La violence actuelle aux Antilles n’est pas seulement liée à un phénomène de rupture sociologique , mais à une continuité historique !
— Par Jean-Marie Nol —
Dans un monde en crise de sens, la pensée d’Édouard Glissant apparaît comme un phare dans la nuit, particulièrement pour les sociétés antillaises, aux prises avec une violence endémique sur fond de profondes tensions identitaires. En Guadeloupe et en Martinique, la montée des violences urbaines, des désordres sociaux et de la défiance généralisée à l’égard des institutions ne peut se comprendre sans remonter à une question essentielle : celle de l’identité, de sa construction, de sa déchirure. À cet égard, le legs intellectuel de Glissant, notamment à travers ses concepts de créolisation et de relation, offre une grille de lecture d’une actualité brûlante.
Né dans une société marquée par le traumatisme de l’esclavage et le silence colonial, Édouard Glissant n’a cessé de dénoncer les effets persistants d’une histoire amputée, tronquée, refoulée. Il s’est élevé contre les tentatives d’enfermer les Antilles dans une identité figée, imposée de l’extérieur, que ce soit par l’assimilation française ou par une quête identitaire nostalgique de pureté. Glissant oppose à ces enfermements la créolisation, qu’il définit non pas comme une essence mais comme un processus dynamique, un métissage imprévisible, une poétique de l’inattendu. La créolité, dans sa conception, n’est pas un retour à un passé originel mais un devenir, une ouverture vers le monde. Elle est relation, elle est complexité.
Or, ce que révèlent les fractures identitaires actuelles dans nos sociétés antillaises, c’est précisément l’échec – ou du moins l’inachèvement – de ce processus de créolisation en tant que projet politique, éducatif et social. Depuis la départementalisation de 1946, la société guadeloupéenne et martiniquaise est prise dans une tension entre deux pôles : l’universalisme républicain français qui tend à nier les particularismes culturels, et une identité antillaise blessée, en quête de reconnaissance, souvent instrumentalisée, parfois fantasmée. Cette tension a produit une forme de schizophrénie collective : être Français tout en étant perçu – et en se percevant – comme autre. Cette dissonance identitaire, que Glissant avait anticipée, s’est muée en fracture, nourrissant un malaise social profond, qui se manifeste aujourd’hui par la violence.
La jeunesse antillaise, en particulier, porte en elle les stigmates de cette crise identitaire. Elle vit souvent dans un entre-deux : coupée de ses racines culturelles par une école qui a trop longtemps ignoré l’histoire locale, mais également marginalisée dans un système républicain qui ne parvient pas à répondre à ses aspirations de dignité et de reconnaissance. Ce vide identitaire se comble alors par des formes de repli ou d’aliénation : la consommation effrénée, la quête d’une virilité exacerbée, la reproduction de modèles importés, souvent violents, et la défiance envers toute autorité perçue comme extérieure ou illégitime. C’est là que l’on peut comprendre l’émergence d’une violence qui n’est pas seulement délinquante mais existentielle. Elle est l’expression, brutale et déstructurée, d’un cri identitaire non entendu.
Dans un monde en perte de repères, la pensée d’Édouard Glissant résonne aujourd’hui avec une acuité remarquable, en particulier dans les sociétés post-esclavagistes des Antilles françaises. Face à la montée préoccupante de la violence en Guadeloupe et en Martinique, il est devenu impératif de questionner les racines profondes de ce mal-être social, souvent interprété à tort comme une simple crise de l’insécurité inhérente au narco-traffic et à une circulation des armes à feu . Ce que révèle la recrudescence de comportements violents, notamment chez les jeunes, c’est une fracture identitaire d’une intensité alarmante, nourrie par des siècles d’histoire non digérée. À cet égard, la pensée de Edouard Glissant, conjuguée aux apports de la psychiatrie contemporaine, de l’épigénétique et de l’histoire économique coloniale , éclaire d’un jour nouveau les persistances du trauma colonial et esclavagiste.
Édouard Glissant, poète et philosophe de la Relation, refusait toute vision figée de l’identité. Pour lui, la créolisation est un processus perpétuel, une dynamique de contact, de métissage, de réinvention de soi dans l’échange. Face à l’assignation identitaire issue du système colonial, il proposait une alternative puissante : l’identité-relation, fluide, complexe, et en perpétuelle mutation. Or cette vision, porteuse d’émancipation, se heurte encore aujourd’hui à un héritage traumatique profondément ancré, transmis de génération en génération par des mécanismes que la science contemporaine commence à peine à dévoiler.
