L’inconnu de  Mer frappée : Chapitre III

Par Robert Lodimus —

Chapitre III

LA RENCONTRE

Les habitants du quartier ont vécu une troisième nuit d’épouvante. Deux fois par année, Madame Dévilien, une prêtresse vodou, dévouée corps et âme au gouvernement de François Duvalier, organisait des rituels incantatoires dans la cour de son « hounfò », ombragée par le houppier du mapou géant, dont les branches basses se reposaient sur le toit d’une vieille bâtisse en bois. Des curieux se postaient à l’entrée de la grande barrière en tôle pour suivre des yeux le déroulement de la cérémonie animiste. Les initiés, comme les clowns de cirque tsigane, portaient des accoutrements multicolores, qui leur donnaient un air complètement loufoque. Ils utilisaient des peintures corporelles et faciales qui référaient aux symboles de la spiritualité et des traditions ancestrales. Les hommes portaient des chapeaux de paille et des foulards bleus, rouges, noirs, verts autour du cou suant. La « canaille » – pas au sens noble du langage révolutionnaire d’Alexis Bouvier et de Joseph Darcier – chantait, buvait, se soûlait, se déhanchait. La plupart de ces énergumènes étaient des serviteurs zélés, des adhérents exaltés, des prosélytes inébranlables de l’idéologie duvaliérienne. Les tambours qui résonnaient à l’aide des grosses baguettes s’arrêtaient et reprenaient à des intervalles irréguliers. Durant cette période de fête ésotérique, la rue Christophe était envahie par une présence inopportune de malandrins à la recherche de sensations fortes. Ces visages étranges et grimaciers soulevaient des poussières inhalables d’insécurité qui dérangeaient le quotidien paisible du voisinage. Le spectacle occulte rassemblait des têtes de linotte venues de différentes régions du département de l’Artibonite, qui vénéraient les déesses, les dieux du vodou africain et adhéraient au corps des Volontaires de la Sécurité nationale (VSN), la milice paramilitaire créée par « Papa doc » et Clément Barbot le 29 juillet 1958 pour terrasser la population et affaiblir les forces armées d’Haïti. Comble de mystère, Madame Dévilien est décédée subitement pendant l’une de ces fameuses célébrations occultes. La panique avait gagné l’assemblée. Les rumeurs qui ont fait le tour de la ville laissaient croire que la « mambo » n’avait pas respecté les consignes et obtempéré aux exigences des « loas ». Un collègue houngan venu du hameau de Prunelle, non loin de Dubédou, lui aurait retransmis les recommandations des « esprits » qui lui imposaient l’arrêt provisoire des incantations pour une durée de sept ans. En prenant connaissance des oracles, madame Dévilien avait ri aux éclats. Et aurait tout bonnement décidé de ne pas se conformer aux instructions des divinités. Cependant, pour les sceptiques, ceux-là qui se donnaient des airs de philosophes, ce n’étaient que des sornettes handicapées, sans béquilles, qui ne tenaient pas la route.  Samuel Langhorne Clemens dit Mark Twain, l’essayiste américain, n’était pas loin de tout cela, lorsqu’il avait affirmé : « Un mensonge peut faire le tour de la terre le temps que la vérité mette ses chaussures. » Une autre catégorie d’individus pensaient eux-mêmes que la vieille dame avait succombé à une crise cardiaque occasionnée par une situation de fatigue excessive. Quelques années plus tard, un neveu de madame Dévilien, Harry Joseph, est mort à Fort Dimanche, des suites d’emprisonnement sauvage et de mauvais traitements. La « révolution » avait encore mangé l’un de ses propres enfants.

