— Par Jean-Marie Nol —
Nous sommes en présence d’un modèle économique en crise et un modèle social devenu insoutenable financièrement en France avec la désindustrialisation , et les conséquences prévisibles pour les Antilles devraient être très dommageables !
Alors que la France s’évertue aujourd’hui à relancer sa souveraineté industrielle à travers des discours politiques volontaristes et des plans de réindustrialisation, une question demeure lancinante : comment le pays en est-il venu à ne plus savoir fabriquer ce qu’il consomme ? Cette interrogation, qui prend tout son sens à la lumière des crises récentes, notamment celle du Covid-19 mais également de la crise de la dette , dépasse le simple constat économique pour interroger les fondements mêmes du modèle social et productif français. Ce modèle, longtemps porté par l’illusion de la croissance tertiaire et par une consommation dopée à la mondialisation, est aujourd’hui au bord de l’épuisement. Et si l’Hexagone en paie déjà le prix, les départements d’outre-mer, au premier rang desquels les Antilles françaises, pourraient bientôt en faire les frais de manière encore plus brutale.
La désindustrialisation française ne relève pas d’un phénomène naturel, d’une fatalité inscrite dans les lois de l’économie moderne. Elle est, au contraire, le fruit d’une série de choix politiques, d’orientations stratégiques patronales et de bouleversements sociétaux majeurs. Depuis les années 1970, et plus particulièrement après le choc pétrolier de 1973, la France a progressivement abandonné son tissu industriel sur lequel reposait le financement du modèle social. Ce tournant historique a marqué la fin d’une époque prospère, où l’industrie représentait une colonne vertébrale économique, sociale et territoriale du pays. La montée en puissance du néolibéralisme, la foi inébranlable dans les vertus du libre-échange et l’adhésion sans nuance à la mondialisation ont conduit à des vagues de privatisations, de délocalisations et de fermetures d’usines. Le passage de l’économie productive vers une économie centrée sur les services n’a jamais été compensé par une reconversion cohérente des bassins d’emploi. Résultat : une hémorragie de compétences, une perte de souveraineté, et une dépendance accrue vis-à-vis des pays émergents.
L’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce en 2001 a marqué un point de bascule. Présentée à l’époque comme une formidable opportunité commerciale, cette ouverture s’est révélée être un piège pour les économies des pays occidentaux . L’industrie française, déjà fragilisée, a été percutée de plein fouet par la concurrence chinoise. En moins de deux décennies, le pays a perdu des centaines de milliers d’emplois industriels. Des secteurs entiers – textile, électronique, chimie, automobile – ont été laminés. Là où l’Allemagne et d’autres pays européens ont su préserver leur appareil productif en l’adaptant aux nouvelles contraintes mondiales, la France a préféré miser sur une consommation de biens importés, sacrifiant sa capacité de production au nom de la compétitivité globale.
Ce choix s’est avéré dévastateur non seulement pour l’industrie elle-même, mais aussi pour le modèle social français, largement financé par l’activité économique et industrielle. Or, ce modèle, né dans l’après-guerre et consolidé avec la départementalisation dans les territoires ultramarins, repose sur une solidarité nationale dont les piliers vacillent aujourd’hui. À mesure que l’État se désengage de ses fonctions stratégiques – protection sociale, services publics, infrastructures – les régions périphériques, souvent plus dépendantes de la redistribution sociale , se retrouvent aujourd’hui en première ligne de la crise.
Les Antilles françaises, départementalisées en 1946, ont longtemps été intégrées dans cette logique de redistribution et d’égalisation sociale. Mais cette promesse d’égalité réelle se heurte désormais aux limites du système. Le ralentissement économique, la crise de l’emploi, la montée des inégalités et l’épuisement des ressources publiques fragilisent dangereusement la cohésion sociale. Dans ce contexte, l’évolution statutaire, de plus en plus présente dans les débats publics antillais, ne saurait être appréhendée sans tenir compte de ce contexte de délitement national. Toute modification institutionnelle, qu’elle aille dans le sens d’une plus grande autonomie ou d’une indépendance élargie, impliquera inévitablement une remise en question du modèle social hérité de la départementalisation. Et la question cruciale devient alors : sans un socle industriel solide et un appareil économique propre, sur quoi les Antilles pourraient-elles bâtir une alternative de développement économique crédible et soutenable ?
Le documentaire Qui a tué l’industrie française ?, en dressant un inventaire lucide et documenté de cette lente agonie, met en lumière l’ampleur du désastre. Il rappelle que la désindustrialisation n’est pas le résultat d’une mécanique aveugle, mais bien celui d’un abandon politique. En privilégiant le court terme de la financiarisation de l’économie , la rentabilité immédiate et la logique actionnariale, les dirigeants français ont renoncé à leur responsabilité historique : préserver une base productive capable de garantir un endettement limité, l’indépendance nationale, la justice sociale et la pérennité du modèle républicain.
Le réveil est brutal. Et il est peut-être trop tard pour inverser totalement la tendance. Mais il est encore temps d’en tirer les conséquences, d’opérer des ruptures radicales et de repenser les fondements de notre modèle économique et social en Guadeloupe et Martinique . La corrélation entre réindustrialisation et modèle social est patente, et le plan d’économies de 40 milliards d’euros prévu pour le budget 2026 ne pourra réussir et vaincre les résistances que s’il s’accompagne d’un véritable projet de société, alliant justice, durabilité et souveraineté. Faute de quoi, ce sont les territoires les plus fragiles de la République – et les Antilles en font partie – qui subiront les contrecoups les plus violents d’une mondialisation mal digérée et d’un État qui, faute d’avoir su produire, ne pourra bientôt plus redistribuer et protéger.
Dans cette perspective, un changement statutaire en Guadeloupe ou en Martinique, s’il s’accompagne de la suppression de l’identité législative avec la France – ce fameux principe d’égalité des droits inscrit dans la départementalisation –, ouvrirait la voie à une remise en cause profonde du modèle social local. Le risque est immense : la fin des transferts publics massifs qui soutiennent aujourd’hui les services publics, les minima sociaux, les retraites ou encore l’accès à la santé. Sans assise industrielle propre, sans base fiscale élargie, sans autonomie productive, ces territoires pourraient se retrouver face à une spirale de précarisation et d’instabilité. L’autonomie, vidée de moyens économiques réels, pourrait alors se révéler un piège, synonyme non pas de plus de liberté et de marge de manœuvre pour les élus locaux , mais de déclassement brutal. À l’heure où le modèle social français lui-même vacille, et que le modèle départemental semble à bout de souffle aux Antilles , toute rupture du lien législatif uniforme constitutionnel qui garantit encore la solidarité financière nationale doit être pensée avec une extrême lucidité . La prudence est de mise sur les risques pour la Guadeloupe et la Martinique en cas de changement statutaire, notamment lié à la perte de l’identité législative et à la remise en cause du régime de transferts publics du fait de la crise de la dette . Et force est de souligner que toutes les réflexions locales sur l’autonomie , sans avoir pu au préalable effectué une analyse prospective de la situation économique, financière et sociale de la France hexagonale , sont de mon point de vue, nulles et non avenues.Et même si les symptômes de crises sont apparemment différents, l’inter- dépendance financière s’avère trop forte pour être ignorée , et cette cécité nous mènera droit à l’impasse aux Antilles !
_“ Two présé pa ka fè jou ouvè.“_*
Traduction littérale :Trop pressé ne fait pas le jour commencer plus tôt.
Moralité : Signifie qu’il ne sert à rien de courir après des chimères, qu’il vaut mieux accomplir les choses en toute sérénité.
Jean-Marie Nol économiste*