Arpentage de la délinquance à cravate 

Enex Jean-Charles, juriste et architecte-en-chef d’une nouvelle arnaque constitutionnelle en Haïti

 —Par Robert Berrouët-Oriol (*) —

Paru dans Le Nouvelliste du 4 septembre 2025, l’article de Jean Junior Célestin, « On est en situation de rupture de l’ordre constitutionnel, déclare Enex Jean-Charles », éclaire adéquatement les acrobaties et les délictueux arguments « juridiques » d’Enex Jean-Charles » dans l’inépuisable saga de la « réforme constitutionnelle » en Haïti. Depuis 1987 l’obscure saga de la « réforme constitutionnelle » mobilise nombre d’« intellectuels serviles », éternels paka pala et funambules patentés de la scène politique locale, parmi lesquels Jerry Tardieu, ancien député et intrépide faussaire dans l’affaire d’un faux diplôme de maîtrise qu’il prétend avoir obtenu, en Belgique, d’une institution universitaire qui n’existe même pas. Aujourd’hui la saga labyrinthique de la « réforme constitutionnelle » –qui vient d’être actualisée par un Conseil présidentiel de transition indocte, erratique, fantasque et mutique–, est alimentée par un juriste et ancien Premier ministre, Enex Jean-Charles. NOTE – Sur la problématique des « intellectuels serviles » au pays des « bandits légaux », voir l’article « Le rôle des « intellectuels serviles » dans l’arsenal idéologique érigé par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste », par Robert Berrouët-Oriol, Médiapart, Paris, 22 novembre 2024. Voir également l’article du linguiste Hugues Saint-Fort, « Revisiter l’intellectuel haïtien: sa nature, son rôle et sa fonction dans le corps social », Haitian Times, 5 mai 2012.

Homme du sérail néo-duvaliériste, le professeur Enex Jean-Charles a été nommé Premier ministre par le président provisoire Jocelerme Privert et il a occupé ce poste du 28 mars 2016 au 21 mars 2017. Lié au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, Enex Jean-Charles, « l’ami de tout le monde », a été conseiller du clown-misogyne-président Michel Martelly en 2011. De décembre 2007 à mai 2011, il a été conseiller spécial du président René Préval et de mars 2004 à juin 2006, sous Boniface Alexandre, durant la transition, il a été secrétaire général du conseil des ministres avec rang de ministre. Détenteur d’une maîtrise en administration publique de l’Université du Missouri, il est également licencié en sciences politiques et administratives de l’Université libre de Bruxelles. Il a poursuivi des études de droit administratif dans cette même institution universitaire (source : Haïti libre, 23 mars 2016).

Dans un pays, Haïti, où « la gangstérisation de l’État est une nouvelle forme de gouvernance » selon le RNDDH, le Réseau national de défense des droits humains, et dans lequel la violence des gangs armés se déploie sur l’ensemble du territoire national, l’irruption programmée du juriste-joker Enex Jean-Charles, lié au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, mérite un examen attentif sur plusieurs registres. L’examen de cette irruption programmée est d’autant plus nécessaire que le juriste-joker Enex Jean-Charles s’est investi d’une mission « légitimiste » qui se voudrait également vertueuse : acteur consentant, auto-parachuté dans les eaux troubles d’une nouvelle arnaque constitutionnelle, Enex Jean-Charles doit servir de caution juridique et intellectuelle à une obscure et répétitive saga « constitutionnelle » qui, depuis des décennies, souffre d’une réelle absence de légitimité. Mais avant d’en examiner les rouages, il y a lieu de mettre en lumière quelques repères du champ constitutionnel haïtien. Pour mémoire, il est utile de rappeler qu’Haïti est dépositaire de 23 Constitutions, notamment celle du 20 mai 1805 entrée en vigueur avant l’assassinat de Dessalines le 17 octobre 1806, celle de 1811 qui établit la royauté avec Henri Christophe comme roi, celle du 12 juin 1918 adoptée lors d’un simulacre de référendum durant l’Occupation américaine, celle du 29 mars 1987 corédigée en créole et en français par une Assemblée constituante amplement représentative et sanctionnée par un vote référendaire massif. NOTE – Sur la violence des gangs armés, la gangstérisassion et la faillite de l’État, voir l’article « Haïti, état des gangs dans un pays sans État », par Frédéric Thomas, CETRI, Université de Louvain, 6 juillet 2022 ; voir aussi « Pratiques coloniales et banditisme légal en Haïti », par Laënnec Hurbon, Médiapart, 28 juin 2020 ; voir également l’entrevue de Jhon Picard Byron, enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti, « Gangs et pouvoir en Haïti, histoire d’une liaison dangereuse », par Marie Normand, Radio France internationale, 23 septembre 2022.

« Comité de pilotage », « Conférence nationale », « Révision constitutionnelle », « Nouvelle Constitution », « Chanje manman Lwa peyi dAyiti » : plongée dans les eaux troubles d’une interminable arnaque constitutionnelle

