Guadeloupe : du nationalisme au patriotisme économique

De la nécessité de rebattre les cartes de la pensée intellectuelle et du positionnement idéologique en Guadeloupe ?

— Par Jean-Marie Nol —

En 2021, j’écrivais l’amère vérité dans une tribune qui s’intitulait  « L’intolérable appauvrissement intellectuel et culturel de la Guadeloupe [et dans une moindre mesure de la Martinique] » et qui a été publié le 19 septembre 2021 sur le site de madinin’art .

Dans ce texte, je me suis livré à une critique sévère du déclin des élites intellectuelles locales, de la médiocrité croissante du débat public et de la perte de légitimité des élites face à la montée du populisme identitaire et syndical. Par ailleurs, j’y déplorait une jeune génération trop souvent dépolitisée, détachée du futur, vulnérable aux discours creux des réseaux sociaux , et en perte de repères pour imaginer l’avenir collectivement.  Le constat était clair : la pensée antillaise se délite, le débat public s’appauvrit, les élites s’éclipsent. Quatre ans plus tard, tout cela s’est accéléré. Les défis climatiques, technologiques, économiques nous frappent déjà. Reste-t-il un horizon d’espérance ? Cette contribution actualisée est un appel : éveillez-vous, résistez, inventez. La relève doit être en marche.

En 1946, la départementalisation prônée par aimé Cesaire et d’autres devait marquer une rupture, un progrès social , une reconnaissance. Mais elle a surtout ancré davantage la Guadeloupe dans un système politico-économique centralisé, reproduisant des logiques de dépendance coloniale , où le pouvoir réel reste largement extérieur, et où les élites locales ont trop souvent été réduites à la portion congrue d’un processus d’antillanisation en trompe l’oeil des cadres ainsi qu’à la relégation dans des fonctions d’intermédiation de  » géreur d’habitation ». Dans ce contexte, comment espérer la naissance d’une fibre patriotique au sens politique du terme en Guadeloupe avec uniquement un changement de statut  ? Comment prétendre à une conscience collective de destin partagé quand l’histoire même du territoire est celle d’une dépossession, d’un arrachement à soi, d’une subordination économique organisée ?

Et pourtant, un autre levier peut se dessiner, moins idéologique , moins sentimental, plus pragmatique, mais potentiellement aussi fédérateur : celui du patriotisme économique.

Depuis plusieurs décennies, la Guadeloupe se débat dans une quête identitaire inachevée, oscillant entre affirmation culturelle et recherche d’un projet collectif. En 2021, je sonnais déjà l’alarme dans le pamphlet précité devenu référence, dénonçant l’appauvrissement intellectuel et culturel du territoire et la démission des élites intellectuelles face à la montée d’un populisme identitaire sans horizon. Aujourd’hui,  le temps est venu de rebattre les cartes, non plus dans le registre du nationalisme idéologique et culturel empreint d’une façade tiers mondiste , mais dans celui d’un patriotisme économique à même de relever les défis de la prochaine décennie du siècle.

Car l’histoire guadeloupéenne, faite de colonisation, d’esclavage et de départementalisation, n’a jamais permis l’émergence d’une véritable nation. Le sentiment national, au sens classique du terme, n’a pas trouvé le terreau nécessaire pour s’imposer. Les épreuves collectives – révoltes, luttes sociales, résistances culturelles – ont forgé une identité riche, mais insuffisante pour donner naissance à une fibre patriotique politique capable d’unir durablement la population autour d’un projet souverain. Les référendums de 2003 en Guadeloupe et de 2010 en Martinique, rejetant toute évolution statutaire vers plus d’autonomie, ont confirmé ce paradoxe : les populations aspirent à la reconnaissance de leurs spécificités et singularités, mais sans rompre avec les garanties et les sécurités que leur confère l’appartenance à la République française. Ce refus de « kas kod » et de faire peuple ne traduit pas une absence de conscience identitaire, mais plutôt la conscience lucide que le cadre républicain reste protecteur aux yeux de nombreux guadeloupéens face aux fragilités structurelles des micro-États de la Caraïbe.

Or, cette identité culturelle, pour précieuse qu’elle soit, ne suffit plus à répondre aux enjeux contemporains. Le nationalisme idéologique de type marxiste et tiers mondiste avec une forte ossature de militantisme culturel a certes permis de préserver la langue, la musique, la littérature, le carnaval, et de revendiquer un héritage pluriel. Mais il s’épuise par absence de renouvellement de la pensée intellectuelle et idéologique à force de se tourner vers le passé. Il peine à inspirer la jeunesse et à mobiliser les énergies face aux défis qui s’annoncent : mutation technologique avec l’intelligence artificielle qui menace une large part des emplois administratifs, crise climatique qui place la Guadeloupe en première ligne des sargasses , cyclones et des sécheresses, dépendance persistante à une économie d’importation et aux transferts publics. Dans ce contexte, l’heure n’est plus aux postures idéologiques mais à une approche pragmatique : le patriotisme économique doit désormais devenir la clé d’un projet collectif de la construction de réseaux interactifs  notamment avec le concours et au sein de la diaspora antillaise .

