— Par René Kaës —
Le concept de transmission intergénérationnelle assume aujourd’hui un ensemble de questions qui débordent celle de la différence entre les générations, essentiellement constituée par son enjeu œdipien et par les catégories de l’Interdit, du refoulement et de la culpabilité. Le concept englobe désormais la connaissance des processus et des formations psychiques qui, à travers les rapports entre les générations, organisent ou désorganisent l’espace psychique : il oblige à repenser les modes de formation et de transmission de l’inconscient, les effets de subjectivité et d’intersubjectivité qu’il détermine. Cette ouverture du champ est ancrée dans les nouveaux dispositifs cliniques de traitement de la souffrance psychique; elle contribue au débat contemporain sur les processus de symbolisation et sur le rapport à l’originaire.
Émergences du générationnel
L’intérêt manifesté dans la recherche psychanalytique depuis les trente dernières années pour la transmission de la vie psychique entre les générations témoigne de la nécessité d’élaborer la crise multidimensionnelle qui affecte aujourd’hui les fondements et les modalités de la vie psychique. Cette crise est de nature épistémologique autant que praxéologique : elle porte sur l’intelligibilité des souffrances et des organisations pathologiques qui, pour une part, sont tributaires des transformations profondes de la structure des rapports sociaux et culturels. Désorganisés et incertains, ces rapports nous apparaissent aujourd’hui avec plus de netteté comme les conditions métapsychiques de la vie psychique. Il s’en-suit quelques conséquences dans les dispositifs de traitement des souffrances contemporaines, et par conséquent dans les conditions de la connaissance de la vie psychique elle-même.
Dans toutes ces recherches, la question de la précession de l’autre et de plus d’un autre dans le destin du sujet singulier insiste comme une sorte de défi à rendre compte de la vie psychique exclusivement à partir de ce qui la détermine de manière interne : la question du sujet se définit de plus en plus nécessairement dans l’espace intersubjectif, et plus précisément dans l’espace et le temps du générationnel, là où précisément, selon la formule de P. Castoriadis-Aulagnier (1975) « le Je peut advenir », ou rencontre des difficultés majeures à se constituer.
Le concept de générationnel assume aujourd’hui un ensemble de questions qui débordent celle, classique depuis Freud, de la différence entre les générations.
Cette question, essentiellement constituée par son enjeu incestuel, s’organise sur les catégories de l’Interdit, du refoulement des désirs œdipiens et de la culpabilité. La problématique s’est aujourd’hui considérablement élargie et spécifiée : elle englobe désormais la connaissance des processus et des formations psychiques qui organisent et qui désorganisent les rapports entre les générations et qui, de ce fait, sont impliqués dans la formation et les troubles graves de l’espace intrapsychique et de la subjectivité. Le concept de lien intergénérationnel et transgénérationnel émerge comme un concept capable de décrire les principes et les modalités de la transmission de la vie et de la mort psychiques entre et à travers les générations, sur l’axe diachronique. À cet axe diachronique il convient d’ajouter une troisième dimension, qui prend en compte la synchronie des liens intragénérationnels.
Cette nécessaire centration sur le lien nous engage à connaître la réalité psychique qui le constitue, sans négliger sa corrélation avec l’organisation de l’espace intrapsychique de chaque sujet. Cette corrélation nous oblige à repenser, une fois de plus, l’hypothèse constitutive du champ et de l’objet de la psychanalyse : l’inconscient, ses modes de formation et les effets de subjectivité qu’il détermine.
La consistance psychanalytique du problème du générationnel se définit fonda-mentalement comme la transmission de l’Inconscient, de ses formations et de ses processus. Les interrogations majeures introduites par une telle ouverture du champ contribuent au débat contemporain sur les processus de symbolisation et sur le rapport à l’originaire. Elle est ancrée dans les nouvelles modalités d’émergence de la souffrance psychique et dans les nouveaux dispositifs cliniques de traitement de cette souffrance, pour une part inaccessible au traitement de la cure individuelle. Tel sera le fil conducteur de cet article.
I Le problème de la transmission : évolution de sa consistance psychanalytique
1. La position freudienne du problème
Le débat sur la transmission psychique est contemporain de la naissance de la psychanalyse. L’intérêt de Freud se manifeste dès qu’il aborde la question récur-rente de la transmission de la névrose, transmission qui s’effectuerait par la voie biologique et par la voie sociale (1907, « La morale sexuelle civilisée et la névrose de notre temps »).