Afin de me cabrer contre le vacarme assourdissant, j’avais décidé de m’éloigner de la maison pour quelques heures. Les grondements des assortors agaçaient mes tympans. Les voix cacophoniques de la chorale de femmes et d’hommes intoxiquaient mon esprit. J’ai pris « L’exil et le royaume de Camus », des stylos, des crayons et du papier et j’ai commencé à marcher de manière ferme et décidée. Je me rendais très souvent à cet endroit côtier de la ville dénommé Mer Frappée. Pour y accéder, il fallait traverser le village des pêcheurs, des sauniers et des paludiers. Les vagues agitées de l’océan transparent achevaient leurs courses aux pieds des mangliers flexibles, rangés par la nature comme des soldats de plomb. À quelques brasses, de l’autre côté du littoral, tout juste en face, l’habitation Phaéton se dressait comme la crête du coq dans la fraîcheur de l’aube. La traversée en canot ne durait que quelques minutes. Je venais d’avoir quatorze ans dans un pays étouffé par la terreur du « macoutisme ». Ma poésie est violente et amère. Impardonnable. Révoltée. Accusatrice. Vindicative! La voix grave m’a fait sursauter. L’homme se tenait derrière moi et lisait à voix étouffée les mots que je soudais ensemble pour exprimer mon état d’âme. Il m’a demandé mon âge. Je lui ai dit… avec un peu d’hésitation. Vraisemblablement, il était lui même dans la première moitié de la vingtaine. Des oiseaux criards survolaient les mangliers écrasés sous le soleil pesant de juillet. Heureusement que les écoles avaient fermé leurs portes comme d’habitude à la fin du mois de juin! Le jeune homme caressait son menton, jetait un regard furtif autour de lui, et commençait à me parler… D’abord, du christianisme.

« – Jésus, dit-il, n’a pas prêché la résignation… Sinon, il ne serait pas crucifié par les Juifs et les Romains. Ses sermons dénoncent avec véhémence la dictature politique, l’injustice sociale, les inégalités économiques. »

« – Mais Jésus se préoccupait surtout de l’Évangile. Il parlait de paradis ; il prêchait le salut des âmes ; il annonçait le royaume des cieux. Il ne faisait jamais allusion à la politique », enchaînais-je tout de suite.

Il faudrait que nous prenions le temps d’analyser, de scruter à la loupe chacune des paroles de cet Être extraordinaire. Jésus est un révolutionnaire !

Qui, dites-vous ! ? Je ne saisis pas tout à fait… !

Il ne faut pas oublier que Jésus a chassé les marchands du temple à coups de fouet et qu’il a prononcé des paroles d’une rare violence : « Je suis venu jeter un feu sur la terre. Comme je voudrais qu’il soit déjà allumé !… Pensez-vous que je sois venu donner la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais la division. »

Expliquez-vous…!

D’accord, je m’explique. Dans ses prédications enflammées, Jésus a sévèrement condamné les oligarques, c’est-à-dire, les minorités d’hommes et de femmes cupides qui accaparent, à eux seuls, toutes les richesses de la terre et qui font travailler les pauvres gens dans les usines de sous-traitance pour des salaires de pitance. La philosophie de Jésus a bouleversé même les esprits les plus raffinés. La Bible nous parle d’un grand intellectuel, un dénommé Nicodème, qui était profondément troublé par les révélations mystérieuses du Christ. Les paroles de cet homme nous ont permis de comprendre que ce n’est pas facile de détourner les esprits corrompus et pervers des voies du mal et de la méchanceté.

Et alors ?

Il faut déraciner l’ivraie et planter d’autres choses à la place…

Comme quoi ?

Des plantes comestibles…

Des plantes comestibles ?

C’est tout simplement une façon de parler… Écoutez petit ! Pourquoi y a-t-il tant de souffrances, tant de misères, tant de privations dans le monde ? Réfléchissez bien ! Pourquoi, selon vous, les individus qui travaillent, pourtant de l’aurore à l’Angélus, n’arrivent pas à manger à leur faim, à mettre de côté un malheureux pécule pour envoyer leurs enfants à l’école ? Pourquoi Lazare s’est-il contenté de ramasser les miettes qui tombaient de la bouche du riche pour soulager son estomac creux, calmer son ventre vide ?

C’est quoi la réponse ?

