» Alé viré  » : coup de pression identitaire  , ou subtil coup de bluff ?

Qu’est-ce qui se cache derrière le concept  « Alé viré  » et Alé vini  ?

— Par Jean-Marie Nol, économiste et chroniqueur —

Ce concept nébuleux qui vient d’apparaître semble avoir été lancé par un rassemblement de jeunes  autour de la classe politique sous l’impulsion première de la sénatrice martiniquaise Catherine Concone , mais sans prise en compte du nouvel environnement économique à horizon 2030 . En effet, gageons que l’intelligence artificielle,les transitions énergétique et écologique, l’économie circulaire vont très prochainement littéralement déchirer le tissu économique et social de la Guadeloupe et de la Martinique .

Sous le titre d’un article de presse traitant de cette question du retour au pays des jeunes diplômés , on peut lire :  » Un retour au péyi ? …Une belle opportunité  !…  Alé Viré  Martinique et Alé Vini Guadeloupe « .Boostée et accompagnée par l’association martiniquaise Alé Viré, Alé Vini a vu le jour en Guadeloupe fin 2019. Cette association, dirigée par Yann Céranton et parrainée par Olivier Serva, député de Guadeloupe, regroupe des bénévoles de tout bord, engagés, motivés et surtout concernés par la problématique du retour au pays. Début 2022, Alé Vini prend son envol avec la mise en place d’une plateforme de services en ligne, destinée à toutes les personnes désirant rentrer en Guadeloupe pour y travailler : offres d’emploi, secteurs porteurs, création d’entreprises, dispositifs d’aides et d’accompagnement, etc. Les chefs d’entreprise ont également accès aux profils des candidats demandeurs d’emploi.En fait , les associations Alé viré Martinique et Alé vini Guadeloupe se sont données pour mission de lutter contre le dépeuplement des territoires en favorisant le retour au pays des forces vives.Certes l’intention est louable et l’action mérite d’être applaudie , car la création de ces associations , c’est avant tout une démarche citoyenne qui souhaite rassembler toutes les bonnes volontés, compétences, talents, pour formuler des propositions et organiser des actions visant à faire revenir au pays les forces vives. D’ailleurs la collectivité territoriale de Martinique vient de mettre en place tout un dispositif ambitieux pour inciter au retour. Ainsi la CTM a mis en place un contrat d’engagement visant à inciter des étudiants en médecine à revenir exercer sur leur île au terme de leur cursus. Un dispositif qui vient compléter la politique du retour lancée le mois dernier, avec l’annonce , de la création prochaine d’une « Maison du retour et de la famille » par la Collectivité territoriale de Martinique . En effet, les conseillers territoriaux,  ont voté en faveur d’une convention entre la CTM et Action Logement visant à permettre aux jeunes actifs martiniquais, lors de leur retour au pays dans le cadre d’une prise de poste, de bénéficier d’un appartement pendant leur période d’essai . Selon cette convention, jusqu’à 50 logements meublés seront mis à disposition chaque année par la société Ozanam. Ce dispositif d’accompagnement, sous différentes formes, s’adresse aux personnes âgées de 18 à 40 ans. Les personnes qui rentrent dans ce dispositif bénéficient d’accompagnement administratif et d’outils financiers pouvant comprendre la prise en charge de leur déménagement ou encore de leurs trois premiers mois de loyer dans une limite de 1 500 euros. À cela s’ajoute une prime d’arrivée de 2 000 euros.

Au total, ce sont plus de 147 prises de contact qui ont été gérées avec 27 projets en cours d’instruction et 44 dossiers d’ores et déjà financés pour un montant de plus de 251 000 €. Sur les 44 dossiers validés, les candidats au retour sont majoritairement des femmes (68%), en provenance d’Ile de France (45%) et d’Occitanie (16%). 90% des candidats sont revenus dans le cadre de la signature d’un contrat de travail et 10% pour une création d’entreprise. C’est là sans conteste une bonne initiative , mais quid du véritable questionnement de ce retour ? 

Certes l’intention et l’action sont louables , mais la construction intellectuelle du concept Alé viré pêche par une confusion volontaire ou involontaire des deux problématiques de lutte contre le phénomène de dépérissement démographique et de fuite des cerveaux.