Ce que l’historien Claude Moïse cible par l’expression « Les trois âges », dans son remarquable livre de référence « Les trois âges du constitutionnalisme haïtien » (Éditions du Cidihca et Presses de l’Université Quisqueya, 2019) désigne le contexte historique ainsi que l’ensemble des dispositions constitutionnelles consignées dans des textes de nature juridico-constitutionnelle, tous placés au sommet de l’édifice juridique haïtien et qui ont préséance sur toutes les lois du pays. Dans cet ouvrage publié trente-deux ans après l’adoption de la Constitution de 1987, Claude Moïse étudie de près, au fil de 23 chapitres amplement et rigoureusement documentés, les mécanismes, la vision juridico-idéologique et le contexte politique de chacune des 23 constitutions haïtiennes. Il examine en diachronie comme en synchronie, et avec hauteur de vue, le dispositif énonciatif à l’œuvre dans « Le premier âge » [du constitutionnalisme haïtien] / Construction et consolidation de l’État-nation d’Haïti 1804-1915 », puis « Le deuxième âge » / De l’Occupation américaine à la restructuration du régime (1915-1987) », et enfin « Le troisième âge » / « La Charte de 1987 ou les péripéties d’une nouvelle architecture institutionnelle ». La section « Le troisième âge » comprend des chapitres fort éclairants, en particulier le chapitre 23 intitulé « La problématique de la révision constitutionnelle ». Dans le déroulé du présent article, nous prendrons appui sur l’analyse contenue dans ce chapitre pour appréhender adéquatement l’irruption programmée du juriste-joker Enex Jean-Charles dans le bourbier des diverses tentatives de « réforme » constitutionnelle en Haïti.

Précédemment mentionné, l’article de Jean Junior Célestin, « On est en situation de rupture de l’ordre constitutionnel, déclare Enex Jean-Charles », expose que « Le professeur de droit Enex Jean-Charles, président du Comité de pilotage de la Conférence nationale qui a élaboré l’avant-projet de la nouvelle Constitution, a déclaré que le pays évolue en dehors du cadre légal défini par la Constitution de 1987. Les déclarations faites par l’ancien Premier ministre sur Magik9, jeudi 4 septembre 2025, interviennent dans un contexte où des voix s’élèvent pour dénoncer les irrégularités entourant le processus de révision constitutionnelle ». [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

Parmi ces voix celle de la commission du Barreau de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince revêt une importance de premier plan (voir l’article de Robenson Geffrard, « Barreau de Port-au-Prince : mise en garde contre « une fraude constitutionnelle et un autoritarisme », Le Nouvelliste, 1er septembre 2025). En raison de son amplitude et de sa cohérence, nous citons longuement cet article qui consigne les temps forts du rapport de la commission du Barreau de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince sur l’avant-projet de Constitution. 

Ainsi, « Malgré les nombreuses critiques et dénonciations de différentes personnalités et groupes organisés de la société, le Conseil présidentiel de transition maintient le cap dans sa volonté de changer la Constitution du pays. « Les membres du CPT ont juré d’observer et de faire observer la Constitution de 1987. La majorité des actes édictés par le CPT et le gouvernement vise la Constitution. Tenter de faire adopter une nouvelle Constitution dans ce contexte constituerait de la part des autorités politiques actuelle une violation de leur serment et de la Constitution de 1987. Un tel acte est qualifiable de haute trahison aux termes de l’article 21 de la Constitution de 1987 et punissable de travaux forcés à perpétuité sans commutation de peine (article 21-1) », a tancé la commission du Barreau de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince dans un rapport sur l’avant-projet de la Constitution.

« Dans ce rapport, la commission souligne que l’acte constituant originaire intervient dans des circonstances particulières comme la naissance de l’État ou la rupture de l’ordre juridique à l’occasion d’une révolution ou d’un coup d’État. « Une nouvelle Constitution ne peut donc pas être adoptée sans une rupture de l’ordre constitutionnel précédent. Il s’agit de remplacer une Constitution antérieure, de défaire un ordre pour le remplacer par un autre », soutient la commission. 

« Or, le Conseil présidentiel de transition n’a fait ni révolution, ni coup d’État. « De même, il n’y a pas eu un constat consensuel de l’effondrement de l’ordre constitutionnel. Au contraire, les autorités exécutives ont solennellement admis par leurs actes que la Constitution de 1987 est en vigueur », affirme la commission. [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

« […] la rupture se produit ordinairement à l’occasion de la création d’un nouvel État, d’une révolution populaire ou de la prise autoritaire du contrôle du pouvoir, elle peut également être issue du constat factuel de l’effondrement des institutions par des autorités de fait. Celles-ci n’ayant pas participé au renversement de l’ordre précédent se retrouvent en situation de constater cet effondrement et d’en tirer les conséquences. Une autre hypothèse consiste surtout, suite à des crises institutionnelles de grande envergure, à trouver un certain consensus entre les secteurs sociaux et politiques représentatifs autour de la nécessité d’adopter une nouvelle Constitution et donc de remplacer l’ordre constitutionnel préexistant », explique la commission.

« Pour les experts du Barreau de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince, « ce procédé peut confiner à une fraude à la Constitution et se révéler dangereux pour la stabilité de l’ordre juridique. Si en effet à chaque difficulté majeure qui se présente on escamote les procédures régulières de révision constitutionnelle, la suprématie de la Constitution deviendrait purement théorique et serait privée de tout effet. Il s’agirait donc d’un procédé à manier avec beaucoup de circonspection ». [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

« Pour la commission, qu’il s’agisse de la révision partielle ou la révision totale de la Constitution, elle est encadrée par certaines dispositions de la Constitution actuellement en vigueur (Titre XIII de la Constitution de 1987). [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

« Une révision totale de la Constitution doit être considérée comme un processus constituant dérivé qui est réalisé conformément au droit constitutionnel actuel. Elle est réalisée par des autorités constituées. Rien dans la Constitution de 1987 n’interdit une révision totale dans la mesure où le caractère républicain et démocratique de l’État est maintenu et que ladite révision se fasse conformément au titre XIII de la Constitution », soutient la commission dans son rapport. 