Elle est simple, mais pas facile. Voici ce que je veux dire : il faut changer le mode de fonctionnement des États pour que les richesses de la terre cessent de profiter à une minorité d’individus rapaces, sans scrupules. Ce n’est pas vrai que les êtres humains sont condamnés dès la naissance à suivre les pas d’une destinée soi-disant immuable ! Non, il n’est écrit nulle part que les pauvres sont condamnés dès la naissance à être « pauvres »; et les riches déjà désignés «riches ». Ce sont les courants religieux alliés aux mercenaires de la politique et de la finance qui ont insufflé ce courant défaitiste à la manière d’interpréter les Saintes Écritures. L’homme ne vit pas seulement de pain, c’est vrai ; mais il vit aussi de pain ; sinon, il crève.

Voudriez-vous insinuer par hasard que les peuples infortunés seraient eux-mêmes responsables de leurs malheurs ?

Oh non, pas du tout ! Ce ne serait pas juste de le dire comme cela ! Par contre, ils ont un rôle à jouer pour renverser l’ordre des choses. Notre destin, c’est ce que nous sommes capables de faire nous-mêmes de notre vie. Il faut s’imposer des sacrifices ; prendre les grands moyens; renverser les obstacles ; enjamber les barrières ; poursuivre la route jusqu’à la victoire. S’organiser et lutter ! Voilà le chemin sûr qui permettra aux populations délaissées, exploitées… d’améliorer leurs conditions de vie terrestre, de satisfaire leurs revendications légitimes… Pour le paradis, pour la vie éternelle, pour la vie après la mort, on verra…

Cela exige une certaine préparation…

Vous voulez dire un certain niveau de conscientisation.

Exactement…

Laissez-moi vous dire cher ami : chaque peuple doit rechercher son Jésus ! Pas celui qui lui est offert dans les religions importées ! Un Jésus qui représente pour lui la force du bien, qui soit capable de triompher du mal et d’exterminer les scorpions de l’exploitation, de l’injustice, de l’oppression et de la répression.

Par quel signe pourra-t-on le reconnaître ?

Ce n’est pas compliqué… L’homme qui saura vaincre la peur, qui sera capable de défier les dictatures les plus féroces et qui parviendra à guider vos pas sur le chemin de la liberté et de la dignité, dites-vous bien, ce sera sans aucun doute celui-là.

Pour mon interlocuteur, les religions ne sont purement et simplement que des méthodes d’aliénation habilement utilisées par l’Occident pour mouiller la mèche de la chandelle de résistance des masses populaires. Alors, je lui ai demandé :

Êtes-vous une personne athée ?

Cela n’a rien à voir avec la foi chrétienne. Il ne faut pas oublier comment les puissances coloniales ont exterminé les Indiens et pourquoi ils ont fait venir des Africains en Amérique.

Pour s’enrichir…

Pour enrichir aussi les mégapoles et les métropoles : L’Angleterre, La France, L’Espagne… Tous ces pays-là ont le sang des esclaves Indiens et africains sur la conscience. Les nazis ont été jugés et condamnés à Nuremberg pour crime contre l’humanité. Mais aucun tribunal n’a été institué pour punir les bourreaux impliqués dans le génocide des autochtones de l’Amérique et responsables des atrocités inimaginables, indescriptibles contre les Africains enlevés de force de leur continent et esclavagisés avec hargne et ténacité. Il n’y a même pas eu une parodie de justice. Qui va juger les États-Unis pour Hiroshima et Nagasaki? L’Angleterre pour les 15 millions de d’individus qu’elle a sacrifié en Inde ? La France pour Haïti, Algérie et les autres? Je pourrais en rajouter jusqu’à l’infini! C’est la fable d’Ésope et de La Fontaine : « Les animaux malades de la peste. »

Vous avez parfaitement raison…

Et ce n’est pas tout… Tous ces crimes ont été commis au nom de la religion. Avec la complicité d’une certaine religion !

La religion du Vatican ?

Avec des croix et des épées, les occidentaux se sont partagé l’Afrique, l’Amérique, l’Océanie… et même l’Asie. Ils ont volé des trésors, construit des églises et distribué des chapelets. Ils ont dépouillé des peuples de leurs richesses… Jusqu’à présent, ils continuent à le faire avec la complicité des gouvernements locaux dirigés par des valets, des assassins, des dictateurs, des sanguinaires, des mégalomanes assoiffés de pouvoir.

