Festival d’Almada : De Thomas Ostermeier et Édouard Louis, Histoire de la violence

— Par Janine Bailly —

Comment représenter sur scène la violence, dans l’intime et l’universel

En juin 2018, Thomas Ostermeier crée à la Schaubühne de Berlin la pièce Histoire de la violence ; il met en scène le texte qu’il a co-signé avec l’écrivain Édouard Louis à partir du roman autofictionnel de ce dernier. Depuis, le spectacle s’est donné à maintes reprises, en différents lieux, et c’est au festival d’Almada qu’il fait donc escale en ce mois de juillet 2025. 

Adapter cette oeuvre complexe relevait de la gageure, tant elle est polyphonique, qui donne sur un seul et même événement des perspectives différentes. Le récit, éclaté, se construit peu à peu, et sans ordre chronologique, suivant en cela la pensée erratique du protagoniste principal, Édouard qui, victime d’une violente agression sexuelle, est encore sous l’effet du traumatisme vécu. Mais le point de vue est aussitôt double, puisque l’on entend Clara narrer à son mari l’histoire que son frère Édouard lui a confiée. Si dans le roman ce dernier écoute, en embuscade derrière la porte, la façon parfois fallacieuse dont elle rapporte les faits – Édouard mentalement la corrige – il est à noter qu’ici, prenant une place de choix, Clara peut entrer en interaction avec les autres personnages.    

La pièce s’ouvre sur Édouard dans son appartement, qui d’abord observe les scientifiques de la police dépouiller la scène du crime dont il a été victime, avant de se lever pour délivrer son témoignage au rythme de la batterie jouée côté cour, tandis qu’un homme, dénudé, tente en gestes frénétiques d’effacer une trace sur le sol. Le récit est amorcé, touffu et qui pendant deux heures nous tiendra éveillés, car disons-le, sa densité, outre le fait que tous les rôles sont endossés par quatre comédiens seulement, requiert toute notre attention.

L’histoire serait simple à dire, et somme toute relevant du fait divers tragique : Paris, une nuit de Noël, dans la rue Édouard rencontre Reda. Non sans quelques atermoiements, il le fait monter chez lui, et ce qui d’abord s’avérait devoir n’être qu’une nuit d’amour passionnée vire au cauchemar lorsqu’au sortir de la douche, Édouard découvre que Reda lui a dérobé son téléphone. Ce dernier, se pensant accusé, dans un déchaînement incontrôlable de violence tente à deux reprises d’étrangler d’un foulard son amant, qu’il viole sauvagement. Mais toute la richesse de cette histoire tient au fait qu’elle donnera lieu à diverses interprétations, voire à divers jugements, prise en charge par la police, par la médecine, par la famille. Sont alors abordés les thèmes chers à l’écrivain Édouard Louis, la scission avec la famille et la vie étriquée de la province, la place de la mère, la misère physique et morale à laquelle le transfuge de classe veut échapper, le racisme ordinaire ou systémique dont font preuve le père, les policiers et même les communautés d’émigrés entre elles – kabyle n’est pas arabe – l’homophobie ambiante, les injustices sociales, l’exil du père de Reda longuement conté, et la Kabylie montrée sur l’écran…

Édouard cherche à comprendre, entre haine et pardon, le pourquoi de la violence dont il a été victime, et le pourquoi de sa propre conduite. Il commente aussi la façon dont son histoire est par les autres perçue, a besoin de dire, de se dire. Ne voudrait pas, par humanisme, idéologie, ou naïveté, porter plainte, et que la justice condamnât Reda, car la prison serait pire que ce qu’il lui fit. Pour rendre la complexité du roman, Ostermeier utilise la mise en abyme permise par l’usage de la vidéo, les personnages se filmant et projetant les images sur l’écran tendu en fond de plateau. Un plateau presque nu, qui figure tout à la fois l’appartement d’Édouard, celui de sa sœur, l’hôpital, le commissariat, la rue, des lieux imbriqués permettant aux personnages de se glisser parfois, pour observer l’action, de façon irréaliste dans un endroit où ils ne sont pas censés être.

Adapter une œuvre littéraire implique forcément de faire des choix. Thomas Ostermeier oscille entre réalisme, lorsqu’il représente sur scène, et de façon crue, le viol dans son complet accomplissement, le sang sur le corps et le vêtement, ou encore la visite médicale à l’hôpital, et imaginaire un peu décalé car que signifient ces passages dansés par les quatre comédiens ? Si le personnage d’Édouard reste émouvant, criant de vérité dans sa beauté fragile, les autres peuvent sembler un peu caricaturaux : forcément Reda affiche tous les codes du jeune de banlieue, forcément Clara se montre vulgaire de vêtements et d’attitudes, forcément le mari affalé dans un fauteuil boit – des bières ?

Si le spectacle subjugue, c’est par la force de son propos, par une dramaturgie et une scénographie de plus en plus épurées au fur et à mesure que l’on s’approche du cœur battant du drame ; ne restera, muette la vidéo, au centre du plateau que ce simple lit, lieu de l’amour et de la haine, lieu du viol, avant que ne se referme l’histoire, bouclée sur le retour de la police criminelle pour ses investigations. Et la dernière image, en noir et blanc, d’Édouard en gros plan, faisant de deux doigts un signe, qui pourrait être de victoire ? Mais il est bon de sortir de la salle avec, en plus de ses émotions, des interrogations, des hypothèses…

Almada, le 11 juillet 2025