« La commission souligne que l’avant-projet est l’œuvre du seul Comité de pilotage, à l’exclusion d’une conférence nationale qui ne s’est pas tenue. Les autorités trompent la Nation en présentant l’avant-projet ou le projet final comme étant le fruit d’une conférence nationale. La Commission ne peut que constater que l’avant-projet et le processus de son adoption ne peuvent même pas se réclamer des dispositions inconstitutionnelles du décret du 17 juillet 2024. Ils ne trouvent leur soubassement dans aucun cadre normatif », dénonce la commission. [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

« Le processus ayant conduit à l’élaboration de l’avant-projet de Constitution souffre incontestablement d’un déficit de légitimité. Les auteurs de l’avant-projet de Constitution ne sont pas des représentants élus du Peuple ni même des représentants des corps intermédiaires ou structures représentatives de la société. L’élaboration du texte s’est déroulée sans l’implication de manière transparente d’entités représentatives », argumente la commission, soulignant que les droits politiques des citoyens n’ont pas été respectés dans le cadre de ce processus. [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

« En prenant la position ci-dessus longuement exprimée, la Commission ne s’écarte pas et s’inscrit dans la ligne de la position adoptée par le Barreau de Port-au-Prince et la Fédération des Barreaux d’Haïti qui, en 2021, s’étaient opposés à l’initiative de feu le Président Jovenel Moïse visant à modifier la Constitution de 1987 en dehors de ses prescrits. Ce qui était illégitime sous le Président Moïse ne saurait ne pas l’être aujourd’hui, à moins d’inventer, pour la circonstance, une théorie de la mort absolutoire. » [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

« Dans un autre registre, la commission a fait remarquer que le contexte sécuritaire actuel est particulièrement anxiogène et ne favorise pas la participation des citoyens à un processus constituant « d’ailleurs irrégulier par voie référendaire. L’on peut d’ores et déjà s’interroger sérieusement sur la sincérité du résultat de ces opérations. Persister dans cette voie aboutirait à l’adoption d’une prétendue Constitution illégitime et contestée. L’irrégularité juridique et l’illégitimité du processus conduiront à une situation d’instabilité constitutionnelle ».

« Les conclusions de la commission du Barreau de Port-au-Prince

« Après les arguments [exposés] ci-dessus, la commission a dit constater « l’irrégularité juridique et l’illégitimité du processus ayant conduit à l’élaboration de l’avant-projet de Constitution par le Comité de pilotage de la Conférence nationale ; estime qu’il n’y a pas eu de rupture constitutionnelle suite à un acte déconstituant ; dénonce le caractère frauduleux, juridiquement et intellectuellement, des manœuvres ayant abouti à l’élaboration de l’avant-projet et s’abstient, par conséquent de se prononcer sur son contenu… » [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

« La commission « encourage le respect scrupuleux des dispositions de la Constitution de 1987 relatives à sa modification ou son remplacement et le rétablissement des institutions compétentes en la matière ; c’est-à-dire, la tenue d’élections législatives qui permettront au Parlement de remplir pleinement ses compétences en la matière ».

« Recommandations…

« La commission « recommande que le Peuple, souverain et constituant suprême, soit d’abord consulté sur l’opportunité de maintenir ou de changer la Constitution en vigueur, qu’en fonction du résultat obtenu, soit mise sur pied une Assemblée constituante chargée d’élaborer une nouvelle Constitution qui sera soumise à la sanction populaire… »

Elle recommande à l’Ordre des avocats de Port-au-Prince de s’opposer vigoureusement au processus de révision du gouvernement. Elle souhaite que des réflexions tendant à l’adaptation du Droit haïtien aux défis contemporains soient initiées dans tous les secteurs représentatifs de la société en vue de leur prise en compte par les pouvoirs publics constitutionnels, dans le cadre des procédures régulières idoines.

À » la suite de la publication en mai dernier de l’avant-projet de la Constitution par le Comité de pilotage, le Barreau de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince a mis en place une commission chargée d’élaborer un rapport sur le document. L’opportunité de réviser la Constitution ou même de la changer, de même que le contenu de cette révision ou de ce changement ne sont pas débattus dans ce rapport.

« La commission est composée des Maîtres : Bernard Gousse, président ; Josué Pierre-Louis, rapporteur ; Marc-Sony Charles, Joe Ducasse et Alain Guillaume[Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

« Quelques jours après la publication de ce rapport soit le lundi 1er septembre [2025], le Premier ministre a rencontré en sa résidence officielle les membres de la commission instituée par le Barreau de Port-au-Prince, ainsi que le bâtonnier, Me Patrick Pierre-Louis sur l’Avant-projet de Constitution. Selon un communiqué de la Primature, cette rencontre a été consacrée à la présentation du rapport d’analyse de l’Avant-projet de Constitution par les membres de ladite commission.

« Le chef du gouvernement a salué la contribution du Barreau à ce débat d’intérêt national et a réaffirmé la détermination de l’Exécutif à associer les forces vives de la Nation à toute réflexion sur l’avenir institutionnel du pays », indique le communiqué »  (référence : « Barreau de Port-au-Prince : mise en garde contre « une fraude constitutionnelle et un autoritarisme », Le Nouvelliste, 1er septembre 2025). L’on observe qu’en Haïti il n’existe pas de Cour constitutionnelle et le pays n’est pas encore doté d’une solide jurisprudence de nature constitutionnelle : l’intervention du Barreau de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince revêt dès lors une importance capitale dans le champ de la réflexion sur l’avenir institutionnel du pays comme dans celui de l’interprétation de toutes les lois de l’édifice juridique national haïtien. C’est sur ce registre que doit également être auscultée l’arnaque constitutionnelle, la posture et l’imposture du juriste-joker Enex Jean-Charles. 

