Après le retrait de Bayrou, le piège invisible de la crise se referme d’ores et déjà sur l’État providence !

— Par Jean-Marie Nol —

La chute de François Bayrou, premier chef de gouvernement de la Ve République à être renversé sur un vote de confiance, marque un tournant inédit dans l’histoire institutionnelle française. Cet épisode, qui survient après l’éviction de Michel Barnier quelques mois plus tôt, installe le pays dans une spirale d’incertitudes où la stabilité politique paraît hors de portée. En effet , dixit François Bayrou le pronostic vital de la France est engagé en raison de ce «surendettement». « Nous ne pouvons pas accepter la soumission à nos créanciers », affirme François Bayrou, pour qui « ce moment de vérité ne s’effacera pas. Un vote n’efface pas la réalité. », et de marteler au prétoire de l’assemblée nationale à l’adresse des parlementaires que «vous avez le pouvoir de renverser le gouvernement, mais vous n’avez pas le pouvoir d’effacer le réel. Le réel demeurera inexorable. Les dépenses continueront d’augmenter plus encore et le poids de la dette, déjà insupportable, sera de plus en plus lourd et de plus en plus cher »

Mais derrière l’apparente improvisation, certains perçoivent une stratégie plus profonde : celle d’un pouvoir qui, conscient des limites de l’État providence avec son cœur du réacteur qui n’est autre que le modèle social français,  et responsable de l’explosion de la dette publique, aurait choisi de pousser la nation au bord de la crise pour provoquer les réformes jugées inéluctables.

Avec une dette qui dépasse 3415 milliards d’euros et un déficit à près de 170 milliards, la France s’enfonce dans une impasse budgétaire. Les accusations fusent de toutes parts : les générations passées, les élites, les entreprises. Le monde politique et médiatique est à la recherche de coupables. Il faut absolument désigner les responsables de la dette et du déficit français. Certains accusent les boomers, d’autres les riches ou les entreprises… mais très rares sont ceux qui visent juste, c’est-à-dire l’Etat providence. Si nous en sommes là – une dette à plus de 3415 Mds d’euros et un déficit de 169,7 milliards d’euros, soit 5,8 % du produit intérieur brut (PIB) – c’est parce que l’Etat est devenu un redistributeur compulsif d’argent public. D’un côté, il a augmenté les taxes et les impôts, de l’autre, il a dépensé toujours plus. Au nom, naturellement, du « modèle social français », l’expression sacro-sainte pour justifier les dépenses publiques et toujours plus de prodigalités. Mais la cible véritable demeure l’État providence, accusé d’être devenu un mécanisme incontrôlé de redistribution et de dépenses, sanctuarisé par des décennies de discours politiques, qui sans aucun doute recueillaient l’assentiment des  français . La Cour des comptes et les organisations internationales multiplient les avertissements sans effet. Malgré tout, L’État, protégé par une administration pléthorique et par une culture de la redistribution , poursuivait imperturbablement sa trajectoire de prodigalité dans la dépense publique . Dans ce contexte, Bayrou, fidèle à sa logique de planificateur et de prospectiviste, a choisi de mettre cartes sur table, au prix d’un suicide politique, pour forcer le débat.

Le geste, loin d’être absurde, s’inscrit dans une dramaturgie que certains attribuent à Emmanuel Macron lui-même. Depuis 2017, le président brouille les repères, mise sur les crises comme révélateurs des faiblesses adverses, et semble convaincu que seule la nécessité peut imposer des changements structurels aux Français. Sa dissolution de 2024, qui a débouché sur un Parlement éclaté en trois blocs irréconciliables, illustre cette stratégie du chaos. La chute de deux Premiers ministres en un an n’est pas qu’un accident institutionnel : elle pourrait bien être l’un des instruments d’une politique plus vaste, destinée à amener le pays à l’épreuve du réel.

L’hypothèse rejoint la formule de Jean Monnet : « Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise. » Emmanuel Macron, en héritier d’une lecture machiavélienne de la politique, choisirait donc de transformer la contrainte en levier. La dette et le déficit ne seraient pas seulement des problèmes à résoudre, mais les moteurs d’une recomposition idéologique et institutionnelle de l’État providence . Cette approche, aussi brutale soit-elle, pourrait expliquer la persistance d’un président qui, à l’image de François Mitterrand, maîtrise l’art des symboles et des mises en scène pour donner une cohérence à son projet de refondation du paysage politique français . Son choix du Louvre lors de son élection en 2017, sa marche solitaire et son usage des codes mitterrandiens en témoignent : la politique est aussi un théâtre d’ombres , où l’image de la crise prépare l’opinion à accepter le choc du réel.

Le parallèle avec Mitterrand va au-delà du mimétisme. Tous deux semblent guidés par cette « diagonale du pouvoir » décrite par les chercheurs en neuropsychologie : la capacité rare de naviguer entre intelligence rationnelle et intuition créative, entre stratégie froide et communication symbolique. Mitterrand l’a utilisé pour durer, Macron pour déstabiliser et remodeler. Le chaos, loin d’être une menace, devient une ressource. Mais la question reste entière : ce pari audacieux aboutira-t-il à une renaissance ou à un effondrement ?

Deux scénarios se dessinent. Le premier verrait la France, contrainte par la crise, accepter enfin des réformes structurelles longtemps repoussées. L’État se recentrerait sur ses missions essentielles, le modèle social serait réinventé, et le pays pourrait redevenir un acteur majeur des transitions numériques et écologiques. Dans cette perspective, les turbulences actuelles apparaîtraient comme une étape douloureuse mais nécessaire vers la refondation. Le second scénario est celui du déclin : un pays fragmenté, affaibli par une dette incontrôlable, mis sous tutelle partielle et livré aux tentations autoritaires ou technocratiques. Loin d’engendrer une catharsis, la stratégie du chaos n’aurait fait qu’exacerber la défiance et miner la démocratie.

À l’horizon 2035, on jugera peut-être cette méthode comme une audace visionnaire, capable de repositionner la France dans le concert mondial. Ou bien on la considérera comme une fuite en avant, un pari dangereux qui aura précipité le pays dans une crise durable. Derrière les incertitudes, demeure une conviction : la crise, qu’on le veuille ou non, sera le moteur du changement. Comme le disait Lacan, « le réel, c’est quand on se cogne ». La France est entrée dans cette confrontation avec le réel, contrainte de transformer ses contradictions en projet d’avenir. Bayrou, en s’effaçant, aura simplement réouvert après d’autres le rideau d’une pièce dont Emmanuel Macron a écrit le scénario et dont il détient encore la maîtrise du script de la mise en scène. Quoiqu’il en soit, derrière le désordre apparent pourrait bien se cacher la cohérence d’une stratégie implacable visant à transformer, par la contrainte de la crise, les fondements de la politique et de l’économie françaises. Pour l’heure, François Bayrou a préparé sa sortie avec panache en ayant le sentiment du devoir accompli, celui de tourner la page d’une partie du scénario en laissant à d’autres le soin d’écrire le dernier chapitre à savoir celui de la crise économique et financière.

Jean Marie Nol économiste et juriste en droit public