À Bussang « Les Molière de Vitez », version Gwenaël Morin

— par Janine Bailly —

En 1978, au Festival d’Avignon, Antoine Vitez créait l’événement en présentant, au Cloître des Carmes, quatre parmi les pièces majeures de Molière, quatre qui ont pour point commun de saisir les personnages à un moment crucial de leur vie, quand tout s’exacerbe et mène à un dénouement inévitable : L’École des Femmes, où se décide le destin de la jeune Agnès ; Tartuffe ou l’Imposteur, où se joue l’avenir de toute une famille ; Dom Juan ou le Festin de Pierre, à l’heure où le héros iconoclaste et libre doit faire le choix de rentrer ou non dans le rang, et Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux, qui pareillement est placé et place l’autre dans une cruelle alternative.

De cette expérience, qui consistait à faire jouer les quatre pièces par les mêmes jeunes acteurs, dans un décor unique mais en costumes d’époque, le metteur en scène Gwenaël Morin, directeur du Théâtre du Point du Jour, garde l’idée d’une seule troupe pétillante de jeunesse puisqu’il met sur scène, pour interpréter dans leur ordre chronologique d’écriture « Les Molière de Vitez », dix comédiennes et comédiens pris dans la même promotion du Conservatoire Régional d’Art Dramatique de Lyon.

Mais si l’idée est voisine, de rendre Molière accessible « dans un théâtre élitaire pour tous », de faire du théâtre « un champ de force », la démarche de Gwenaël Morin, tout à fait personnelle et singulière, se démarque de celle de Vitez. Dans l’été de Bussang, il est loisible au spectateur de voir une pièce chaque soir de la semaine, ou d’assister à l’Intégrale du samedi après-midi (les pièces étant séparées par de courts entractes), ou de faire les deux car il y a tant de plaisir à être là, tant de bonheur à jouir d’un théâtre jubilatoire, tant d’étonnement à retrouver le Jean-Baptiste Poquelin du théâtre de tréteaux derrière le Molière devenu “monument” — statue du commandeur ? —, que pas une seconde vous ne saurez vous ennuyer, ni souffler un peu, ni reprendre haleine. Il peut être intéressant aussi, le jour de l’Intégrale, de voir succéder à l’hypocrisie d’un Tartuffe l’insolente franchise d’un Dom Juan, ou de comparer la perverse Célimène à la naïve Agnès ! Et retrouver chaque comédien dans un rôle très différent d’une pièce à l’autre devient un jeu plaisant !

Chacune des représentations tient en une heure trente, le temps d’une situation portée à son paroxisme, chacune se donne toutes lumières allumées dans la salle, de sorte que le spectateur s’il se sent à un moment perdu puisse se référer au texte proposé à l’entrée, en format journal. Selon les jours, les pages se tournent ou non, plus ou moins discrètement et c’est, me dira un des acteurs, un challenge supplémentaire que de passer outre aux froissements du papier ! Ici pas de décor, peu de scénographie construite, mais les hautes portes de bois en fond de plateau sont et resteront ouvertes sur la forêt vosgienne pendant chaque représentation ; peu d’accessoires, quelques rubans noués aux bras et jambes pour signifier une position sociale, une perruque enlevée et remise, une pièce de tissu en guise de cape, un voile noir, un chapeau démesuré sous lequel se cacher, de simples chaises de plastique… 

L’essentiel est donc le texte et sa musicalité, un texte toujours respecté, et dont on ne perd dans l’ensemble pas une miette en dépit du rythme effréné dans lequel il est volontairement dit. Encore que le fait de quitter le plateau pour descendre dans la salle puisse parfois le brouiller, ainsi dans la bataille débridée que se livrent, au milieu des spectateurs, les petits marquis du Misanthrope. Il y a dans cette façon de faire, dans les seaux d’eau jetés sur tel personnage qui trop se met en colère, dans les mots volontairement erronés aussitôt corrigés par un des acteurs (interchangeable) qui se tient en bord de scène et frappe sur sa grosse caisse l’annonce des actes, dans les chutes au sol ou dans les acrobaties aux murs qui mettent judicieusement à profit la structure du théâtre, quelque chose d’une commedia dell’arte mais sans les masques. Et si parfois l’humour adopté peut sembler un peu facile, si cette façon appuyée d’abattre le quatrième mur peut déplaire, l’énergie, l’enthousiasme, l’authenticité mises dans l’interprétation nous captivent, nous font entendre des textes extraordinairement vivants, pleins de la sève et du suc de la vie.

Enfin l’originalité et le charme de cette mise en scène tiennent beaucoup à la façon audacieuse dont Gwenaël Morin a attribué les rôles, à savoir par un tirage au sort qui ne prenne en compte ni le sexe des comédiens, ni la nécessité absolue de les vêtir en fonction du sexe du personnage joué. Je prendrai Tartuffe en exemple le plus probant, où Dorine est jouée par un garçon en une très légère robe de satin jaune, Mariane par un autre garçon en jeans, tandis que le plus grand et le plus costaud des comédiens a hérité de la figure de Madame Pernelle. Quant à Tartuffe, il est de façon étonnante interprété par une des comédiennes qui, par la courbure donnée à son corps, par ses longs cheveux raidis de chaque côté du visage, par ses mains qu’elle tient bizarrement recroquevillées, invente un personnage ignoble et faux à souhait. Même inversion dans Dom Juan, où le valet Sganarelle est une fille, Dona Elvire un long garçon dont seuls les escarpins trahissent la nature féminine.

Ce spectacle à la créativité un peu folle et irrévérencieuse s’est déjà donné dans plusieurs villes de France, et chacun-chacune de la troupe semble, pour notre plus grande joie, s’y trouver à l’aise, s’y complaire comme poisson dans l’eau  ! Simon Delétang, directeur responsable de la programmation, écrit : « J’ai souhaité inviter Gwenaël Morin pour la qualité de son art brut et immédiat qui porte avec jubilation les valeurs d’un théâtre accessible ».

Fort-de-France, le 22 août 2018