« Ces filles-là », ou Scarlett l’au-moins une…

— Par Roland Sabra —

Pendant longtemps le harcèlement, que l’on peut définir comme une relation sociale dissymétrique, hostile, répétitive, dans un milieu de travail ou d’études néfaste, s’est manifesté sous deux formes, l’une dans le cadre de relations directes entre l’agresseur et la victime (agressions physiques, verbales, railleries ou moqueries) et l’autre dans un ensemble de stratégies sociales indirectes (diffusion de rumeurs ou organisation de l’isolement social d’une personne). A ces deux premières catégories une troisième, due à l’explosion de l’utilisation des nouveaux supports de communication que sont le téléphone portable et l’ordinateur, est apparue.

Le harcèlement est favorisé par certaines dynamiques de groupe et plus spécifiquement dans le travail présenté par Steffy Glissant & Irène Voyatzis d’après le texte Ces Filles-là d’Evan Placey, par une notion de solidarité détournée dans une construction contre un bouc émissaire. On retrouve là une illustration de la thèse bien connue de René Girard. Mais il est d’autres analyses possibles.

« Ces filles-là » sont de la tribu de Sainte-Hélène, une école bon chic bon genre, ouverte à toutes les filles  pourvu qu’elles soient bonnes. Une école particulière en ce qu’elle est vouée à la construction d’une sororité éternelle. Sœurs elles sont, sœurs elles seront pour toujours, sans identité particulière. Elles n’ont pas de nom, pas de prénom, exceptée l’au moins-une qui s’excepte de la règle énoncée comme valable pour toutes : Scarlett !. Depuis toujours, depuis l’école maternelle, semblable et différente dans l’infime écart, qui deviendra fossé, elle a ce regard qui fait s’éteindre celui des autres. Elle parle haut, s’affirme dans son corps de jeune fille, attire le désir des garçons et suscite envie et jalousie des autres pensionnaires, en affichant publiquement ce que toutes sont encore (en corps) incapables d’assumer. Il pourrait s’agir des modalités de relations aux autres dans lesquelles les enfants et les adolescents se cherchent et se testent dans la quête de leurs limites autour de l’axe imaginaire du « toi ou moi », dans ce passage obligé où tout de ce qui n’est pas moi est rejeté, mis à l’extérieur, avant de faire retour, se nouer au Symbolique dans cette nécessaire reconnaissance de l’Autre, garante du vivre ensemble. L’axe imaginaire est centré sur l’image spéculaire(1). La question implicite que pose le texte d’Evan Placey est de savoir pourquoi ce qui constituait dans le passé des chamailleries nécessaires à la constitution d’’une identité sociale apaisée devient aujourd’hui pathologie sociétale ? Il semblerait que la réponse tienne dans le fait que le harcèlement s’exerce totalement ou partiellement sur la scène des « nouvelles technologies » caractérisée par un « arrêt sur image ». L’image fixe, tétanise, l’emporte sur le discours et l’immobilise dans un temps, débarrassé du doute, de l’interrogation, du changement de position inhérent à tout processus relationnel. Une autre caractéristique tient à l’effacement du corps. Devant l’écran, les jeunes sont soulagés du Réel du corps de l’autre, son sexe, son volume, ses odeurs, de tout ce qui viendrait lui dire son altérité réelle. Tout comme « le mot est le meurtre de la chose »,  l’image tue le réel du corps. Le travail d’Adeline Laun «  Moi dispositif Vénus » évoquait déjà cette dimension.

Ce que Charles Melman, dans Travaux Pratiques de la Clinique Psychanalytique nous dit du cinéma s’applique à l’usage des réseaux sociaux: « Il est intéressant de noter que les autres qui sont ici concernés, appelés à partager cette jouissance de l’Autre ainsi induite, ce rêve dirigé, ceux avec qui on se retrouve dans la salle, ne valent dans l’abord de cette jouissance qu’à la condition de fonctionner comme semblables, comme doubles. Leur altérité nous exposerait à retomber dans le dispositif de la jouissance phallique qui implique que le moi ne rencontre le semblable que comme petit autre. Dans cette jouissance-là le semblable est convoqué au partage, à la fête, à la condition de fonctionner comme double, comme étant à l’ordre du même. […] Ce dispositif ne peut que fomenter une agressivité décuplée à l’égard de l’image du semblable, dans la mesure où ce n’est que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles qu’il peut réaliser une parfaite similitude, une parfaite gémellité. Je veux dire que cette mise en place ne peut que rendre définitivement intolérant à tout ce qui ne serait pas duplication parfaite du semblable »

C’est donc une photo de Scarlett nue postée sur les réseaux sociaux qui satisfera pendant un temps les élans de méchanceté et le mal-être pernicieux des adolescentes de Sainte-Hélène. La photo est effacée par toutes sauf une qui la saisit, la fige et la fait circuler et comme l’écrit l’auteur  « Quand les poules commencent à se battre, quand elles sont vraiment à fond, elles peuvent aller jusqu’au sang et c’est là qu’il faut faire vraiment attention. Parce que si elles voient du sang, les autres poules, elles se transforment en meurtrières. Elles se mettent à donner des coups de bec pour faire couler plus de sang, encore et encore. On est obligé de les asperger de spray antiseptique violet pour qu’elles voient pas le rouge du sang, sinon elles tueront la poule à coups de becs. Je sais pas pourquoi. Mais je crois qu’une poule vulnérable met tout le groupe en danger. Un truc dans le genre. »

Elles sont donc deux sur le plateau, Scarlett et sa narratrice qui trace au travers d’un regard parfois attendri, souvent apeuré, épisodiquement compatissant, un portrait cruel d’une génération ouverte au monde par l’utilisation des réseaux et dont l’univers réel se limite au seuil de la chambre ou aux portes de l’école dans le meilleur des cas. C’est avec aisance, complicité et talent que Steffy Glissant & Irène Voyatzis avec une belle énergie, dans la nudité totale et bienvenue du plateau nous tiennent la main pour un voyage au travers des mille et une turpitudes d’une cruauté groupale dont émergent, fort heureusement, en contre-point quelques figures féminines de lutte pour l’émancipation, ancêtres putatives des Scarlett d’aujourd’hui, comme celle d’une femme aviateur pendant la Deuxième Guerre Mondiale , ou celle d’une femme aux fleurs dans les cheveux, ou celle de la garçonne des années 20. Les changements de costumes pénalisent un peu le rythme du spectacle qui n’en est qu’à ses tous débuts et dont on peut croire que dans un espace conçu pour le théâtre, un endroit plus intime, avec possibilité d’un jeu lumières  accompagné d’une bande son, il saura faire valoir toute l’intensité de l’intérêt dont il est porteur.

(1) La prise de conscience de soi chez l’enfant passe, entre 6 et 18 mois, par un stade dans le développement psychologique où apercevoir son image dans le miroir (image spéculaire) amène l’enfant à prendre conscience de son corps et à le distinguer des autres corps, le stade du miroir. L’identification à l’image spéculaire a donc une fonction d’information : elle met en forme, elle arrête une forme à certains égards définitive dans ce qui se fige dans cette forme et qui est à la racine du moi idéal. L’un des premiers à étudier ce stade est le psychologue français Henri Wallon ; il sera suivi de René Zazzo, Jacques Lacan, Donald Winnicott et Françoise Dolto. Ces trois derniers auteurs introduisent ce stade dans la théorie psychanalytique.
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R.S.

Fort-de-France, le 27/03/2021