Le psychiatre Aimé Charles-Nicolas, professeur à la faculté de médecine des Antilles-Guyane, a travaillé sur les effets psychiques de l’esclavage et sur leur transmission transgénérationnelle. À partir des travaux qu’il a dirigés dans l’ouvrage « L’esclavage : quel impact sur la psychologie des populations ? » , il montre que l’esclavage transatlantique n’a pas seulement laissé des cicatrices historiques ; il a induit une structure de violence intérieure qui perdure, notamment par voie épigénétique. L’humiliation systématique, la négation de l’humain, l’objectification du corps noir – considéré comme « bien meuble » par le Code Noir – ont produit chez les personnes réduites en esclavage des troubles psychiques profonds : anxiété chronique, états paranoïdes, sentiment permanent d’insécurité, dissociation émotionnelle. Ce qu’on appelait hier « soumission » était en réalité le produit d’une terreur psychologique.
Aujourd’hui, la psychiatrie contemporaine révèle que ces traumatismes n’ont pas disparu avec l’abolition. Ils se sont transmis comme l’explicite la psycho- généalogie et l’épigénétique . Cette dernière discipline qui étudie la façon dont l’environnement peut modifier l’expression des gènes – confirme que les effets du stress extrême, comme celui vécu sous l’esclavage, peuvent se marquer biologiquement et psychologiquement dans les générations suivantes. Cette transmission se manifeste dans certains comportements éducatifs, dans les rapports à l’autorité, dans l’expression des émotions, dans la perception de soi et du monde. Comme le souligne le professeur Aimé Charles-Nicolas, dans un contexte où l’enfant pouvait être arraché ou vendu, les pratiques affectives se sont rigidifiées. L’éducation s’est construite autour de la survie : ne pas trop aimer, ne pas trop s’attacher. Cette logique du « dressage » a modelé des générations entières, et elle continue de hanter les structures familiales contemporaines, où l’autoritarisme l’emporte souvent sur l’écoute et la valorisation de l’enfant.
Mais ce tableau psychique ne peut être dissocié de sa matrice économique. L’économie de plantation, fondée sur l’exploitation brutale de la main-d’œuvre esclave, a structuré durablement les rapports sociaux dans les territoires antillais. Après l’abolition, les anciens maîtres ont conservé terres, capitaux, moyens de production et leviers politiques. La société antillaise est demeurée dans une logique d’apartheid économique de fait : d’un côté, une minorité possédante blanche créole et békée, héritière directe de l’ordre esclavagiste ; de l’autre, une majorité noire et métissée cantonnée dans des fonctions subalternes ou dépendante des politiques publiques et sociales de l’État français.
Ce déséquilibre historique a non seulement cristallisé les inégalités patrimoniales et d’accès à l’emploi, mais il a aussi perpétué une forme de domination symbolique : la maîtrise des circuits économiques, des prix, des grands groupes de distribution ou de production locale reste souvent concentrée entre les mains d’un oligopole économique, largement endogène mais historiquement issu de l’ordre colonial. Les grandes crises sociales en Martinique et en Guadeloupe – notamment celles de 2009, 2012, ou les récentes émeutes liées à la vie chère et au pass sanitaire – traduisent cette tension entre une jeunesse en quête de justice économique et une structure sociale rigide et inégalitaire. Le pillage d’entreprises n’est pas ici un acte gratuit : il symbolise une violence liée à un ressentiment profond, une rébellion contre une accumulation perçue comme illégitime, issue d’un passé esclavagiste jamais véritablement réparé.
Dans ce contexte, la fracture identitaire se double d’une frustration économique vécue comme une violence quotidienne. Comment se projeter dans un avenir partagé lorsque l’on se sent exclu du système productif, méprisé dans son expression culturelle, et enfermé dans une géographie sociale de la relégation ? L’individu se radicalise, non nécessairement par idéologie, mais par désespoir. Ce n’est pas tant l’absence de modèles que l’accumulation de signaux d’infériorisation – salaires moindres, stigmatisation territoriale, perception d’un avenir bouché – qui alimente le ressentiment. Et la violence surgit comme dernier langage d’une jeunesse désaffiliée.
Mais ce constat ne saurait justifier une forme de complaisance idéologique, entretenue par certains élus d’extrême gauche ou d’obédience nationaliste en Guadeloupe et en Martinique, qui, au nom d’une posture anticolonialiste sincère mais mal orientée, refusent toute forme de fermeté face à la dérive violente de certains jeunes. À trop vouloir expliquer la violence par un raisonnement idéologique , on finit par l’excuser ; à trop diaboliser l’État, on déresponsabilise les individus. Ce discours, qui refuse de nommer l’ensauvagement pour ce qu’il est, s’avère contre-productif : il empêche l’élaboration de réponses pragmatiques, fermes mais justes, et favorise un climat d’impunité perçu par beaucoup comme une démission de l’autorité publique.
