— Par Hélène Lemoine —
Révélation du dernier Festival de Cannes où il était présenté en section Un Certain Regard, Le Rire et le Couteau confirme le talent singulier du cinéaste portugais Pedro Pinho. Avec ce film-fleuve de plus de trois heures et demie, le réalisateur livre une œuvre ambitieuse qui interroge avec une rare finesse les rapports de domination contemporains.
Un voyage initiatique au cœur des paradoxes contemporains
Le film s’ouvre sur les traces d’Antonioni et de son Profession : reporter. Un homme seul traverse le désert au volant de sa voiture, incarnation parfaite de l’Occidental en quête d’identité. Mais là où Antonioni laissait son fantôme s’évaporer, Pedro Pinho ancre son récit dans une réalité postcoloniale saisissante.
Sergio, ingénieur environnemental portugais interprété par Sérgio Coragem, débarque en Guinée-Bissau pour évaluer l’impact écologique d’une route traversant une zone marécageuse habitée par des paysans. Mission apparemment technique, le voyage devient rapidement une plongée vertigineuse dans les mécanismes du néocolonialisme et de la domination.
L’art du trouble identitaire
Naviguant entre élites corrompues et population démunie, Sergio incarne malgré lui la figure du « néocolon » conscient de sa position problématique. Cette conscience n’atténue pourtant pas sa capacité de nuisance, et c’est précisément cette ambivalence que Pedro Pinho explore avec une subtilité remarquable.
Le cinéaste établit un parallèle saisissant entre son personnage et sa propre position de réalisateur. Comme Sergio cherche sa place en territoire étranger, le metteur en scène questionne la légitimité de sa caméra, conscient qu’elle perpétue une forme de regard dominant. Cette mise en abyme confère au film une dimension métacinématographique particulièrement pertinente.
Une déconstruction incarnée
Le Rire et le Couteau évite l’écueil du didactisme en ancrant sa réflexion politique dans la chair et le désir. Pedro Pinho conjugue déconstruction du néocolonialisme, du patriarcat, des normes de genre et du racisme dans un récit résolument charnel. Le film devient ainsi « sapiosexuel » et « intersectionnel », pour reprendre les termes de la critique.
Cette approche trouve son incarnation la plus aboutie dans le triangle amoureux que forme Sergio avec Diara et Guilherme. Diara, tenancière d’une buvette fréquentée par la communauté queer de Bissau, est interprétée avec une justesse récompensée à Cannes par Cleo Diára. Guilherme, noctambule brésilienne en quête de ses racines africaines, complète ce trio incandescent joué par Jonathan Guilherme.
L’éloge de la passivité comme éthique
Le film atteint son point culminant symbolique dans une scène de sexe à trois où Sergio se laisse pénétrer par un Guinéen sous le regard de Diara. Au-delà de sa dimension transgressive, cette séquence cristallise la philosophie du film : faire du colon pénétré par le colonisé une métaphore de la déconstruction des rapports de force.
Pedro Pinho développe ainsi un « éloge de la passivité » comme éthique de vie et de cinéma. Cette passivité n’est pas résignation mais capacité d’accueil – accueillir une parole, un corps, un plan cinématographique même s’il dérange. Elle implique le renoncement à imposer son monde, ses idées, sa morale.
Une œuvre collective
Le choix de faire porter aux acteurs les noms de leurs personnages accentue le trouble entre réalité et fiction. Cette porosité révèle un processus de création collective où Pedro Pinho semble autant spectateur que metteur en scène de son propre film. L’œuvre naît de la rencontre entre multiples subjectivités, agencées avec une grâce qui valorise chaque parole, chaque regard, chaque geste.
Cette approche collaborative fait de Le Rire et le Couteau une « prodigieuse utopie de cinéma en germe », où l’auteur se révèle pluriel. Le film devient ainsi le récit d’un processus de déconstruction au travail, porté par une conscience aigüe des enjeux de représentation et de pouvoir.
Avec cette œuvre magistrale, Pedro Pinho signe un film politique majeur qui renouvelle les codes du cinéma postcolonial en réconciliant intelligence et sensualité, réflexion et émotion. Une réussite qui confirme l’émergence d’une voix singulière dans le paysage cinématographique contemporain.