je suis un simple individu qui a trouvé une façon de vivre qui lui permet de s’éclater et de profiter de la vie : c’est tout. Peindre, c’est ma drogue, mon plaisir, mon dada. Je suis à la campagne, je ne vois personne, je ne communique avec personne, je me sens bien avec moi-même. Si je ne peins pas, j’arrache un morceau d’herbe, je plante un arbre, je m’occupe de la nature, du jardin, de l’arrière-cour. Ce n’est pas un exutoire : c’est une façon d’être, un état d’âme. Comme on naît écrivain ou informaticien, tu as une mission sans le savoir, tu es peintre, artiste-peintre. Tu viens sur terre, tu te demandes pourquoi, et puis tu comprends, c’est le déclic. La vie est une période de repos où tu dois prendre tout ce qui est bon pour toi, tu dois jouir de la vie, tu dois être un jouisseur ; et s’il y a des mauvaises passes, tu les subies, tu les contrôles, pour trouver la moindre chose, le moindre moment où tu retrouves ton plaisir.

R.E : Si tu devais résumer ta peinture en une phrase ? Tu peins pourquoi ? Qu’est-ce que disent tes tableaux ? « J’aime mon pays », « je valorise mon patrimoine », « je défends telle ou telle cause… » ?

A.S : Non. Je ne suis pas là pour le patrimoine ni pour la valorisation. Ma façon d’aimer mon pays, c’est de le peindre sous toutes les couleurs. Je suis profondément caribéen, j’aime ma Caraïbe. Mon identité est afro-caribéenne, c’est ce que je veux simplement dire à travers ma peinture. Le « monde primitif » aussi m’intéresse énormément, je m’ouvre ainsi sur le monde : l’Australie, le Vietnam, la Thaïlande. Le Diamant a aussi une place particulière dans ma peinture. J’ai vécu au Diamant, j’aime le Diamant, parce qu’il y a la mer, le soleil. Cette ville compte dans ma peinture. Et puis aussi, le Diamant m’a donné l’opportunité de m’exhiber, avec le musée du Père David. Mais, j’aime aussi Rivière-Salée. C’est ma commune. Rivière-Salée m’a aussi donné l’occasion d’exposer mes œuvres.

R.E : Des expositions sont-elles prévues prochainement ?

A.S : Probablement l’année prochaine. Certainement au Diamant. J’aimerais aussi exposer dans la nouvelle mairie de Rivière-Salée. Je me souviens aussi que dans les années 60, il y avait une demoiselle Joseph, Maryvonne JOSEPH, qui peignait très bien. Il y a eu une élection de Miss où une saléenne est devenue Miss Martinique et Maryvonne JOSEPH exposait dans ce cadre-là. Ses peintures m’ont touché immédiatement et jusqu’à ce jour. Cette femme est extraordinaire dans ce qu’elle fait, avec toute sa patience. Il faut aller la voir : elle fait des tableaux avec du sable de Martinique. Dans sa technique, elle a atteint le summum. Ce qu’elle fait avec les pigments de sable, avec une touche vraiment figurative, comme des photos, est tout simplement extraordinaire. C’est elle qui m’a donné le goût de peindre. Et le côté « artiste » aussi, parce que j’ai fait un peu de sculpture. Il y a eu aussi Médard ARIBOT. J’étais gamin quand tout le monde avait peur de ce gars. Moi, pas. Il cachait ses sculptures dans un sac de farine « de France », il me montrait ce qu’il faisait, il me disait qu’il avait fait ça avec un couteau. J’étais émerveillé. S’il y a des gens qui m’ont vraiment transmis cette fibre, ce sont Médard ARIBOT et Maryvonne JOSEPH.