Toutefois, dès cette première interrogation, le problème de la transmission est indissociable de celui du transfert, il a donc d’emblée un statut dans la conduite de la cure. Puis Freud donne à ce problème une portée plus générale lorsqu’il intro-duit l’hypothèse de la transmission phylogénétique, solution qu’il maintiendra bien au-delà de son utilité spéculative : cette insistance souligne combien la question a chez lui une portée épistémologique générale : elle témoigne d’une préoccupation constante pour reconnaître l’arrière-fond intersubjectif de la vie psychique individuelle.
Sans développer ici davantage ces perspectives, je voudrais souligner deux choses : 1° la conception freudienne de la transmission est, pour l’essentiel, une conception marquée par le principe évolutionniste. Ce qui intéresse Freud est d’abord la continuité dans la transmission, accessoirement les ruptures, même après Malaise, même après L’homme Moïse. Ce qui l’intéresse est de comprendre le maillage diachronique et synchronique dans lequel l’individu singulier (der Einzelne) est tenu, pour ne pas dire tissé. 2° les propositions de Freud sont pour l’essentiel des spéculations et des observations empiriques; elles sont restées long-temps en défaut de mise à l’épreuve tant que demeurèrent indisponibles des dispositifs appropriés, différents de celui de la cure individuelle, mais établis à partir des réquisits du dispositif princeps de la psychanalyse.
2. Les positions contemporaines
Deux changements radicaux ont modifié la problématique et le traitement des problèmes intergénérationnels. Ils sont l’un et l’autre associés aux deux guerres mondiales. La première a introduit l’hypothèse de la pulsion de mort, et au-delà du principe de plaisir, la question de la répétition et du traumatisme inélaborable. La seconde nous a confrontés avec la catastrophe de la Shoah et avec les désorganisations métapsychiques majeures qui l’accompagnent. Parallèlement, les découvertes cliniques de la psychose et de son traitement, inaugurées entre les deux guerres, les recherches de la psychanalyse appliquée aux enfants et aux malades psychosomatiques introduiront les catégories du Négatif, de l’irreprésentable et de l’intransmissible.
Le renouvellement des dispositifs du travail psychanalytique (psychodrame psychanalytique, analyse et psychothérapie psychanalytique de groupe, psycho-thérapie familiale psychanalytique) a joué un rôle décisif. Dérivés du paradigme de la cure, mais aménagés en fonction de buts congruents avec les nouvelles con-figurations de la souffrance et de la pathologie psychiques, ils nous permettent de penser autrement ce qui se transfère et se transmet de l’espace psychique d’un sujet à l’espace psychique d’un autre ou de plus d’un autre sujet, et dans l’espace propre à chacun et qui se construit de ses liens.
Ce qui se transmet, ce sont essentiellement des configurations d’objets psychiques, c’est-à-dire des objets munis de leurs liens à ceux qui précèdent chaque sujet. Ce qui se transmet et constitue la préhistoire du sujet, ce n’est pas seulement ce qui soutient et assure, en positif, les continuités narcissiques et objectales, le maintien des liens intersubjectifs, les formes et les processus de conservation et de complexification de la vie : idéaux, mécanismes de défense névrotiques, identifications, pensées de certitudes. Un caractère remarquable de ces configurations d’objets de transmission est qu’ils sont marqués par le négatif. Ce qui se transmet, c’est ce qui n’a pas pu être contenu, ce qui ne se retient pas, ce qui ne se souvient pas, ce qui ne trouve pas inscription dans la psyché des parents et vient se déposer ou s’enkyster dans la psyché d’un enfant. : la faute, la maladie, le crime, les objets disparus sans trace ni mémoire, pour lesquels un travail de deuil ne peut pas être accompli.
Ce n’est plus seulement le refoulement qui constitue le mécanisme de la formation de l’inconscient, mais le déni, la forclusion, le clivage et le désaveu. La problématique de la transmission ne s’organise plus seulement comme celle des signifiants et des désirs préformés et déformés qui nous précèdent, mais comme celle des signifiants gelés, énigmatiques, bruts, sur lesquels n’a pas été opéré un travail de symbolisation. L’objet de la recherche n’est plus seulement la continuité de la vie psychique, mais les ruptures, les failles, les hiatus non pensés et impensables, l’arasement des objets de pensée, les effets de la pulsion de mort. Ce sont de telles configurations d’objets et de leurs liens intersubjectifs qui sont transportés, projetés, déposés, diffractés dans les autres, dans plus-d’un-autre : ils forment la matière et le processus de la transmission. Dans ces cas, l’Apparat zu deuten fait défaut sur plusieurs générations. Ainsi, la nature de l’objet détermine son mode de transmission…
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