—Par Jean Samblé, à partir des analyses de Lilia Burunciuc, Directrice régionale de la Banque mondiale pour la Caraïbe —
Pendant plus de soixante ans, les pays de la Caraïbe ont bâti leur modèle touristique sur un trio aussi séduisant que fragile : le soleil, la mer et le sable. Ce triptyque, qui a forgé l’image de carte postale de la région dans le monde entier, continue d’attirer des millions de visiteurs. Pourtant, derrière cette apparente réussite, le secteur souffre de déséquilibres profonds. Il est aujourd’hui à un tournant.
Dans une tribune récente, Lilia Burunciuc, Directrice régionale de la Banque mondiale pour la Caraïbe, dresse un constat lucide : le modèle touristique actuel, basé sur la quantité plutôt que sur la qualité, est économiquement inefficace, socialement inégalitaire, et écologiquement intenable. La crise du COVID-19 n’a fait qu’amplifier cette réalité, exposant la vulnérabilité extrême d’économies trop dépendantes d’un tourisme de masse peu structurant.
Un poids économique important, mais des retombées limitées
Le tourisme représente en moyenne plus de 22 % du produit intérieur brut (PIB) des pays caribéens, et emploie environ 2,75 millions de personnes, notamment des jeunes et des femmes. Ces chiffres impressionnants cachent toutefois une réalité plus nuancée.
La croisière, qui constitue aujourd’hui plus de 50 % des arrivées touristiques dans la région, génère très peu de retombées économiques locales. En moyenne, un croisiériste dépense entre 37 et 140 dollars US par escale, et nombreux sont ceux qui ne quittent même pas leur navire. À l’opposé, les touristes en séjour dépensent plus de 1 600 dollars US par voyage, sans inclure vols ni hébergement. Quant aux amateurs de tourisme d’aventure – un marché en forte croissance – leur panier moyen dépasse 2 300 dollars US.
Autrement dit, le type de tourisme importe. Plus qu’un simple volume de visiteurs, c’est la nature de leur séjour qui détermine l’impact économique réel sur les territoires. En l’état, le modèle dominé par la croisière offre peu de valeur ajoutée, peu de liens avec les autres secteurs de l’économie, et peu de bénéfices pour les populations locales.
Le piège des all-inclusive et la fuite des richesses
Les grandes chaînes d’hôtels all-inclusive, souvent étrangères, accentuent ce phénomène. En concentrant toutes les prestations (hébergement, restauration, excursions, etc.) dans des enceintes fermées, elles laissent peu de place aux prestataires locaux : producteurs agricoles, restaurateurs, artisans, guides, transporteurs, etc.
Pire, ces établissements fonctionnent avec un taux élevé de « fuite économique » : les approvisionnements sont importés, les bénéfices rapatriés, et les liens avec l’économie locale sont minimes. Entre 2010 et 2013, les avantages fiscaux accordés aux investisseurs touristiques dans les pays de la Caraïbe ont représenté jusqu’à 7 % du PIB en manque à gagner pour les gouvernements.
La concurrence féroce entre États insulaires pour attirer ces investissements mène souvent à une course vers le bas : exonérations fiscales massives, assouplissements réglementaires, normes environnementales minimales. Cette stratégie, à court terme, fragilise les États et nuit à la coordination régionale.
Un modèle écologiquement insoutenable
Au-delà des questions économiques, l’impact environnemental du modèle actuel est particulièrement préoccupant. Les grandes infrastructures touristiques consomment énormément de ressources : eau potable, énergie, espaces naturels. Elles produisent aussi des volumes considérables de déchets et d’eaux usées, souvent mal traités.
Les écosystèmes les plus précieux de la région – mangroves, récifs coralliens, plages – subissent une pression croissante. L’urbanisation côtière désordonnée, combinée aux effets du changement climatique, provoque une érosion rapide de ces milieux, pourtant essentiels à la résilience écologique et à l’attractivité touristique.
Sans action volontariste, la Caraïbe risque de perdre ce qui constitue justement son principal attrait.
Vers un tourisme durable et inclusif : les solutions existent
L’heure est donc venue de repenser le tourisme caribéen. Les solutions sont connues, déjà expérimentées localement, et soutenues par des institutions comme la Banque mondiale. Voici les axes prioritaires d’une transformation en profondeur :
1. Taxer intelligemment pour protéger
Mettre en place des redevances environnementales (pour les croisiéristes, les visiteurs de sites naturels, ou les stations balnéaires) permettrait de financer la gestion des déchets, la protection des écosystèmes, et la maintenance des infrastructures publiques. Ces recettes pourraient être fléchées vers les communautés locales et les projets durables.
2. Réorienter les investissements vers les acteurs locaux
Favoriser les circuits courts, soutenir les petites entreprises locales, améliorer l’accès au financement pour les artisans, agriculteurs, restaurateurs, guides : autant de leviers pour créer une économie touristique plus inclusive. Cela nécessite une meilleure coordination entre les ministères du tourisme, de l’économie et de l’environnement.
3. Encourager les formes alternatives de tourisme
Le tourisme d’aventure et de nature, encore sous-développé dans la région, représente un potentiel énorme. La Dominique, avec son Waitukubuli National Trail, montre la voie. Ces formes de tourisme attirent des voyageurs plus dépensiers, soucieux de leur impact, à la recherche d’expériences authentiques, et favorisent une empreinte écologique plus légère.
4. Renforcer la gouvernance et la transparence
Des cadres réglementaires cohérents, transparents et stables permettent d’attirer des investisseurs responsables, respectueux des normes sociales et environnementales. Cela passe aussi par la coopération régionale, notamment pour éviter la concurrence fiscale délétère et coordonner les politiques de promotion touristique.
Des signes encourageants, mais un effort à amplifier
Des initiatives positives émergent déjà. À Sainte-Lucie, le Tourism Enhancement Fund canalise les contributions volontaires des visiteurs vers des projets de développement durable. D’autres îles commencent à repenser leur stratégie marketing en mettant en avant l’écotourisme, le patrimoine culturel, ou les savoir-faire locaux.
Mais pour que ces efforts portent leurs fruits, une transformation systémique est nécessaire. Elle suppose du courage politique, de la vision à long terme, et un engagement collectif à placer le bien-être des populations et la préservation des ressources au cœur du modèle touristique.
Faire du tourisme un moteur de développement équitable
La Caraïbe possède tous les atouts pour devenir une référence mondiale en matière de tourisme durable, équitable et résilient. Son patrimoine naturel exceptionnel, sa richesse culturelle, et l’énergie de ses habitants sont autant de fondations solides.
Ce qui manque encore ? Un changement de paradigme. Passer d’un tourisme extractif à un tourisme qui enrichit réellement les territoires. D’un modèle de volume à un modèle de valeur. D’une logique de concurrence à une logique de coopération.
Comme le souligne Lilia Burunciuc, le moment est venu de faire des choix audacieux, pour que le tourisme caribéen profite pleinement à ceux qui y vivent, et pas seulement à ceux qui y passent.