Mais l’esclavage est aboli depuis longtemps…

Officiellement, oui. Pas officieusement… Il est pratiqué aujourd’hui de manière subtile et intelligente dans les usines de sous-traitance, les manufactures, les latifundia, les haciendas… Et même dans les écoles congréganistes. Je parle surtout des établissements scolaires des Frères de l’instruction chrétienne, des Sœurs de St-Joseph de Cluny, de la Charité et des autres…

Je ne vous suis plus !

Êtes-vous allé à l’école chez les Frères ?

Bien sûr. Pourquoi ?

Les religieux et les religieuses qui dirigent ces institutions sont des descendants directs des anciens colons en Amérique et en Afrique. Ils ont battu nos ancêtres pour les forcer à travailler dans les champs de maïs, de banane, de cacao, de café, de coton et d’indigo. Aujourd’hui, ils sont en train de nous fouetter pour nous apprendre les rudiments de l’alphabet. Tu imagines !

Vous avez raison… Les Frères nous battaient pour tout ; même pour le football.

Et la mentalité, c’est quoi ? Ils se mettent en tête que les peuples de la périphérie sont des paresseux, des âmes sans intelligence, des misérables qui ne sont pas capables de fonctionner sans le fouet. Il y a cependant une leçon que je retiens de la religion chrétienne.

C’est quoi ?

Et je trouve l’idée très intéressante… Pour vivre, il faut mourir. Il faut affronter la mort… Il faut passer par la mort pour accéder au paradis.

Qu’est-ce que cela veut dire au juste pour vous ?

Un système de société juste et équitable ne verra jamais le jour si nous ne trouvons pas la force suffisante, le courage nécessaire de combattre, d’anéantir, et d’enterrer le système qui nous maintient dans ce mode de fonctionnement sociétal inspiré de la féodalité et de la barbarie. La liberté des nations se mesure à l’aune de la bravoure, de la détermination, de l’héroïsme… La Russie l’a fait. Cuba également, pas longtemps.

Vous pensez que les gens sont heureux en Russie, en Chine et à Cuba.

Je ne peux pas répondre tout à fait à leur place. Je ne suis pas encore allé en Chine et à Cuba après la révolution. Seulement, il faut retenir qu’aucune société terrestre n’arrivera à fonctionner parfaitement, c’est-à-dire, en résolvant tous les problèmes des citoyens. Peut-être, c’est ce que tu entends toi-même par « vivre heureux ». Le bonheur n’a pas le même sens pour toi et pour moi ; le bonheur n’a pas le même sens pour tout le monde : c’est un sentiment de bien-être procuré par une expression de satisfaction individuelle ou collective. Si les citoyens ne se sentent pas heureux dans les systèmes de société instaurés en Union Soviétique et à Cuba, tôt ou tard, ils manifesteront publiquement leur frustration, leur crainte, leur désaccord, leur déception et leur volonté de rupture.

Mais Russie, Chine, Cuba : ce n’est pas la « démocratie… »

Ceux-là qui le claironnent sur la place publique, ont ils eu au moins la décence de fournir une définition honnête de la « démocratie » ?

