— Par Patrick Singaïny —
Écrivain et essayiste.
Auteur avec Ina Césaire de « Aimé Césaire, 10 ans déjà ! », L’Esprit du Temps, 2018.
C’est avec un pincement au cœur tout particulier que j’ai appris le départ d’Ina Césaire pour le paradis des éveilleurs de conscience, au bout de ce petit matin d’une nuit fraîche de l’hiver austral de l’île de la Réunion, mon île natale. Dans « mon ici », en situation d’exil, je dois avouer qu’à travers mes chroniques et autres textes, je fais souvent des allers-retours avec l’univers poétique martiniquais auquel je dois tant. Si l’une des conversations fondatrices avec Aimé C. me revient très souvent en bouche lors d’une conférence ou d’une prise de position, le souvenir émouvant des conversations avec Ina C. – sa voix particulière – dans son appartement foyalais continue encore aujourd’hui de m’accompagner de façon fragmentaire, probablement parce que je n’ai pas eu le temps de lui dire au revoir de vive voix.
« La Femme en Blanc »
10 ans après ces conversations d’une grande richesse, nous avons effectivement repris nos échanges pour faire aboutir un vieux projet : celui de publier le texte qu’elle avait écrit avec l’encre de ses larmes lors des funérailles nationales de son père. En 2011, lorsqu’il s’est agi de publier en exergue « La Femme en Blanc » dans l’essai à plusieurs voix intitulé « Aimé Césaire pour toujours » aux éditions Orphie, Ina, au dernier moment s’était rétractée. Ce n’était pas seulement parce qu’elle avait consulté les membres de sa fratrie, c’était surtout parce que, comme elle me l’a confié in fine, « c’est beaucoup trop tôt, je veux garder Papa encore avec moi ». « La femme en blanc » est cette femme qu’Ina avait observée à travers son écran de télévision pendant la déambulation du corbillard qui menait son père vers ses funérailles. « La Femme en blanc » avait gardé sa main sur le véhicule durant tout le périple et s’est comme fondue dans la foule dès l’arrivée au cimetière. C’est ainsi que, par la seule magie du Verbe, une fille percluse par ses douloureux handicaps a pu assister aux funérailles de son père et l’accompagner jusqu’à « sa dernière demeure ».
La fille face à l’œuvre du père
Que pensait-elle « d’Aimé Césaire » ? À bien l’écouter, j’ai eu par moments le sentiment qu’elle se devait d’affirmer combien sur bien des sujets il ne pouvait avoir accord plein et entier avec certains éléments du discours du « chantre de la négritude ». J’ai plutôt en mémoire un contraste : elle pouvait évoquer avec un regard encore plus attendri sa mère Suzanne « née Roussi ». Son modèle. Mais comprenez que si la conversation tournait vers l’ébauche d’une critique envers l’œuvre démiurgique paternelle, la digne fille de son père se mettait à en parler avec passion comme la source d’une « vraie » émancipation, c’est-à-dire la dette que nous avons tous envers ce « laminaire » ; une image qu’elle affectionnait et de laquelle elle se sentait proche.
Une voix ancrée dans le terrain
Jamais, elle ne m’a narré ses pérégrinations en tant qu’ethnographe (exceptée une fois, qui plus est de façon allusive). Elle préférait évoquer ses victoires personnelles, dont elle était fière parce qu’elle avait ouvert la voie à des investigations en matière de recherches pas seulement ethnographiques. Ina C. se décrivait davantage comme une femme de terrain, appréciant la compagnie de ceux qui étaient du côté du terroir, du tellurique, de cette fibre caribéenne qui échappe à toute approche d’enfermement par la parole objective qui aussitôt désincarne. Tout Ina C. réside dans son œuvre qu’il appartient à la jeunesse d’aujourd’hui de redécouvrir et d’en retirer le charme de la magie d’un regard.
« Tracées »
Ina Césaire n’a jamais été dans l’ombre de son père. Elle a su, tout en revendiquant – sans ostentation – la filiation, tracer son propre sillon, celui de la mémoire vivante, de la parole partagée, de la culture vernaculaire réinventée. Par son œuvre, elle a permis que la transmission ne soit pas répétition, mais création ; que l’hommage ne soit pas simple célébration, mais renouvellement du regard et de l’engagement.
Son départ laisse un vide, mais aussi un héritage immense : celui d’une femme qui, toute sa vie, aura fait de la mémoire un acte de résistance, de la parole un acte de libération, et du lien entre le père et la fille, entre la Martinique et le monde, un espace de dialogue et d’espérance.
Ce que les jeunes doivent savoir
Au fait, les jeunes ! Voici qui était Ina Césaire : Ina Césaire a sillonné la Martinique et la Guadeloupe, recueillant les contes et les récits des veillées, ces traditions orales menacées de disparition. Son engagement n’était pas seulement scientifique, mais aussi profondément politique : il s’agissait de réhabiliter la culture populaire, de donner, sans ostentation, une dignité littéraire à l’oralité vernaculaire, de faire entendre la voix des femmes et des humbles.
Parmi ses œuvres majeures, lisez Contes de mort et de vie aux Antilles (1976), Mémoires d’isles (1985), L’Enfant des passages ou la geste de Ti-Jean (1987), Rosanie Soleil (1992), Zonzon Tête Carrée (1994), ainsi que de nombreuses adaptations théâtrales, sans oublier de regarder et d’étudier ses documentaires sur le carnaval, la pêche, Noël ou la Toussaint. Son écriture, sensible et engagée, puise à la fois dans l’histoire personnelle et la mémoire collective, dépeignant les luttes d’émancipation et la richesse du métissage caribéen. Une œuvre exemplaire, dont le père était fier.
Adieu Ina C . ! C’est étrangement avec l’annonce de ta délivrance que j’ai enfin accepté que ton père n’était plus de ce monde, plus de 15 ans après. Quelle filiation protectrice, forte et puissante ! Reposez enfin en paix, Grande Dame !