— Contrechroniques d’Yves-Léopold Monthieux —
Après “Ile aux esclaves”, “Ile empoisonnée”, devrait-on terminer la trilogie par le label “Ile du Shatta” ? Alors que la société martiniquaise se délite à vive allure, son élite politique ne se retrouvant que sur les lieux et durant les jours de barnums populistes, il me vient en mémoire cet article publié par votre serviteur le 10 mai 2005, repris dans son ouvrage En finir avec les blessures de la peau (2023) et reproduit ci-dessous : “A quand une autorité morale martiniquaise ?” La future autonomie pourra-t-elle se passer d’une telle autorité ?
En effet, 20 ans plus tard, la question est plus que jamais d’actualité. Pire, elle s’est considérablement aggravée. On ne cesse toujours pas de constater l’absence de l’autorité aux endroits et à des moments où celle-ci est attendue. En revanche, sa présence inquiète en des lieux improbables, de profanations ou même au dehors du territoire martiniquais. Il se pourrait que la grâce d’une vierge négrifiée ou le bonheur d’une pythonisse du cru suffisent au redressement moral et spirituel dont la Martinique a besoin. A moins que le salut ne vienne de “l’autonomie-guérit-tout” ou de la Pax americana en mode Donald Trump !
Aussi découvre-t-on que tout se vaut. Dans une ville où sévissent avec vigueur les bras de la censure culturelle, la gloire d’une musique et d’une danse fauteuses de décadence succède aux louanges de l’œuvre pastorale. Selon les louangeurs et la presse, cet art nouveau aurait le bon goût de prendre naissance en Martinique. D’où la question du début qui est celle de savoir en quoi le phénomène shatta devrait s’ajouter à la carte de visite de la Martinique.
A quand une autorité morale martiniquaise ? (10 mai 2005)
Le racisme et la xénophobie sont un sujet délicat. Quand on y met le doigt, tout le corps risque de passer. Dans ce département-pays où il ne se passe pas une journée sans qu’il ne soit fait référence à la couleur de la peau ou au grain de la chevelure, se gratter l’épiderme est devenu un sport national et imaginer ce que l’autre a sous le sien, presque une exigence nationaliste. Les quelques incidents qui font surface dans la presse révèlent de façon très incomplète l’iceberg des dérives véhiculées au sein de la nomenclature locale, notamment sur l’internet. La circulation souterraine de cette pensée douteuse s’opère donc loin des yeux et des oreilles du bon peuple à qui ses bergers demandent tout bonnement de leur faire confiance. Même que parfois, sur certaines télévisions privées …
La parole de Césaire, trop souvent mêlée à des contextes incertains.
Lorsqu’on considère les contextes incertains auxquels est trop souvent mêlée la parole de Césaire, on mesure l’ampleur des possibles déviations de la Négritude. Mal assimilé ou habilement instrumentalisé, cet humanisme qui a permis au monde noir de se découvrir expose notre société aux extrapolations épidermiques les plus douteuses. La controverse Confiant – Pinalie – Dieudonné, comme jadis l’affaire King Kong, n’en est qu’un des nombreux avatars qui animent les conversations ou les débats. Pour un métropolitain ou un africain, jouer le jeu de l’intégration et se couler dans la pensée politique dominante de la Martinique ne l’autorise pas pour autant à se considérer martiniquais. Celui-ci ou celui-là doit toujours s’attendre à une morsure aux jarrets, les exemples ne manquent pas. Ainsi, dans le domaine du racisme et de la xénophobie, nos soucis viendraient d’en haut, de cette Martinique intelligente qui rejette en bloc les Bilé, les Pinalie et les Békés. Ne croyons pas que ce soient des soucis véniels. Quand on considère les causes de l’échec du tourisme martiniquais, on évite soigneusement d’évoquer le conditionnement du personnel1 auquel on reproche de ne pas assez faire risette aux touristes. Majoritairement à peau blanche, on enseigne au personnel à s’en méfier. Ce propos n’a pas pour objet de faire l’impasse sur le racisme dont les Martiniquais font l’objet ici ou ailleurs2. Mais est-ce la solution qu’au racisme antinoir, qui est l’essence du racisme, on réponde par un racisme antiblanc ? En effet, deux racismes opposés ne s’annulent pas, ils s’ajoutent et se nourrissent l’un l’autre.
Est-on en train d’écrire la future société martiniquaise ?
Peut-être pense-t-on qu’à l’image de certaines contrées de la planète, pour être la nation souhaitée par certains il faudrait à la Martinique sa guerre de religion ou son conflit racial. Sont-ce les ingrédients prévus pour la future Martinique qui nous est promise ? On peut craindre que nous ne soyons, en effet, en train d’écrire la future société martiniquaise. La presse laisse filer, en particulier l’audiovisuel, qui évite avec soin de prendre position. Encore qu’une station de télévision, cher payée par le contribuable, donne carrément dans le fondamentalisme coloré. Prudent et frileux, le CSA3 s’abstient de réagir, ce qui participe du souci grandissant du gouvernement français de laisser les Martiniquais à leurs « affaires ». Aussi, il est inquiétant qu’au-dessus de la mare il n’y ait pour s’élever contre ce penchant dangereux aucune autorité morale, politique, intellectuelle ou religieuse. Le professeur Pinalie, l’un des promoteurs et ami des promoteurs martiniquais de la Créolité, avec notamment son Dictionnaire de la langue créole, s’est vu écarter de la nomenclature intellectuelle locale avec une violence qui a fait promptement ressurgir la couleur de sa peau, « petit blanc ». La situation de ce monsieur qui vit à la Martinique depuis longtemps et qui s’était marié à une martiniquaise de naissance, m’a conduit à utiliser le néologisme pinalisation pour qualifier cette forme d’exclusion interne à laquelle les métropolitains et les Africains ne parviennent pas toujours à échapper. Cette situation contribue à renforcer la ghettoïsation à laquelle la non-admission aux endroits où se passent les choses, notamment sur les terrains de sport, les conduit4. Ce cantonnement dans des espaces parfois qualifiés de réserves est à la fois le fait de métropolitains vraiment racistes qui s’isolent et d’honnêtes gens qui y sont poussés par leur non-admission dans d’autres lieux. N’est-ce pas un avatar du refus du génocide que de préférer, tout compte fait, que les métropolitains, les Haïtiens ou les africains vivent à l’écart ? 10 mai 2005.
In En finir avec les blessures de la peau – Vente en librairie
1Le tourisme est reparti en Martinique avec la quasi-disparition des grands hôtels où les personnels étaient pris en main par des syndicats politisés. Des établissements en déshérence comme le Marouba du Carbet ne trouvent pas preneur. La tradition d’accueil du Martiniquais peut mieux s’exprimer dans de petites unités, souvent familiales. Aussi, le développement du tourisme martiniquais doit plus aux amateurs des chambres d’hôte qu’aux professionnels des grands hôtels.
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3Aujourd’hui l’Arcom
4NDLA 2023 : Des voix se sont élevées pour déplorer la trop grande présence des Blancs au dernier carnaval. La forte participation des touristes à la vie des Martiniquais traduit un sentiment de sécurité que trouble de moins en moins un courant de pensée qui trouverait mieux à s’épanouir dans un système se rapprochant de l’apartheid.