On raconte que des individus sont gardés en prison ou assassinés dans ces pays…

Emprisonnés ou exécutés… Cela fait toute une différence. C’est la « démocratie » qui les a jugés et condamnés. Le peuple est souverain ; il a fait sa révolution ; il a le droit de sévir contre ses anciens bourreaux… Le Tsar Nicolas II a été exécuté avec sa famille parce que le tribunal du peuple en avait décidé ainsi. Il avait fait tirer sur des gens malheureux qui manifestaient pacifiquement contre le chômage, la famine, la répression… Il faut interpréter cette décision comme une sévère mise en garde pour l’avenir. La démocratie ne signifie pas l’impunité. Êtes-vous au courant de ce que Batista a fait à Cuba ? De la façon dont il a traité les étudiants et les paysans ? Dans le domaine de la gouvernance politique, Nicolas Machiavel nous apprend que le « Chef » doit se débarrasser de toutes les préoccupations morales et religieuses. J’admets qu’il peut être difficile parfois de savoir – et cela dans les deux cas – ce qui est moral ou religieux, et ce qui n’est pas moral ou religieux! L’« acte de tuer » est-il moral, immoral ou amoral? Choisissons un exemple précis : à la guerre, le soldat qui refuse de tuer et qui se laisse tuer ne devient-il pas – par son attitude lâche et suicidaire – immoral envers lui-même? Car il a responsabilité de protéger sa vie, de secourir ses camarades en danger. Et le plus important, le devoir de défendre sa patrie, d’épargner à son peuple, au prix de tous les sacrifices, le déshonneur, l’humiliation et l’oppression des États ennemis. S’il ne le fait pas, il transgresse la loi de l’entraide et de la solidarité collective. Il n’est pas mort en héros, ce soldat dégonflé, pusillanime. Il est mort en lâche. Il ne mérite pas de la patrie. L’autodéfense, la défense tout court, est légitime et sacrée. Le militaire qui revient du champ de bataille est décoré par la société. Les foules qui l’applaudissent n’ignorent pas qu’il a enlevé des vies, infligé des blessures mortelles aux individus anonymes qui campaient en face de lui. Cependant, il est revenu vivant. Il a accompli un devoir moral, patriotique et politique. Che Guevara a assisté lui-même à l’exécution des tortionnaires de Fulgencio Batista. Ni Castro, ni Raoul, ni Che, ni Camilo ne l’ont regretté. Ils ont fait exactement ce que recommandait Mao Tsé-toung : ne pas laisser vivants ses adversaires derrière soi, sur un terrain de combat. Il faut s’assurer de les mettre définitivement hors d’état de nuire. Ils sont puissants, ils ont beaucoup d’argent, ils peuvent facilement arriver à reconstituer leurs forces et à administrer de mauvais coups. Souvent même dans le dos. On ne peut pas dissocier « l’acte de tuer » de « l’art de la guerre ». Il existe entre les deux, à n’en point douter, une « relation indissoluble ».

Batista les a traités comment ?

Il a emprisonné les intellectuels qui critiquaient son gouvernement. Il a spolié les terres des campagnards pour les mettre à la disposition des capitalistes nord-américains. Il a livré le pays de José Marti à la mafia sicilienne. Partout à la Havane, des maisons de jeux, des foyers de prostitution, des bordels tenus par des bourgeois corrompus, où le sexe, lité comme des poissons salés, devenait un commerce lucratif. Chez nous, nous avons connu les mêmes problèmes avec Élie Lescot, Sudre Dartiguenave… Les cacos de Péralte et de Batraville qui ont combattu les forces de l’occupation, étaient-ils des anges ou des démons ? Ceux-là qui répètent qu’il n’y a pas de « démocratie » dans les pays où les peuples ont pris leur destinée en main, ils sont dans l’autre camp. Ce sont eux qui arment les bras des tortionnaires, des dictateurs sans foi ni loi pour qu’ils mitraillent les enfants du peuple. Ils diront ce qu’ils voudront, ces satanés pilleurs de tombes, car le « mal » ne pourra jamais régner indéfiniment sur le « bien ».

Vous n’avez pas peur de parler comme vous le faites ? Les adultes de mon quartier disent toujours que parler de politique pourrait attirer les malheurs. Il y a des personnes méchantes qui espionnent les familles et qui vont ensuite rapporter leurs propos « aux forces de l’ordre », c’est ce qu’ils répètent…

Il ne faut pas les appeler « forces de l’ordre ». Dites plutôt « forces des ténèbres ». On ne peut pas craindre l’ordre. Il personnifie la beauté, l’esthétique, la sérénité, la joie et la paix. On parle de l’ordre de l’univers pour évoquer le génie du Créateur. La mer, les arbres, les ruisseaux, les montagnes, le soleil, la lune, les étoiles, les animaux… tout cela nous émerveille, car ils font partie de l’ordre, de la logique de la Création. Rappelez-moi la question que vous m’avez posée.