Ce patriotisme économique, loin d’être un concept abstrait, se définit comme la volonté d’agir concrètement pour soutenir, développer et protéger les intérêts économiques locaux. Il ne s’agit plus de rêver à une solidarité introuvable avec la nouvelle donne de la prééminence de l’individualisme pour faire peuple ou de nourrir un nationalisme d’exclusion, mais de bâtir une souveraineté économique réelle. Acheter local, produire local, investir dans l’innovation, protéger le foncier et les savoir-faire, structurer des filières agricoles et industrielles compétitives, mobiliser la diaspora à travers la création de clubs ou de fonds d’investissements pour mobiliser l’épargne , financer la recherche appliquée : voilà des actes de patriotisme autrement plus efficaces que de grands discours idéologiques. Là où le nationalisme se heurte aujourd’hui à un plafond de verre historique, le patriotisme économique peut rebattre les cartes et devenir fédérateur, en réconciliant le désir d’emancipation  avec la nécessité de rester intégré à un cadre protecteur.

Encore faut-il que les élites politiques et économiques soient à la hauteur de cet enjeu. Tant que les logiques clientélistes, électoralistes ou assistancielles prévaudront, aucune stratégie endogène ne pourra émerger. Le patriotisme économique exige une réforme profonde des pratiques de la classe politique : un recentrage sur la production, l’innovation, la formation et l’investissement productif. Il appelle à une vision de long terme mais aussi à des mesures immédiates : développer les compétences locales, provoquer l’accès aux responsabilités des cadres locaux dans les administrations et entreprises, créer un environnement favorable à l’entrepreneur local , transformer la dépendance aux aides en levier d’investissement durable. C’est à ce prix seulement que la Guadeloupe pourra rompre avec l’économie de comptoir et bâtir une économie de production à la hauteur de ses talents.

Cette mutation n’est pas qu’économique ; elle est aussi culturelle et générationnelle. Le paradoxe le plus criant est celui de la jeunesse guadeloupéenne : diplômée, compétente, ouverte sur le monde, mais souvent absente des enjeux du territoire. Trop de jeunes, formés avec des moyens publics considérables, refusent de revenir. Ils dénoncent, à travers leurs choix, un pays qu’ils jugent figé, peu méritocratique, clientéliste et sans ambition. Cette fuite des cerveaux n’est pas seulement une perte économique, mais une défaite idéologique symbolique. Une société dont les meilleurs éléments s’exilent tandis que ceux qui restent s’enlisent dans la violence et l’inaction est une société qui se condamne à la stagnation voire à l’impasse.

C’est ici que le patriotisme économique prend tout son sens : il doit recréer les conditions d’un enracinement et d’une envie de rester. Non pas par culpabilisation ou nostalgie, mais en construisant un récit collectif tourné vers l’avenir, où s’engager localement devient un choix d’ambition et non un pis-aller. Il faut pouvoir dire aux jeunes Guadeloupéens que leur avenir est ici, dans la construction d’une économie locale digne, innovante et compétitive, et non dans l’attente passive de transferts financiers. Aimer son pays, c’est vouloir le développer, non pas en théorie, mais en actes concrets qui donnent envie de bâtir et de transmettre.

La Guadeloupe ne trouvera pas son salut dans un nationalisme culturel figé et nostalgique des luttes anti- colonialiste du passé ni dans un environnement politique avec une classe politique chimérique. Elle le trouvera dans un patriotisme économique lucide, capable de transformer ses faiblesses structurelles en leviers de développement. Ce patriotisme ne nie pas l’histoire, il la dépasse. Il ne cherche pas à inventer une nation qui n’a pour l’heure jamais existé, mais à bâtir une communauté d’intérêts, de projets et d’ambitions partagées. C’est peut-être là, enfin, le chemin vers une forme d’émancipation : non pas rêvée, mais construite, pas nécessairement sur les anciennes bases idéologiques, mais productive pour l’émergence d’une bourgeoisie nationale avec des étapes institutionnelles réalistes. Et dans ce choix décisif, la Guadeloupe joue ni plus ni moins que son avenir. Et pour étayer ce concept de patriotisme économique, quoi de mieux que de faire référence à l’affaire retentissante de la destruction du restaurant kabana beach à Port Louis. Le point d’acmè dans cette affaire n’est autre que l’idéologie nationaliste versus patriotisme économique et la leçon paradoxale que l’on peut déduire de la destruction du kabana beach.

