L’ethnologue Gerry L’Etang nous parle de ses rencontres avec Eric Ildefonse.
— Par Gerry L’Etang —
J’ai découvert le pianiste martiniquais Eric Ildefonse il y a une dizaine d’années, à la purgerie du Centre culturel de Fonds Saint-Jacques (Sainte-Marie), un soir où à l’issue d’une résidence de création (« D’une rive à l’autre »), il mariait les sons de l’Inde à ceux de la Caraïbe. Il y avait là, répondant au piano d’Ildefonse, le sitar de Subrata De, les tablas de Nantha Kumar, le tambou bèlè de Phillipe Gouyer-Montout, le sax de Luther François, la contrebasse de Felipe Cabrera, la batterie d’Arnaud Dolmen. Ce concert inattendu, appariant métriques indiennes et créoles, produisait un halo de sonorités contrastées, toniques, ébouriffantes.
J’ai retrouvé Eric quelque temps après, incidemment, une nuit de vendredi à Gros-Islet. Il savourait en famille une fricassée de lambi… Friday night in Gros-Islet, haut lieu de la fête caribéenne, est un mélange allègre de manger créole, de bière Piton, de rhum Mount Gay, d’artisanat rasta, de reggae, dancehall, rap, zouk, socca, bouyon, calypso, de rues bondées de danseurs. Et de Sainte-Luciennes hiératiques cadençant leurs microshorts, indifférentes aux regards salivants de touristes américains. Ildefonse fréquente volontiers Sainte-Lucie, pour jouer à son festival de jazz de Pigeon Island ou pour ses vendredis nocturnes à Gros-Islet.
Je l’ai revu il y a quelques mois au campus de Schoelcher, à la soutenance de doctorat de Jean Durosier Desrivières sur deux poètes créoles : le Martiniquais Monchoachi, l’Haïtien Georges Castera. Par un heureux hasard, il m’avait appelé l’avant-veille pour me remettre son dernier disque, « Mystères nuit », illustré du poème « So Night », inédit de Monchoachi, je l’avais donc convié à cet évènement. Il m’y porta son CD, qui fut pour moi un ravissement. Sur fond fantasmagorique de nuit antillaise (l’aigu ouaté des grenouilles, le saccadé des cabrits-bois, la stridulation des sauterelles, les cliquetis indéchiffrables), il brode une orchestration dialoguant avec l’opacité, la trouant d’éclats, d’écarts impromptus. Et dans le livret, en écho, ces mots sensibles de Monchoachi :
Ecoute entendre la mesure qu’abrite la nuit / Au rythme que délivre la terre ici-là / A la faveur de l’éclat sacré (…) Les voix trament les jointures / Tempêtent les ruptures (…) Frappent les barreaux de fer de la nuit…
Ma dernière rencontre avec Eric Ildefonse a eu lieu récemment, à l’occasion de la restitution d’une autre résidence de création, au Centre culturel Marcé (Saint-Joseph) cette fois. Le concert « An fon tjè péyi a », résonna puissamment dans la salle Lisette Malidor, salué par une standing ovation. Les compositions d’Ildefonse, élaborées au cours de la semaine de résidence, joyeusement servies par un nouveau septet où se distinguait un trio époustouflant de cuivres (Eric Preterre au saxophone, Joël Bonté au trombone, Pierre Williet à la trompette), arpentaient les tréfonds des mornes et fonds du pays Martinique à travers un mêlement jazzy de cadences créoles ponctuées de solos de tous les musiciens. L’acmé de cette soirée fut le morceau « An chingpongtong », déboulé décapant de rythmes divers qui laissa le public sonné, et surtout « Sen-Josef », d’une douceur infinie, particulièrement quand le tromboniste se fit harmoniciste.
Il faut écouter le jazz d’Eric Ildefonse. Il capte l’émotion caraïbe, l’éther créole, et via le toucher raffiné de ses notes, sonne l’ouverture au monde et le meilleur d’un archipel inachevé.
Gerry L’Etang