—Par Gary Klang —-
Quiconque a lu les grands auteurs de thrillers et de romans policiers anglais ou américains (James Hadley Chase, Dashiell Hammett, William Irish, Raymond Chandler, Chester Himes, Frederic Forsyth, Robert Ludlum…) admettra sans peine qu’il s’agit là d’un genre extrêmement difficile. Il faut savoir tenir le lecteur en haleine, créer une atmosphère, camper des personnages, décrire des bagarres et des poursuites, faire des dialogues qui portent. Alors, pourquoi le discrédit jeté en France et en Francophonie sur ce genre romanesque ? Pourquoi fait-on une différence entre les œuvres «littéraires» et policières ?
N’ayant trouvé de réponse nulle part, j’ai essayé d’y voir un peu plus clair. Serait-ce le genre lui-même qui ne serait pas littéraire, qui n’aurait pas sa place dans une œuvre digne de ce nom ? Cet argument n’a aucun sens si l’on se rappelle que Crime et Châtiment est une sorte de roman policier avant la lettre et qu’Edgar Allan Poe n’a pas eu honte d’écrire Double assassinat dans la rue Morgue.
Le crime fait donc partie de la littérature.
Serait-ce le manque de vie des personnages qui expliquerait cette défaveur ? L’argument, une fois de plus, ne tient guère si l’on pense aux héros de Dashiell Hammett, à ceux de James Hadley Chase ou à l’inoubliable Philip Marlowe. Ces personnages sont aussi bien dépeints que ceux de Balzac ou de Flaubert. Ils ont des états d’âme et des manies, et sont aussi vivants que Rastignac ou que Charles Bovary.
Le discrédit proviendrait-il plutôt du style jugé trop bas ? Là encore, force est d’avouer que l’explication est sans fondement. Comparons, par exemple, Robbe-Grillet à Simenon. Peut-on dire que l’auteur de La Jalousie écrive mieux que le père de Maigret ? Pour qui a lu les deux, l’inverse serait plus près de la vérité.
Qui m’expliquera enfin ce mystère, d’autant plus opaque que l’on trouve parmi les littéraires, et non des moindres, des lecteurs passionnés du genre pratiqué par James Hadley Chase ou par Ludlum ? Borges écrit dans Le Conte policier: «A notre époque si chaotique, il y a quelque chose qui a gardé les vertus classiques: l’histoire policière…».
Pour peu qu’on soit sincère, il faut donc admettre qu’il n’y a aucune raison valable et «littéraire» de dénigrer le roman policier. L’explication est à chercher en dehors de la littérature pour la raison que les romanciers de langue française ignorent généralement comment nouer une intrigue un peu complexe et, à la différence des Anglo-Saxons, ils se perdent dans des dissertations philosophiques, politiques ou pseudo-poétiques.
Ne pouvant ni rivaliser avec les grands auteurs de thriller, ni affirmer, sous peine de ridicule, qu’un Forsyth ou un Ludlum sont de mauvais conteurs, nos doctes romanciers attaquent par la tangente: ils critiquent tous ceux qui racontent bien et pas seulement les spécialistes du thriller: l’immense Dumas est classé pour enfants avec ses mousquetaires, de même que les auteurs qui prennent plaisir à narrer les exploits d’un héros. Comme si le simple fait de raconter des histoires vous plaçait automatiquement dans la catégorie des pas sérieux. La langue française reflète d’ailleurs fort bien cette conception et regorge d’expressions où le mot histoire est pris en mauvaise part: «raconter des histoires», «s’attirer des histoires», «ce sont là des histoires», «un homme à histoires», «ne faites pas tant d’histoires», «la petite histoire» par rapport à l’autre, etc. Dans ces cas-là, l’anglais, la langue des grands conteurs, ne fait pas tant d’histoires et n’utilise pas, si je ne m’abuse, «story» ou «history». Ces mots pour elle n’ont rien de péjoratif.
On le voit donc, le dédain de la narration est inscrit dans la langue des francophones pour des raisons provenant peut-être du classicisme sage et tranquille: un lieu, un jour et une action.
D’où les sottises du Nouveau Roman tuant l’intrigue et le personnage et transformant en principe absolu son impuissance à raconter. D’où le mépris d’intellectuels français et francophones pour les livres qui se vendent, autrement dit les best-sellers. Ce qui conduit à cette aberration : un texte n’est «littéraire» que s’il est ennuyeux comme une pluie bretonne et donne des maux de tête à ses tristes lecteurs.
Alors qu’il n’y a rien de plus fastidieux qu’un roman sans histoire. A quoi sert de décrire un monde froid et déshumanisé où il n’y a plus ni vie, ni sentiments, ni personnages ? Je donnerais volontiers toute l’œuvre de Robbe-Grillet pour un Forsyth.
D’ailleurs, cette méconnaissance de la littérature policière va si loin que lorsque j’écrivis mon premier thriller en collaboration avec Anthony Phelps, Haïti ! Haïti ! (rebaptisé plus tard Le Massacre de Jérémie) beaucoup d’intellectuels bon teint me demandèrent ce que signifiait ce terme. Pourtant, Haïti est le pays-thriller par excellence et nos romanciers auraient tout intérêt à apprendre l’art du suspense chez les maîtres du genre.
Mais ce genre littéraire est si peu connue qu’ Haïti ! Haïti ! est, à ma connaissance, l’unique thriller de la littérature française, haïtienne, québécoise, martiniquaise, guadeloupéenne, suisse ou belge (à l’exception de Jean Bruce). C’est bien dommage. Non pas pour le thriller, mais pour nos romanciers.
Ainsi, au lieu de minimiser les romans policiers et de les séparer des œuvres littéraires, il serait plus juste de regrouper d’une part, les maîtres de l’ennui (le Nouveau Roman et consorts) et de l’autre ceux qui savent captiver leurs lecteurs, aussi bien Balzac ou Dostoïevski que Forsyth et Ludlum. Qu’on cesse d’établir une distinction stupide entre les romans dits littéraires et les thrillers, car ces derniers relèvent tout comme les autres de la littérature: Dashiell Hammett, James Hadley Chase, Robert Ludlum, Forsyth, etc., sont simplement de très grands romanciers qui n’ont de leçon à recevoir de personne et qui peuvent, en revanche, enseigner à plus d’un l’art de plus en plus oublié de raconter une histoire.
GARY KLANG