Arnaque constitutionnelle, posture et imposture du juriste-joker Enex Jean-Charles : « le pays évolue en dehors du cadre légal défini par la Constitution de 1987 »

Le rapport de la commission du Barreau de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince procède du même rigoureux cadre conceptuel et analytique que celui consigné dans le livre de référence de Claude Moïse, « Les trois âges du constitutionnalisme haïtien » (Éditions du Cidihca et Presses de l’Université Quisqueya, 2019). Nous nous référons notamment à la section « Le troisième âge » / « La Charte de 1987 ou les péripéties d’une nouvelle architecture institutionnelle » qui comprend des chapitres fort éclairants, en particulier le chapitre 23 intitulé « La problématique de la révision constitutionnelle » (pages 353 – 373).

Sans perdre de vue que la Constitution de 1987 –qui, selon notre analyse, est la première Charte fondamentale véritablement démocratique adoptée en Haïti depuis 1804–, a été élaborée par une Assemblée constituante amplement représentative des différents secteurs de la vie nationale, Claude Moïse expose que « Malgré les avatars de la transition post duvaliériste, notamment en 1987-90, 1991-94, 1998-2000, 2004-2006, 2011-2016, la Constitution actuelle n’a pas fait l’objet d’une demande de remise à plat qui aurait occasionné la formation d’une assemblée constituante. Il y eut des débats, il y en a encore sur la pesanteur de la tradition présidentialiste, sur les dérives de la fonction parlementaire, sur la problématique de la décentralisation, sur la nationalité et l’intégration de la diaspora ; jamais dans l’histoire du constitutionnalisme en Haïti il y eut une telle profusion d’études, de rapports circonstancié » (Claude Moïse, op. cit. page 353).

Claude Moïse nous rappelle à bon escient que « Souvent ignorée, par la force des choses, quelques fois mise en veilleuse, la Constitution n’a donc connu que la révision engagée par la 48e législature en septembre 2009 conformément à la procédure établie aux articles 282 à 284-4, confirmée et achevée par la 49e. Le vote final a eu lieu le 9 mai et le texte voté transmis au président de la République a été publié (…) dans Le Moniteur no 58 du 13 mai 2011 avant l’entrée en fonction prévue le 14 mai du président déclaré élu, M. Michel Martelly. Quelques jours plus tard, des protestations s’élevèrent au constat « des efrreurs matérielles » et des incohérences contenues dans le texte publié dans Le Moniteur. Sous la pression de plusieurs milieux, le président Martelly en fonction depuis le 14 mai s’arrogea le droit d’annuler par un simple arrêté en date du 3 juin 2011 la Loi constitutionnelle votée le 9 mai et promulguée le 13 mai, ce qui déclencha une grande controverse ». Il en résulta moult manigances entre l’Exécutif, les honorables membres de l’Assemblée nationale et les faucons de l’International… L’on observe qu’« Il en est sorti une version corrigée endossée par le bureau de l’Assemblée nationale et promulguée dans Le Moniteur no 96 du 19 juin 2012 sous le titre « Loi constitutionnelle portant amendement de la Constitution de 1987 » avec la mention « Reproduction pour erreurs matérielles » (Claude Moïse, op. cit. page 356). [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

Il s’en est suivi une cacophonique « symphonie inachevée », une sorte de tragique, obscure et piteuse mise en scène orchestrée par les différents acteurs institutionnels comme l’a exposé dans Le Nouvelliste le juriste Montferrier Dorval. Ainsi, « À la suite des amputations, lors d’une réunion au Palais national avec des parlementaires, dans le texte initial qui avait été déposé par le Pouvoir exécutif avec motifs à l’appui le 4 septembre 2009, la déclaration d’amendement d’un texte minimal convenu et sans qu’on ait pris soin d’indiquer formellement les motifs, a été faite tour à tour par la Chambre des députés et le Sénat, le 14 septembre 2009, dernier jour de la fin de la dernière session ordinaire de la législature des députés (la 48e). Elle a été publiée dans Le Moniteur du 6 octobre 2009, no 109, puis dans Le Nouvelliste, ce qui n’était pas suffisant au regard de l’article 282-1 susmentionné. Au cours de la première session ordinaire de la législature suivante (la 49e) qui a débuté en mai 2011 au lieu du deuxième lundi de janvier 2011 en raison de la proclamation tardive des résultats électoraux et avant le 14 mai 2011, date consacrée par la loi de façon inconstitutionnelle pour la fin du mandat du président de la République d’alors, l’Assemblée nationale constituante a voté le 9 mai 2011 ce qui est officiellement appelé la « Loi constitutionnelle portant amendement de la Constitution de 1987 ». Cette loi publiée dans Le Moniteur du 13 mai 2011, no 58 a fait l’objet de critiques de la part notamment des parlementaires. Certains parlementaires ont fait remarquer qu’elle ne comporte pas la signature des six membres du Bureau de l’Assemblée nationale constituante, mais plutôt de quatre ; d’autres prétendent que des modifications ont été apportées dans le fond du texte amendé après le vote de l’Assemblée nationale constituante. Face à de telles critiques contre ce qu’on pourrait assimiler à une « profanation de la Constitution », le président Michel Joseph Martelly, investi le 14 mai 2011, a édicté un arrêté en date du 3 juin 2011 pour rapporter la loi constitutionnelle du 9 mai 2011 (Le Moniteur, 6 juin 2011, no 72). L’article 1 dudit arrêté, l’unique, est ainsi libellé : « Est et demeure rapportée la loi constitutionnelle publiée au Journal officiel « Le Moniteur » no 58 le 13 mai 2011 pour n’être pas conforme au texte authentique adopté par le Parlement en Assemblée nationale » (sic). Mais, quelle est la valeur juridique de cet arrêté ? Un arrêté peut-il rapporter une Loi constitutionnelle ? » (voir l’article « À propos de la loi constitutionnelle du 9 mai 2011 portant amendement de la Constitution de 1987 », par Montferrier Dorval, Le Nouvelliste, 6 février 2012[Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

Entre l’Arrêté du 3 juin 2011 destiné à rapporter la Loi constitutionnelle du 9 mai 2011 (parue dans Le Moniteur du 6 juin 2011, no 72), et la Constitution de 1987 objet d’une tentative majeure de révision, l’Histoire a retenu pour l’essentiel que les opérations procédurales ont été entachées d’irrégularités flagrantes, le tout sur fond de manipulation, de faux en écriture, d’impunité et de diverses magouilles politiciennes… Certains analystes estiment qu’Haïti serait, semble-t-il, dotée depuis lors de deux Constitutions, mais seule celle de 1987 serait parée des attributs de la légalité.