Sait-on combien de jeunes antillais décident de rentrer ? Quel sont leurs profils, leurs parcours ? Le sujet intéresse beaucoup les citoyens et le personnel politique, en raison du fait  que les jeunes expatriés sont confrontés à de nombreux obstacles au moment de revenir en Martinique et Guadeloupe. On parle beaucoup des martiniquais et Guadeloupéens quittant le pays pour s’installer en France et à l’étranger, mais on s’intéresse moins à la question des modalités du fonctionnement futur de ceux qui pourraient demeurer sur place pour étudier et travailler au pays . Les raisons du départ en France et à l’étranger sont nombreuses : études, travail, vie sentimentale. Ces 20  dernières années,  beaucoup de jeunes antillais se sont expatriés. Certes, les départs semblent de plus en plus nombreux, note un sociologue spécialiste de la jeunesse. Mais il ne faut pas dramatiser même si l’on est, c’est vrai , en situation d’exode massif. 

Pourquoi partir et ne pas rester au pays  ?

Il y a bien sûr l’attrait du voyage , l’envie d’enrichir son CV et sa connaissance du monde. Mais les témoignages de nombreux jeunes dessinent en creux le portrait d’une société antillaise qui n’offre guère de perspectives . Un chemin souvent compliqué administrativement, professionnellement mais également psychologiquement. Et c’est pourquoi il nous semble que le postulat de base sur lequel s’appuie les concepteurs de  » Alé viré  » et « Alé vini « , est à la base vicié dans la mesure où selon nous  le processus a été inversé , car il fallait d’abord se préoccuper de la problématique des jeunes déjà en études sur place aux Antilles et mettre en place des mesures pour les inciter à ne plus s’expatrier mais rester travailler au pays . Chercher en effet à enrayer la fuite des cerveaux , c’est à tout le moins au préalable s’opposer au départ des jeunes diplômés de l’Université des Antilles , car ce sont bien eux qui constituent le premier vivier de ressources humaines pour l’emploi aux Antilles . Ce sont encore eux qui sont les plus en phase avec les besoins en qualification de la main d’oeuvre du marché du travail local , les autres ayant choisis dès le départ l’exil prétendent à une formation supérieure et professionnelle et à des prétentions salariales qui ne correspondent pas à la demande des entreprises locales et encore moins aux capacités financières  de ces dernières .

En 2016 déjà , nous nous intéressions déjà à l’envie d’ailleurs des jeunes antillais et nous saisissions du sujet via un article prémonitoire  sur « la fuite des cerveaux ».https://www.madinin-art.net/de-la-violence-et-de-lexil-des-jeunes-antillais/

Depuis le phénomène s’est accéléré et les Antillais , surtout jeunes, sont de plus en plus nombreux à choisir l’exil et à quitter la Guadeloupe et la Martinique.

Les jeunes nés après les années 80 sont les plus nombreux à vouloir partir, notamment car ils éprouvent des difficultés à trouver un emploi et voient dans l’expatriation un moyen de booster leur curriculum vitae. D’autres, cependant, partent avec une autre idée en tête : s’installer définitivement en France et aussi à l’étranger. Pour eux, le nouvel Eldorado serait ailleurs. Canada, États-Unis, Chine, Allemagne , Suisse, Europe du Nord … autant de pays qui attirent aujourd’hui la jeunesse antillaise . A-t-elle pour autant plus d’avenir à l’étranger qu’en France ? 

La France ne s’occupe-t-elle pas assez de ses jeunes antillais ? 

Les pouvoirs publics locaux devraient-ils, au contraire, chercher à endiguer ces départs afin de capitaliser sur ces futurs talents ?

S’ils veulent éviter que les jeunes antillais ne partent, les politiciens des Antilles devraient changer de paradigme, cesser de se demander pourquoi les jeunes partent mais se demander pourquoi ils resteraient. Cela suppose notamment de cesser d’analyser le reste du monde en termes de compatibilité avec le dogme identitaire appliqué depuis des décennies aux Antilles , mais en termes d’attractivité d’une part et de respect des principes fondamentaux de fonctionnement de l’économie de marché d’autre part. C’est ce que font ceux qui partent et ceux qui envisagent de partir. Des milliers de jeunes antillais s’expatrient chaque année. Si l’accès à l’emploi reste leur motivation principale, ce n’est pas la seule : 70% des jeunes travaillant en France et à l’étranger ne veulent plus revenir vivre aux Antilles , car ils attendent avant tout un changement de mentalité …