Je vous ai demandé si vous n’avez pas peur…

Écoutez ! Aucun être humain n’est au-dessus de la peur. Par contre, un homme ou une femme doit être capable de contrôler et de surmonter sa peur pour éviter le déshonneur, la honte et le ridicule. C’est la peur qui nous enlève nos « droits fondamentaux » et qui compromet notre « liberté ». Si vous êtes capable de défier la mort pour conserver votre dignité, vous serez toujours un « homme libre ». Même la prison, même la mort ne pourra pas vous l’enlever, votre liberté…! La mort craint les braves. Avez-vous vu l’adaptation cinématographique du livre d’Alexandre Dumas ?

Lequel ?

« Le Comte de Monte Cristo ».

Je l’ai vu…

En prison, l’abbé Faria dit à peu près ceci au jeune homme, Edmond Dantès, détenu comme lui au Château d’If : « Je vais faire de vous un homme libre ». Dantès lui répond : « Vous allez me faire sortir d’ici ». Le vieil homme sourit et enchaîne : « Ils vous reprendront et ils vous remettront en prison… Je vais plutôt vous donner quelque chose qu’ils ne pourront jamais vous enlever : la connaissance. » J’ai écrit cette phrase dans un petit carnet de notes : « C’est sur la connaissance que se greffe l’expression politique éruptive qui propulse le moteur de la lutte pour la justice sociale et économique, de la lutte pour le changement des conditions de vie des pauvres… »

Je voudrais que vous soyez plus clair… Tout cela me parait un peu obscur.

Beaucoup de poètes qui occupent des places importantes, enviables dans la littérature de leur pays, ont connu à un moment de leur vie l’expérience décevante de la prison. Le saviez-vous ?

Non !

Je pourrais vous citer : Villon, Apollinaire, Mallarmé, Verlaine. Et qui d’autres encore ? Marot, Chénier, Cayrol. Sans oublier Fondane, Benjamin Fondane, gazé dans les camps de concentration nazis. En prison, il a eu le courage de continuer à écrire ses poèmes et de les faire publier. Écoutez :

« Force, espérance, droit !

Que de feuilles tombées sur ces routes.

Immenses Les routes.

Que de feuilles !

Qui donc écoute encore la chanson des résines ? »

« – N’est-ce pas vraiment beau ? On peut emprisonner les individus ; mais pas leurs idées ! Et c’est par leurs pensées qu’ils vivront à travers les âges. Tous les êtres humains sont nés avec la liberté de penser, de s’exprimer, d’agir… Ils ne devraient pas laisser à d’autres l’indécence et la grossièreté de leur en priver. S’il devait arriver le temps pour un homme ou une femme de choisir entre « exercer ses droits naturels et mourir », et « renoncer à sa dignité et vivre », l’un ou l’autre ne devraient-ils pas opter pour ce qui confère aux citoyens la Grandeur et l’Honneur? »

C’est-à-dire ?

Imiter Toussaint Louverture, John Adams, Ernesto Guevara, Mohandas Karamchand Gandhi et tous les autres citoyens célèbres et conséquents qui ont bien servi leur pays et leur peuple.

J’ai passé la nuit à réfléchir sur ces noms vénérables qui revenaient souvent dans la bouche de l’homme. Il les citait avec passion et respect dans toutes les conversations qu’il engageait avec moi. C’étaient des citoyens charismatiques qui n’avaient pas trahi leur conviction, leur croyance et leur foi. Ils n’acceptaient pas le destin de la fatalité historique. Comme pour Thomas More, la hache du bourreau n’avait pas fait reculer leur idéal démocratique. « They had a dream of hope for humanity. » Et ils se sont sacrifiés jusqu’à la mort en tentant de matérialiser ce « Rêve » porteur d’espoir pour leur peuple. Pour l’Humanité. Déjà à cette époque, j’avais trouvé le « mien ». Dans une situation de dictature politique, le comportement du peuple doit faire l’objet de questionnement et d’analyse. N’est-ce pas lui qui est toujours prêt à participer aux mascarades électorales qui légitiment les tyrans et qui leur ouvrent, par la fraude, les portes du pouvoir politique et les barrières de la suprématie sociale ? Certes, il le fait par ignorance ou pusillanimité. Mais qu’importe! François Duvalier pouvait il accéder et rester au pouvoir durant toutes ces années sans avoir bénéficié d’une certaine forme de connivence involontaire de la part des masses populaires maintenues âprement sous l’effet de l’hébétude, de l’abrutissement, de l’épouvante et de l’aveulissement ? Cette « complicité inconsciente » dont je parle s’appelle l’«immobilisme ». L’immobilisme est généré par la peur de la prison, par la phobie de la torture, par la crainte de la mort… Les peuples ne sont-ils pas aussi les artisans de leurs malheurs ? Les êtres humains sont nés avec une conscience qui leur permet de distinguer le « Bien » et le « Mal ». On rit dans la joie. On pleure dans la souffrance. On se révolte dans la maltraitance sociale, la flagellation économique et la brutalité politique.