Au chapitre des tentatives de réforme constitutionnelle récurrentes depuis 1987, l’on observe qu’elles ont été mises en scène, sauf une seule exception, sur le terrain des luttes politiques pour le pouvoir et dans un écosystème caractérisé par des irrégularités flagrantes, le tout sur fond de manipulation, de faux en écriture, d’impunité et de diverses magouilles politiciennes. C’est dans un tel environnement qu’intervient le juriste et ancien Premier ministre, Enex Jean-Charles, lié au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, acteur principal et locomotive d’une nouvelle arnaque constitutionnelle avalisée et actualisée par un Conseil présidentiel de transition (CPT) indocte, erratique, fantasque et mutique. Ce dont il faut également tenir compte c’est que (1) le CPT n’a aucun bilan positif à présenter à la nation dans aucun domaine de la vie nationale ; (2) en conséquence le CPT a recours à la vieille recette invariablement dictée par l’International, à savoir l’organisation d’une élection-sélection présidentielle qui aurait la vertu, au demeurant fantasmée, d’apporter des solutions à tous les maux du pays. L’organisation d’une élection-sélection présidentielle est couplée une fois de plus au projet de révision constitutionnelle : ainsi s’éclaire et s’explique l’irruption récente du juriste-joker Enex Jean-Charles dans le champ constitutionnel. Il s’est investi d’une mission « légitimiste » qui se voudrait également vertueuse : acteur consentant, parachuté dans les eaux troubles d’une nouvelle arnaque constitutionnelle, Enex Jean-Charles entend servir de caution juridique et intellectuelle à une obscure et répétitive saga « constitutionnelle » qui, depuis des décennies, souffre d’une réelle absence de légitimité. La quête de légitimité constitutionnelle et populaire est donc, au creux de la posture/imposture d’Enex Jean-Charles, l’objectif principal d’une nouvelle arnaque constitutionnelle, ce en quoi elle s’apparente aux précédentes tentatives de « révision constitutionnelle ». Ce qui la distingue toutefois de ses sœurs jumelles, c’est la volonté décomplexée du juriste Enex Jean-Charles de légitimer la « délinquance constitutionnelle » et son appel à instituer une pseudo démarche constitutionnelle sur le terrain de l’illégalité constitutionnelle. L’honorable juriste a ainsi bâti sa stratégie sur la « transgression constitutionnelle » et la banalisation du respect de la Constitution de 1987 qui est toujours en vigueur : « On est en situation de rupture de l’ordre constitutionnel » clame-t-il, et cela l’autorise, croit-il à tort, à conduire le pays sur le chemin de l’illégalité constitutionnelle, du désordre constitutionnel… consistant à prôner la « réforme » la Constitution de 1987 en dehors de ses prescrits. Sur ce registre, la vision de la « réforme constitutionnelle » de l’honorable juriste est explicitement en phase avec celle du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste qui, ces douze dernières années, a délégitimé les institutions nationales et domestiqué/démantibulé l’Administration publique. Et tel que l’a écrit la commission du Barreau de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince, « Le processus ayant conduit à l’élaboration de l’avant-projet de Constitution souffre incontestablement d’un déficit de légitimité ». À ce constat il faut en ajouter un autre qui lui est lié : l’inconstitutionnel avant-projet de Constitution échafaudé par Enex Jean-Charles a été présenté à un Conseil présidentiel de transition lui-même totalement inconstitutionnel et illégal, qui s’arroge malgré cela les prérogatives régaliennes de la Présidence et agit comme tel, et qui s’arroge également le mandat de l’Assemblée nationale. Sur ce registre, la vision promue par le juriste-joker Enex Jean-Charles dresse les contours du réaménagement de l’arnaque constitutionnelle et celle-ci s’avère être –au creux d’« un déficit de légitimité »–, une forfaiture caractérisée, une forfaiture impunitaire. Cette double forfaiture est judicieusement dénoncée par la commission du Barreau de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince en des termes explicites : « La commission souligne que l’avant-projet est l’œuvre du seul Comité de pilotage, à l’exclusion d’une conférence nationale qui ne s’est pas tenue. Les autorités trompent la Nation en présentant l’avant-projet ou le projet final comme étant le fruit d’une conférence nationale ».