Le problème identitaire aux Antilles ne se résout donc ni par l’injonction à l’assimilation ni par une quête essentialiste d’un passé mythifié, et encore moins par une rhétorique d’indulgence face à la délinquance. Il exige une prise de conscience collective : reconnaître que l’histoire de l’esclavage est toujours active, non comme une excuse, mais comme une explication. Comprendre que les violences sociales ne peuvent être soignées sans une réparation symbolique, éducative, économique et mémorielle. Glissant parlait du « droit à l’opacité » : le droit de ne pas être enfermé dans des définitions simplistes, de pouvoir exister dans la complexité, dans le non-dit, dans le mystère. Mais ce droit suppose un cadre de reconnaissance, une écoute réelle de ce que les voix silencieuses ont à dire.
La résilience post-esclavage, dont parle le professeur Charles-Nicolas, ne peut advenir que si les conditions psychiques, économiques et sociales du soin sont réunies. Cela implique des politiques publiques de mémoire, mais aussi une révolution pédagogique, une réhabilitation des langues et des cultures locales, un rééquilibrage économique profond. Les commémorations, les recherches historiques, les œuvres littéraires et artistiques , la création d’un grand musée de l’histoire, participent de cette guérison. Glissant lui-même en était un acteur essentiel, non par une posture victimaire, mais par une poétique du monde qui nous incite à penser l’histoire comme une matière à transformer.Glissant nous avertissait pourtant : lorsqu’une culture est niée, lorsqu’un peuple n’a pas les moyens de dire son histoire, il se met à hurler. Et ce hurlement prend parfois la forme de la violence. Mais il appelait aussi à une autre voie : celle de la reconnaissance mutuelle, de la mise en relation des mémoires, du droit à l’opacité – ce droit de ne pas être réduit à une seule définition, à une seule histoire. Dans une société où la jeunesse antillaise se sent trop souvent invisibilisée ou essentialisée, revendiquer le droit à l’opacité, c’est permettre à chacun de construire une identité plurielle, mouvante, libre.
Face à cela, les réponses institutionnelles sont souvent inadaptées. Elles s’en tiennent aux symptômes – l’insécurité, les trafics en tout genre notamment de drogues , l’échec scolaire – sans remonter aux causes profondes : une mémoire historique non travaillée, une culture locale insuffisamment valorisée, un imaginaire collectif encore prisonnier de la domination. Pourtant, Glissant nous propose un autre modèle de développement : un développement par la culture, par la mise en valeur des langues, des récits, des expressions artistiques et spirituelles. Il nous enseigne que le dépassement de la violence ne viendra pas uniquement d’un simple renforcement répressif mais d’un travail de réconciliation avec soi, avec son histoire, avec les autres.
C’est à ce titre que sa pensée est aujourd’hui cruciale. Elle n’est pas seulement littéraire ou philosophique, elle est politique au sens le plus noble : elle engage une vision du vivre-ensemble, un projet de société. Penser avec Glissant, c’est refuser les essentialismes , c’est croire en une identité en mouvement, en une société capable de se réinventer dans la relation, dans le lien, et non dans la clôture. C’est aussi croire que les Antilles ont quelque chose d’universel à dire au monde : non pas malgré leur histoire douloureuse, mais à partir d’elle.
Loin d’être une page tournée, l’histoire de l’esclavage est un champ de forces encore à l’œuvre dans les esprits, les corps et les structures économiques. Elle appelle un travail de vérité, non pour s’y enfermer, mais pour en sortir grandi. La violence dans nos sociétés est le symptôme d’une mémoire non pacifiée. Pour la comprendre, pour la dépasser, il faut articuler la lucidité des sciences humaines, la profondeur de la pensée poétique, le courage politique, et un sens aigu de la justice sociale. C’est là, dans cette articulation, que la pensée d’Édouard Glissant, enrichie des travaux d’Aimé Charles-Nicolas et de l’analyse critique du modèle économique postcolonial, prend toute sa force. Elle nous enseigne que guérir n’est pas oublier, mais passe nécessairement par un durcissement du ton à l’égard de certains éléments perturbateurs de manière à accueillir l’histoire dans toute sa complexité pour, enfin, faire monde ensemble.La violence qui gangrène nos sociétés est un symptôme, non une fatalité. Elle révèle la nécessité d’un sursaut, d’un nouveau récit collectif, d’un horizon commun. Glissant nous a donné les outils pour l’esquisser. Encore faut-il les saisir, les transmettre, les faire vivre. Car la créolité, loin d’être un simple mot, est une promesse – celle d’un monde de métissages , plus juste, plus ouvert, plus humain.
« Sa ki taw la riviè pa ka chayé’y »
Traduction littérale : Ce qui est à toi ne peut pas être emporté par la rivière.
Moralité
Ce qui t’appartient le restera, personne ne peut échapper à sa destinée.
Jean Marie Nol économiste