A Parté, de Françoise Dô : être femme

— par Janine Bailly —

Françoise Dô, l’une des artistes cette année en résidence de création à Tropiques-Atrium, a de toute évidence plus d’une corde à son arc. Les bonnes fées se seraient-elles penchées sur son berceau ? Pour l’avoir vue les années dernières dans Aliénation Noire, devenu plus tard Aliénation(s), puis dans la « maquette » de Reine Pokou, je la sais merveilleuse interprète, qui conjugue sur un plateau intelligence et sensibilité, au service de ses propres textes autant que de ceux des autres.

Nous l’avons retrouvée avec bonheur, pour le Festival des Petites Formes, mais à la mise en scène cette fois de sa propre pièce A Parté, dont elle confie les rôles à Astrid Bayiha et Abdon Fortuné Khoumba. Une histoire censée être vécue par cinq personnes, mais deux personnages seulement à faire exister sur scène, Nicole et Stéphane, couple en rupture de ban. Nicole et Stéphane, tous deux chargés de dire l’histoire, de se dire, de dire les autres, dont ils rapportent aussi les dialogues. Dire le présent et le passé. Nous faire découvrir, et pas à pas reconstituer, par leurs monologues alternés, en différents lieux de la ville, une vie en lambeaux. Ils sont deux, mais qui restent absents l’un à l’autre, prenant la parole à tour de rôle. Occupant l’un le devant l’autre le fond de la scène. Recevant l’un et puis l’autre la lumière qui fait sortir de l’ombre, comme sortira de l’ombre le secret. Car il y a bien un secret à l’origine de ce qui pourrait sembler n’être à première vue qu’une banale histoire, une raison à la présence de l’amant, Chat, que nous ne verrons pas, amant de paroles, amant fantôme, exotique objet de toutes les convoitises féminines, amant fantasmé et pourtant si présent quand dans la scène d’ouverture Nicole détaille sans fard une relation crue, plus sexuelle que sentimentale. Quelle raison suffisante à la fin d’un couple ? Nicole dira, évoquant la rupture, qu’il y a eu «  plusieurs fins » à  leur histoire : « Ma fin. Sa fin. La fin pour notre entourage». Ce qui nous sera révélé, c’est la réalité la plus intime de Nicole, la seule explication à garder, et qu’elle est seule à vraiment connaître. Le drame vécu, celui-là même qui déchire les femmes et les laisse exsangues, à jamais orphelines de l’enfant non venu. L’enfant dont la peau aurait « cette odeur d’avocat fraîchement pelé ». Un enfant, et ce nom revient de façon obsessive, mais pour des raisons dissemblables, chez l’un et chez l’autre, .

Au long des monologues sont semés des indices, et comme dans un puzzle toutes les histoires amorcées finiront par se lier, par s’imbriquer, par montrer leur dépendance l’une à l’autre. L’histoire de Stéphane et de sa mère, histoire à la Louis Malle, version plus cruelle cependant que celle déroulée dans Le souffle au cœur. L’histoire de Nicole et Stéphane, à l’agonie de leur couple. Celle d’une blonde Julie, amante éphémère de Stéphane. Celle de Stéphane, de Nicole, de l’amant Chat enfin, lui qui n’existait que dans les mots de son amante, et qui ne dira rien mais dont on saura la présence dans l’affrontement létal : trois protagonistes in fine réunis, face à face pour un dénouement brutal, violent, inexorable. Voulu ? Subi ? Une chute qui apporte au texte toute une force, toute une profondeur jusqu’alors insoupçonnées, ou seulement pressenties. L’essentiel des tableaux était fait de monologues alternés, et c’est ce même procédé qui est utilisé dans la scène finale, Nicole et Stéphane ne se parlant pas, sinon par quelques interjections vindicatives, mais “nous” parlant. Nicole  psalmodiant ses aveux, en phrases répétitives, pour exorciser la douleur et le mal, la comédienne entrant alors dans cette gravité que j’aurais imaginée, et aimée, plus précoce… Une scène comme subtile métaphore d’une incommunicabilité qui mène à la solitude, à l’impossibilité de vivre encore, à la mort consentie.

Françoise Dô écrit : «Le titre “A Parté” ouvre de manière assumée sur plusieurs niveaux de lecture… ». Il subsiste ici quelque chose d’un drame bourgeois assez convenu, bâti sur le triangle amoureux femme/mari/amant. Mais aussi — et la fin le confirmera — quelque chose d’une tragédie racinienne, dans cette chaîne des amours impossibles, où Julie aime Stéphane qui aime Nicole qui aime Chat qui aime… toutes les femmes ? On voit encore qu’au-delà d’une intrigue, somme toute assez réaliste — jamais l’écrivaine ne craint les mots soient-ils ceux du sexe, et jamais ne recule devant eux —, au-delà de l’histoire s’ouvre le regard de celle qui, censée être revenue sur l’île, en redécouvre les mœurs et coutumes. Prétexte à dire la soumission des femmes aux diktats de la mode et du sport qui sculpte les corps, dire la séparation des mondes constitutifs de l’île, dire la volonté qu’ont certains de chercher le sas d’entrée dans une société de luxe et représentation ostentatoires… De Chat lui-même n’est-il pas précisé qu’il mène « la vie d’expat’ » ?

Il est dans ce texte, critique, texte à clefs par instants, des passages savoureux et qui témoignent d’une observation sans complaisance du milieu où nous évoluons. Il en va ainsi de ces remarques proférées par Nicole au sujet des femmes en attente de l’ouverture du théâtre : «  Pour faire son entrée “dans le monde”, chaque femme s’est enduite de parfums capiteux… Toutes veulent montrer qu’elles font partie du monde en côtoyant un homme du monde… Elles lui pissent dessus avec leurs parfums ». Et moi-même écrivant ici, je souris d’entendre dire que « certains visages — au hasard de la foule qui se presse dans le hall — sont déjà tordus d’agacement. L’agacement du fauve venu dézinguer une pièce qu’il n’a pas encore vue… Ils connaissent ce metteur en scène, qui n’a jamais fait que de la merde… Ils connaissent ce théâtre qui, de toutes façons, ne propose pas une programmation à la hauteur du public qu’il a ».

L’écriture quant à elle suit le mouvement des âmes, en phrases tantôt amples, déroulées, tantôt simplement nominales, parfois inachevées, comme coupées dans leur élan. Des phrases incisives, révoltées, tranchantes comme au fil de l’épée. Ou tendres, toutes empreintes de sensualité, porteuses de regrets, de larmes et d’émotions ! Certaines reviennent en leitmotivs, scandant la souffrance de l’un, les désirs de l’autre, l’impossibilité du bonheur : il court sous les mots cette idée que famille n’est pas synonyme de bonheur, mais destructrice quand une mère trop aime son fils, qu’une fille vacille entre admiration et honte envers sa propre mère, que cette autre a sacrifié sa vie amoureuse pour se consacrer à un père malade…

Symbolique de ce qui pour moi fait la puissance de cette pièce courte, de ce théâtre de la parole qui fort bien se passe de décors autres que les lumières, c’est cette façon de conclure un monologue par une déclaration brève, apte à démentir la violence d’un propos tenu, tout en nous guidant vers le cœur de l’histoire : « De cet homme-là je veux un enfant ». Ou « Elle est tout pour moi. Je suis tout pour elle ». Ou encore « Je peux peut-être essayer de vivre ». Qui deviendra : «Je n’ai pas envie d’essayer de vivre».

Fort-de-France, le 23 janvier 2019