Est-ce un effet de la crise qui secoue une France qui doit faire face à des réformes cruciales dans les mois et années à venir ? En tout cas, les Antillais qui se sont installés en France et à l’étranger ont de moins en moins envie de rentrer au pays. On quitte sa famille, ses amis et sa routine afin de se frotter à l’inconnu, s’immerger dans une ou plusieurs cultures plus ou moins différentes. Résultat : on évolue différemment que si on était resté en Guadeloupe et en Martinique, et c’est ce qui crée un décalage énorme au retour.

Rentrer au pays après des années d’absence est un passage difficile . Tout a changé, y compris soi-même. Il faut faire le deuil de ce qu’on a connu en France ou à l’étranger pour retrouver ses marques. Des mois voire des années sont parfois nécessaires pour se remettre de ce choc culturel. C’est un des effets directs de ce que l’on appelle, “un bain de culture” : le jeune qui s’exile prend ce qu’il y a de mieux des cultures qui ne sont pas la sienne et change presque irrémédiablement ses habitudes de vie, mais aussi de mentalité  :… tout est différent ! » Revenir devient alors une véritable épreuve, que l’administration et les entreprises  sont encore loin de faciliter. Donc , pour pallier ce problème , il convient de renforcer le socle de la politique culturelle aux Antilles et mettre beaucoup plus l’accent sur la formation continue pour faire face au processus de la destruction créatrice de l’économie aux Antilles du fait de l’accélération de la mutation de l’économie. L’intelligence artificielle promet de bouleverser nos modes de travail de manière significative en introduisant l’automatisation, l’analyse avancée, l’optimisation des processus, et bien plus encore ! L’intelligence artificielle (IA) générative est déjà en train de révolutionner l’économie et les industries en modifiant les modes de production, la création de contenu et la prise de décision. Un tournant majeur a été pris en novembre dernier lorsque OpenAI a rendu disponible au grand public son chatboat automatisé ChatGPT. Depuis, les innovations allant dans ce sens fleurissent de partout. L’IA générative, qui englobe des approches telles que le Machine Learning, le Deep Learning et les réseaux de neurones artificiels, se distingue par sa capacité à créer de nouvelles données à partir d’ensembles existants. Cette caractéristique ouvre la voie à d’innombrables applications et opportunités économiques.

Elle promet de transformer notre façon de travailler aux Antilles  en nous offrant de puissantes capacités jusqu’alors inédites… D’après une étude récente de Bloomberg Intelligence, l’IA générative deviendra un marché de 1304 milliards de dollars d’ici 2032, soit un taux de croissance annualisé de 42% au cours des 10 prochaines années.

À ce titre, contrairement à ce qui est prévu ce ne sont pas tous les secteurs d’activité actuels qui devraient être passés au crible par le Pôle territorial de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences , mais les secteurs d’activités nouvelles induites par l’intelligence artificielle,la transition énergétique et écologique  afin d’identifier les besoins des entreprises dans une projection prospective pouvant allant jusqu’à 20 ans, ainsi que le listage des compétences des candidats au retour au pays dans le cadre d’une démarche opérationnelle de  » business networking’ . On peut le traduire par « action de mise en réseau ». En français, on parle alors de « réseautage d’affaires « . Le networking consiste donc à se construire un réseau, c’est-à-dire à multiplier ses contacts. C’est ainsi que certains jeunes cadres antillais doivent absolument parvenir à tisser des réseaux de connaissances qui s’étendent très largement dans le monde du numérique et de l’intelligence artificielle pour nous prémunir contre le phénomène de disruption de notre économie dans les prochaines années. En effet, il y aura bien un démantèlement de l’économie antillaise basée aujourd’hui essentiellement sur la surconsommation.

C’est alors à ce moment clé de la déconstruction et la transformation du tissu économique et social de la Guadeloupe et de la Martinique que nous aurons besoin de nos cadres expatriés en France haxagonale et à l’étranger à usage de protection , et non pas avant !

« Dèpi ou brilé bwa, fo ou fè chabon. »( Si tu fais brûler du bois, il faut en faire du charbon)

Jean-Marie Nol, économiste et chroniqueur.