François Duvalier a été élu président de la république d’Haïti le 22 septembre 1957 pour une période de 6 ans. 4 ans plus tard, soit 2 ans avant la fin de son mandat, plus précisément le 30 avril 1961, il se fait réélire pour une durée de 6 ans. Le 14 juin 1964, trois années après la date de son deuxième mandat, il se proclame lui-même président à vie.

Le docteur Duvalier, dit-on, est venu au monde à Carrefour, une banlieue située au sud de Port au-Prince, le 14 avril 1907. Selon certains historiens, il est le petit fils d’un Martiniquais qui avait émigré en Haïti. Son père, Duval Duvalier, un prédicateur protestant, était nommé juge de paix d’abord à Grandbois, puis dans la commune de Carrefour. De 1915 à 1922, Duval Duvalier a occupé un petit emploi d’instituteur. Il recevait un salaire misérable de 4 dollars par mois. De la mère du dictateur François Duvalier, je ne sais pas vraiment grand chose. Sinon, qu’elle était une pauvre paysanne connue sous le nom d’Uritia Abraham, qui travaillait pieds nus dans une boulangerie. Elle serait devenue folle par la suite. François Duvalier a fait ses études primaires et secondaires au lycée Pétion sous la direction notamment de Dumarsais Estimé et du docteur et philosophe Jean Price Mars, qui a écrit le célèbre ouvrage « Ainsi parla l’Oncle ». En 1928, après ses études classiques, il entre à l’école de médecine. Il a obtenu son diplôme six années plus tard, soit en 1934. En 1939, Duvalier épouse à l’église St-Pierre de Pétion-Ville, Simone Ovide, infirmière, fille de l’écrivain et créoliste Jules Faine. Simone Ovide a été élevée dans un orphelinat tenu par une ressortissante française. Lorsque Dumarsais Estimé accède à la présidence d’Haïti en 1946, François Duvalier est nommé secrétaire d’État du Travail et de la Santé publique. En 1950, Estimé fait passer un amendement constitutionnel, l’habilitant à solliciter un nouveau mandat. Beaucoup de sénateurs s’y opposent. Le président Dumarsais Estimé décide de manière tout à fait unilatérale de dissoudre le Sénat de la république d’Haïti. C’est à ce moment-là que le colonel Paul Eugène Magloire entre en scène et met fin au pou voir de Dumarsais Estimé au moyen d’un coup d’État militaire. Le secrétaire d’État du Travail et de la Santé publique, François Duvalier, gagne le maquis. Il se cache tantôt chez Ducasse Jumelle, qu’il fait assassiner trois ans plus tard, ainsi que son frère, Charles Jumelle, tantôt chez un prêtre catholique, le révérend Jean-Baptiste Georges. Et également chez un avocat, Colbert Bonhomme, au Chemin des Dalles.

Le 7 septembre 1956, avant la chute de Paul Eugène Magloire en décembre 1956, docteur François Duvalier annonce sa candidature à la présidence d’Haïti. À cette époque, le National, journal officiel, présente François Duvalier comme un «houngan » qui aspire à diriger l’État haïtien. Sa nationalité haïtienne est également mise en doute. Dès son accession au pouvoir, le médecin du « pian » se met à la tâche de balayer toutes les organisations sociales et politiques qui évoluent dans le pays.