En effet, cette destruction du restaurant Kabana Beach à Port-Louis illustre de façon presque caricaturale le paradoxe dans lequel se débat la Guadeloupe : comment concilier une idéologie nationaliste fondée sur des principes, des symboles et une certaine posture politique, avec les nécessités d’un patriotisme économique capable de préserver des emplois et de dynamiser un territoire en proie au chômage de masse et à la fragilité sociale. Derrière cette affaire se joue bien plus qu’un simple contentieux juridique autour d’une construction sans permis sur une zone classée ; elle révèle une fracture entre deux visions du futur guadeloupéen, entre le dogme idéologique et la pragmatique défense d’un tissu économique local en construction.

Le maire indépendantiste de Port-Louis, Jean-Marie Hubert, en annonçant la démolition du Kabana Beach, a invoqué la nécessité d’exécuter des décisions de justice et de protéger l’environnement littoral. Son choix, apparemment irréprochable d’un point de vue légal, s’inscrit dans une logique de stricte conformité aux règles d’urbanisme et de défense du patrimoine naturel. Pourtant, ce qui interroge et suscite l’indignation d’une partie de la population, c’est l’incapacité manifeste à rechercher une solution de compromis, comme cela a été le cas dans d’autres régions françaises, notamment sur la Côte d’Azur ou en Corse, où des établissements de plage illégaux ont souvent pu régulariser leur situation ou bénéficier de tolérances administratives, précisément parce qu’ils représentaient un intérêt économique et touristique local évident. En Guadeloupe, l’intransigeance l’a emporté, quitte à sacrifier une trentaine d’emplois directs, de nombreux prestataires et une dynamique d’animation qui faisait vivre tout un pan de l’économie port-louisienne.

Ce choix est d’autant plus paradoxal que le maire lui-même se revendique d’une idéologie nationaliste censée défendre les intérêts du peuple guadeloupéen contre une administration étatique jugée trop centralisatrice. Or, en agissant ainsi, il a appliqué avec un zèle presque exemplaire des décisions venues de l’appareil judiciaire et préfectoral, sans vraiment tout tenter de construire une voie médiane au nom du développement local , malgré un semblant de concertation et une proposition non aboutie de déplacement du restaurant . L’affaire prend alors une dimension symbolique : au lieu de faire prévaloir un patriotisme économique qui aurait consisté à protéger une entreprise créatrice d’emplois et de valeur ajoutée, le maire a choisi de camper sur une position idéologique qui, au nom de la protection environnementale, a débouché sur un affaiblissement de son propre territoire. Ceci montre le désintérêt patent de certaines obédiences indépendantistes pour la chose économique.

Les conséquences sont visibles et immédiates. Les salariés du Kabana Beach, souvent jeunes et déjà confrontés à la précarité, se retrouvent brutalement privés de travail. Des fournisseurs, comme les pêcheurs locaux, perdent un débouché essentiel pour écouler leurs produits. Les habitants de Port-Louis constatent avec amertume la disparition d’un lieu de sociabilité, d’attractivité touristique et de vitalité économique. En lieu et place, la plage du Souffleur a retrouvé son calme, mais aussi une forme de désertification sociale et commerciale. Cette réalité interroge : à quoi sert de brandir la défense de la Guadeloupe si, dans les faits, on en affaiblit le tissu économique ? Peut-on se dire nationaliste en théorie, tout en compromettant en pratique la survie d’initiatives locales qui participent à l’autonomie économique de l’île ?

Le paradoxe est donc criant : au nom de la pureté idéologique et de la stricte application des règles, c’est un pan de la vitalité guadeloupéenne qui a été sacrifié. Le patriotisme économique, qui aurait dû dicter une recherche de solutions pour maintenir l’activité en l’adaptant aux exigences légales et environnementales, a été relégué au second plan. Cette affaire illustre les limites d’un nationalisme de posture, qui se complaît dans la dénonciation et l’affirmation identitaire, mais qui se révèle incapable de traduire ces principes en actes concrets de protection des intérêts matériels du pays.

L’après-Kabana Beach laissera sans doute une trace durable dans la mémoire collective. Beaucoup y verront l’exemple d’une occasion manquée, où les institutions locales auraient pu démontrer leur capacité à inventer une gouvernance adaptée au contexte insulaire, conciliant développement économique et respect de l’environnement. Au lieu de cela, c’est une logique de rupture et de confrontation qui a prévalu, au détriment des jeunes travailleurs, des petits acteurs économiques et, in fine, de la confiance dans la capacité des responsables politiques à défendre les intérêts réels de leur population. En Guadeloupe, l’équation est claire : sans patriotisme économique, l’idéologie nationaliste risque de rester un discours creux, déconnecté des urgences sociales et des réalités économiques.

Mais ne nous faisons aucune illusion, car certaines vérités restent inaccessibles pour les tenants d’une idéologie nationaliste passéiste .

« Si ou vlé manjé kalalou, fo ou sa chayé dlo. » → 

littéralement : Si tu veux manger du kalalou, il faut porter de l’eau.

Moralité : Il faut faire des efforts pour obtenir ce que l’on veut.

Jean Marie Nol économiste et chroniqueur*