La volonté décomplexée du juriste-joker Enex Jean-Charles de légitimer la « délinquance constitutionnelle » et son appel à instituer une démarche prétendument constitutionnelle sur le terrain de l’illégalité constitutionnelle participent amplement de la forfaiture caractérisée repérable dans le dispositif discursif qu’il promeut en posant le diagnostic selon lequel « On est en situation de rupture de l’ordre constitutionnel ». Au creux de la vision « constitutionnelle » du juriste-joker, la forfaiture caractérisée s’apparie explicitement au « faux en écriture » perpétré par le Conseil présidentiel de transition qui s’est « auto-destiné » un Décret publié dans Le Moniteur du 28 mai 2024. Cet « auto-Décret » –qui est à la fois une imposture et une forfaiture, et qui ne prend appui sur aucune jurisprudence connue–, porte sur l’organisation et le fonctionnement du Conseil présidentiel de transition et il comprend une « Résolution relative à la prise de décision » (voir l’article « Haïti : le Conseil présidentiel de transition se donne une base légale pour ses décisions », Le Facteur Haïti, 28 mai 2024). L’« auto-Décret » énumère « Les cinq grands chantiers de la transition (…) : la sécurité publique et nationale ; le redressement économique, la réhabilitation des infrastructures, la sécurité alimentaire et sanitaire ; la conférence nationale et la question constitutionnelle [la réforme constitutionnelle] ; l’État de droit et la justice ; les élections pour le renouvellement du personnel politique ». (…) L’« auto-Décret » publié dans Le Moniteur du 28 mai 2024, inconstitutionnel et illégal, « (…) accorde aux membres du CPT tous les pouvoirs d’un président de la République, leur ordonne de poursuivre « la collaboration avec tous les membres de la communauté internationale pour le déploiement de la Mission multinationale de soutien à la sécurité autorisée par la Résolution 2699/2023 du Conseil de sécurité des Nations Unies ; de mettre en place un Organe de contrôle de l’action gouvernementale (OCAG) composé de personnalités représentatives de la diversité géographique et sociale du pays, impartiales, honnêtes et compétentes ».

L’on observe qu’il y a communauté de vue et de cadre conceptuel/analytique entre, d’une part, ce que nous enseignent l’historien Claude Moïse et le juriste Montferrier Dorval et, d’autre part, la fort pertinente réflexion analytique du journaliste Gotson Pierre dans une remarquable contribution intitulée « Haïti : démocratie entravée, Constitution en débat (1987–2025) – Survol de 38 ans de tensions entre norme démocratique et pratiques de pouvoir » parue sur le site AlterPresse le 27 mai 2025.

En raison de son amplitude, de son adéquate lecture des faits historiques et de sa rigueur analytique, nous citons longuement cet article de Gotson Pierre. Son analyse expose avec hauteur de vue une fine connaissance des réalités de terrain et des enjeux politiques au creux d’un écosystème traversé par d’âpres luttes de pouvoir et qui demeure bloqué depuis 1987…

« Entre espoirs trahis, amendements controversés et réformes avortées, le chantier constitutionnel haïtien s’enlise dans un cycle d’instabilité chronique, constate AlterPresse, après la remise officielle d’un avant-projet de nouvelle Constitution au Conseil présidentiel de transition.

Présenté le 21 mai 2025 par le Comité de pilotage comme une étape vers la refondation de l’État, ce texte relance un vieux débat : faut-il enfin appliquer la Constitution de 1987, ou repartir de zéro pour refonder Haïti ? Adoptée au lendemain de la dictature des Duvalier, la Constitution de 1987 visait à asseoir la démocratie, élargir la participation citoyenne et garantir l’État de droit. Près de quarante ans plus tard, ce socle républicain reste en grande partie inappliqué, contourné, voire ignoré.

En saluant la remise de l’avant-projet, le président du Conseil présidentiel de transition, Fritz Alphonse Jean, a évoqué une « volonté nationale pour faire avancer le pays dans l’unité », soulignant notamment l’inclusion des femmes et de la diaspora parmi les propositions du comité. [L’article de Gotson Pierre] retrace les soubresauts de cette quête constitutionnelle, afin de mieux comprendre les enjeux d’aujourd’hui et les incertitudes qui pèsent sur l’avenir institutionnel du pays.

I. 1987 : une Constitution fondatrice dans une conjoncture de rupture

La Constitution du 29 mars 1987 s’inscrit dans un tournant historique majeur. Elle est adoptée au lendemain de la chute de la dictature des Duvalier (1957–1986), dans un contexte de libération populaire, de revendications sociales fortes et d’espoirs démocratiques renouvelés. Sa rédaction est confiée à une Assemblée constituante pluraliste, regroupant diverses sensibilités politiques et sociales, et validée par référendum avec plus de 90 % de votes favorables. Ce large soutien populaire lui confère une légitimité historique sans précédent.

Ce texte marque une rupture à la fois symbolique et institutionnelle avec les régimes autoritaires. Il proclame la souveraineté nationale, consacre les droits fondamentaux, établit la séparation des pouvoirs et garantit l’indépendance de la justice. Mais il va plus loin : la Constitution de 1987 érige la participation citoyenne en fondement du fonctionnement démocratique et en pilier de l’organisation de l’État.

Le principe de décentralisation y joue un rôle structurant. La Constitution établit une organisation territoriale hiérarchisée, allant des sections communales aux départements, afin de rapprocher les institutions de la population. Elle crée des instances locales élues – Assemblées des Sections communales (ASEC) et Conseils d’administration des Sections communales (CASEC) – chargées de représenter les citoyens au niveau local, de gérer les affaires publiques et de favoriser l’implication directe des communautés rurales.

Ce modèle devait ensuite se prolonger aux niveaux municipal et départemental, en intégrant progressivement les différents échelons dans une architecture institutionnelle culminant dans une Assemblée nationale décentralisée. Il s’agissait de construire un État enraciné dans les dynamiques communautaires, en rupture avec le centralisme autoritaire des régimes passés, notamment celui duvaliériste et ses racines dans l’occupation américaine de 1915. [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

Parallèlement, la Constitution introduit des mécanismes innovants de démocratie directe, comme le droit de pétition et la possibilité de consultations populaires. Tout citoyen ou groupe de citoyens peut interpeller les autorités ou soumettre une revendication à l’ordre politique. Cette ouverture traduit une conception ascendante de la gouvernance, où la société civile devient actrice à part entière des décisions publiques.