Depuis le 22 septembre 1957, les partis et les groupements politiques n’ont plus droit de cité en Haïti. Là où deux ou trois personnes se réunissent, pour François, le communisme est sûrement au milieu d’eux. Le décret-loi rédigé et remis par François Duvalier au Parlement obséquieux, et qui a été rapidement ratifié, prescrit la peine capitale pour les individus accusés de travailler au renversement du gouvernement. Plusieurs chefs de famille, des jeunes de vingt ans, des adolescents, ont terminé leur existence dans les sombres cachots des casernes Dessalines, de Fort-Dimanche ou ailleurs. Ils ont commis, la plupart d’entre eux, le crime de se grouper entre amis pour se divertir, jouer aux cartes, discuter de leur avenir dans un pays enfoncé dans les ténèbres d’une politique répressive. Des fanatiques zélés du duvaliérisme diront peut-être de moi, – comme certains l’ont fait pour Rivarol –, que je ne vois que le « mal du bien ».

Le duvaliérisme aliène tous les droits naturels des Haïtiens. Exactement comme l’ont fait le mussolinisme en Italie et l’hitlérisme en Allemagne. Daniel Guérin, le militant anticolonialiste et théoricien du communisme libertaire, qui déteste les sectes bourgeoises et qui collaborait avec la revue de Pierre Monatte, La Révolution prolétarienne, explique – à tort ou à raison – que « le parti unique, monolithique est une création relativement récente. Il est né de la consolidation autoritaire de la révolution d’octobre en Russie, qui, faisant d’une pierre deux coups, élimina les partis politiques, autres que le parti gouvernemental, et assassina la démocratie populaire à la base. » Il faut reconnaître que l’infaillibilité de cette réflexion n’est pas facilement démontrable. Une fois arrivé aux États-Unis, j’ai compris moi-même que le multipartisme – qui obombre le vote électoral et l’alternance gouvernementale – n’était pas la bannière exclusive et représentative de la « démocratie », au sens de son étymologie. Existe-t-il, à proprement parler, une « démocratie populaire » ? Cependant, je reconnais que, dans le cas du duvaliérisme, la considération de Daniel Morin, l’écrivain révolutionnaire, avait sa place. L’élection frauduleuse du médecin de campagne se révèle effectivement comme une stèle de déshumanisation, une chapelle de zombification, un autel d’immolation et une procession des spectres de la mort dans un pays déjà étranglé par les Hécatonchires de l’impérialisme.

François et son fils Jean-Claude, l’héritier du trône

Dès 1960, la Chambre du Sénat haïtien cesse de respirer. François Duvalier devient Attila, le chef des Huns. Il s’autoproclame – sans gène, sans contrariété et sans résistance – président à vie de la république, avec le pouvoir de désigner son successeur avant son retour en enfer. Il institue son parlement monocéphale où, chaque matin, comme dans une mosquée ou une pagode, les députés « j’approuve », coordonnés par Ulrick Saint-Louis, sont contraints de vénérer l’effigie du dictateur. Le climat de méfiance et de peur est alimenté par les vieilles formules nazies: emprisonnement arbitraire, tortures physiques et psychologiques, travaux forcés, exécutions sommaires, etc. Cet Yvan le Terrible étançonne les Haïtiens contre un mur de psychose immesurable. Ses pratiques inhumaines de gouvernance allument au sein même du peuple des flambeaux de traîtrise, des incendies de dénonciation qui lui permettent de désaltérer sa soif de cruauté politique et d’étirer la liste des victimes innocentes.

Les enquêtes statistiques font déjà état des dizaines de milliers de prisonniers qui attendent dans les couloirs de la mort. Si le président assassin doit encore usurper le pouvoir pour une période de dix ans, la moitié de la population haïtienne prendra la route de Fort- Dimanche, ou sera fusillée au Champ-de-Mars, à l’aube du jour naissant.

Robert Lodimus

L’inconnu de Mer Frappée

(Prochain extrait : chapitre IV, L’inquiétude)

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[1]Martin Gray, écrivain, auteur du célèbre roman « Au nom de tous les miens » adapté au cinéma…