La Constitution cherche aussi à prévenir les dérives du pouvoir exécutif, en posant des limites strictes à la présidence. Elle interdit toute réélection immédiate après un mandat de cinq ans, dans le but d’instaurer l’alternance démocratique et d’éviter la concentration du pouvoir, comme ce fut le cas sous les régimes de François et Jean-Claude Duvalier. Ce verrou constitutionnel visait à empêcher toute forme de présidence à vie et à encourager une culture politique fondée sur la régularité des mandats et la reddition de comptes. [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

En somme, la Constitution de 1987 porte un projet de transformation en profondeur de l’État haïtien : un État de droit, démocratique, participatif, décentralisé et pluraliste, construit sur les aspirations populaires exprimées après la dictature. Elle incarne l’ambition des mouvements sociaux – syndicaux, paysans, féministes, étudiants – d’ancrer la démocratie dans les réalités locales et d’inscrire la gouvernance dans un processus collectif, inclusif et transparent. [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

II. Une Constitution saluée, mais inapplicable ?

Malgré sa portée fondatrice et sa légitimité historique, la Constitution de 1987 n’a jamais été pleinement appliquée. Si elle continue d’être saluée par de larges secteurs – défenseurs des droits humains, partis progressistes, milieux universitaires – comme un texte d’avant-garde démocratique, sa mise en œuvre effective a été constamment entravée. L’écart persistant entre l’idéal constitutionnel et la réalité institutionnelle a progressivement vidé de sa substance le projet politique qu’elle portait. Dès les premières années, plusieurs dispositions fondamentales ont été écartées, retardées ou ignorées, au point de rendre la Constitution largement inopérante dans ses effets. Les mécanismes destinés à garantir la souveraineté populaire, l’indépendance du pouvoir judiciaire, la décentralisation territoriale et la régularité des processus électoraux ont été systématiquement affaiblis par des violations structurelles et des choix politiques dictés par des intérêts immédiats. [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

La tragédie des élections de novembre 1987, premières organisées sous l’égide de la nouvelle Constitution, en est une illustration marquante : ce scrutin, perçu comme une tentative de refondation démocratique, fut brutalement interrompu dans un bain de sang orchestré par la junte militaro-civile, ouvrant la voie à des élections sur mesure en janvier 1988, taillées pour conforter les forces en place. Le cas du Conseil électoral permanent (CEP) constitue une illustration emblématique de ce blocage. L’article 289 de la Constitution prévoyait qu’un seul Conseil électoral provisoire devait être institué, à titre transitoire, en attendant la formation du CEP permanent. Or, près de quatre décennies plus tard, ce dernier n’a jamais vu le jour. À la place, une succession d’environ vingt Conseils électoraux provisoires s’est imposée comme norme, issus pour la plupart de compromis politiques ponctuels, souvent opaques. Ce recours permanent au provisoire a profondément fragilisé la crédibilité des processus électoraux, favorisant les manipulations partisanes, les élections contestées et des périodes prolongées de vide institutionnel, comme celles observées en 1999, 2004, 2015 ou encore après 2021. Comme l’a analysé AlterPresse en 2018, cette instabilité électorale chronique a nourri la méfiance citoyenne envers les institutions et miné la représentativité démocratique.

De manière parallèle, le pouvoir judiciaire, pourtant déclaré indépendant par la Constitution, a mis des décennies à sortir de la tutelle politique. Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ), organe clé censé garantir l’autonomie de la magistrature, n’a été installé qu’en juillet 2012, soit 25 ans après sa création constitutionnelle. Ce retard délibéré illustre la résistance du pouvoir exécutif à toute véritable séparation des pouvoirs. L’installation même du CSPJ s’est faite dans la controverse, comme le rapportait AlterPresse, marquée par des pressions politiques et des manœuvres peu transparentes. Ce dysfonctionnement a favorisé l’ancrage de pratiques judiciaires soumises aux intérêts des gouvernants ou influencées par les rapports de force politico-économiques.

La décentralisation, autre pilier du projet de 1987, est restée largement théorique. Les ASEC, CASEC, conseils municipaux et conseils départementaux, pourtant conçus pour assurer une gestion participative des affaires publiques à l’échelle locale, n’ont jamais fonctionné de manière continue, autonome et efficace. Le plus souvent, ces structures ont été suspendues, instrumentalisées ou absorbées par des logiques clientélistes et centralisatrices. Le résultat : l’État haïtien est demeuré fortement centralisé, en dépit des intentions constitutionnelles, et l’ancrage local de la citoyenneté active est demeuré un horizon non atteint.

Les violations répétées du calendrier électoral, la manipulation arbitraire des mandats présidentiels et parlementaires, l’absence de renouvellement régulier des institutions ont engendré une succession de crises de légitimité. En témoignent les controverses sur la durée réelle des mandats de René Préval (2011) et Jovenel Moïse (2021), ou encore la fermeture du Parlement en janvier 2020, faute d’élections. Ce cycle de dysfonctionnements a renforcé une perception d’illégitimité chronique du pouvoir, nourrissant le rejet de toute référence au cadre constitutionnel par de larges pans de la population.

En somme, la Constitution de 1987, bien qu’elle incarne un projet démocratique ambitieux, a été contournée à tous les niveaux de son application. La participation citoyenne, censée en être le cœur battant, a été systématiquement neutralisée, contribuant à l’effondrement de la confiance publique dans les institutions. Ce décalage profond entre le texte et la réalité alimente aujourd’hui une crise politique, sociale et institutionnelle durable. [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

III. Du réformisme institutionnel à la volonté de rupture : logiques et dérives

1. L’amendement initié sous Préval, promulgué par Martelly (2011–2012)

Engagé sous la présidence de René Préval à partir de 2009, le processus d’amendement de la Constitution de 1987 était officiellement motivé par la volonté de corriger certaines de ses rigidités. Toutefois, cette démarche, au lieu de s’appuyer sur une large consultation nationale, s’est inscrite dans une logique institutionnelle fermée, pilotée par un Parlement dont la représentativité était déjà mise en question. Le déficit de participation citoyenne dans ce processus a contribué à miner sa légitimité dès le départ.

Adopté en 2011, l’amendement a rapidement été entaché de confusion juridique : deux versions contradictoires du texte amendé ont été publiées dans le Moniteur, le journal officiel. Ce cafouillage a nourri les suspicions de manipulation, voire de falsification, dans un contexte politique déjà polarisé. En 2012, le président Michel Martelly promulgue un texte unilatéralement corrigé, sans véritable débat national ni mécanisme de validation populaire. Contrairement à la version originale de 1987, le texte amendé est publié uniquement en français, excluant ainsi symboliquement la majorité créolophone de la population.

Sur le fond, les amendements introduits ont pourtant apporté certaines innovations majeures. La plus emblématique est sans doute la reconnaissance de la double nationalité pour les citoyens haïtiens désirant briguer des fonctions électives. Cette mesure, très attendue par une partie de la diaspora, visait à lever un verrou juridique et politique longtemps contesté, permettant à des millions d’Haïtiens vivant à l’étranger de participer officiellement à la vie politique nationale. Elle reflétait une tentative d’adaptation à la réalité transnationale d’un pays marqué par l’émigration.

L’introduction d’un quota d’au moins 30 % de femmes dans les postes de décision constitue une autre avancée significative, répondant à une revendication historique des mouvements féministes et des organisations de défense des droits humains. Cette disposition visait à corriger une sous-représentation chronique des femmes dans les institutions publiques, bien que sa mise en application effective demeure très limitée à ce jour.

Sur le plan institutionnel, l’amendement prévoyait également la création d’une Cour constitutionnelle, destinée à assurer le contrôle de constitutionnalité des lois et à renforcer l’État de droit. En théorie, cette instance devait devenir une pièce maîtresse du dispositif démocratique haïtien. Or, plus d’une décennie après son inscription dans la loi fondamentale, la Cour n’a jamais été mise en place, illustrant une fois de plus le décalage entre les ambitions constitutionnelles et la réalité institutionnelle.

Enfin, la réforme du Conseil électoral provisoire (CEP) était censée répondre aux critiques persistantes sur le manque d’indépendance et de crédibilité des processus électoraux. Une nouvelle architecture du CEP a été introduite, supposée renforcer sa transparence et sa légitimité. Mais ces intentions sont restées sans effet concret : la succession de CEP provisoires, la politisation de leur désignation et l’absence d’un cadre permanent ont continué de miner la confiance dans les scrutins.

Au final, si ces amendements ont pu représenter, sur le papier, des évolutions notables, ils ont été adoptés sans ancrage populaire, dans un climat de méfiance et d’opacité. Leur mise en œuvre partielle ou inexistante n’a fait que confirmer le sentiment d’un processus technocratique imposé d’en haut. Comme l’ont souligné plusieurs observateurs et juristes critiques, cette réforme constitutionnelle a davantage reflété les intérêts des élites politiques que les aspirations profondes de la société haïtienne. Elle illustre les impasses d’une refonte juridique déconnectée des dynamiques sociales réelles et des conditions d’exercice effectif de la démocratie.

(…)

Durant toute la période allant de 2021 à 2024, le processus demeure dans une zone grise. Aucun document formel n’est rendu public, et les engagements du gouvernement en matière de réforme constitutionnelle apparaissent comme fluctuants, voire instrumentalisés dans le cadre de négociations politiques internes et internationales. L’absence persistante d’un Conseil électoral permanent, les violences croissantes liées aux gangs armés, ainsi que la méfiance généralisée envers les institutions publiques compromettent toute tentative de refondation légitime.

C’est dans ce contexte d’instabilité prolongée qu’est installé, en avril 2024, un Conseil présidentiel de transition (CPT), chargé d’organiser le retour à l’ordre constitutionnel. Le CPT mentionne, parmi ses priorités, une révision de la Constitution. Toutefois, aucune procédure formalisée, inclusive et transparente n’est mise en œuvre pour garantir la participation citoyenne effective à ce chantier fondamental. Les signaux envoyés à la population demeurent ambigus, et les risques de reconduire un processus technocratique et déconnecté restent élevés.

Ainsi, la période 2021–2025 confirme les blocages structurels qui empêchent la mise en œuvre d’une réforme constitutionnelle crédible en Haïti. Malgré les discours officiels, les tentatives successives – qu’elles soient d’amendement ou de refonte – butent sur les mêmes écueils : absence de légitimité, exclusion des citoyen·ne·s, faiblesse des institutions, instrumentalisation politique. Ce constat récurrent renforce l’idée qu’en dehors d’un véritable processus démocratique, aucune réforme constitutionnelle ne pourra répondre durablement aux aspirations populaires ni contribuer à la stabilisation du pays » (« Haïti : démocratie entravée, Constitution en débat (1987–2025) – Survol de 38 ans de tensions entre norme démocratique et pratiques de pouvoir », par Gotson Pierre, AlterPresse le 27 mai 2025). [Le souligné en italiques et gras est de RBO.]

(*)Robert Berrouët-Oriol Linguiste-terminologue

Conseiller spécial au Conseil national d’administration

du Regroupement des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH)

Konseye pèmanan, Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA)

Montréal, le 8 septembre 2025