75 ans de succès de la départementalisation sociale, mais quid d’un véritable développement ?

— Par Jean- Marie Nol, économiste —

“ Celui dont la pensée ne va pas loin verra ses ennuis de près.”

Confucius

Voici maintenant 75 ans, le 19 mars 1946, le Journal officiel publiait la loi transformant les quatre vieilles colonies de Guadeloupe, Martinique, Guyane et la Réunion en départements. l’égalité des droits était une revendication ancienne, née à la fin de l’époque esclavagiste. La départementalisation est la traduction juridique de cette aspiration. Pourtant, une certaine confusion est constatée dans les années suivantes. Deux dynamiques s’opposent : la création de nouvelles institutions, souhaitée par les élus et le peuple et l’égalisation à marche forcée, souhaitée par l’administration.

Soixante-quinze plus tard, la question reste posée de savoir si nos prédécesseurs de 1946 devaient choisir entre la revendication de l’égalité des droits et la lutte pour l’émancipation. Les possessions britanniques prennent le chemin de l’autonomie puis de l’indépendance. Les possessions françaises renforcent les liens avec l’ancienne métropole. Et c’est ce point aujourd’hui qui constitue la pierre angulaire du débat politique et sociétal en Martinique et Guadeloupe.

Depuis quelques temps, les tensions identitaires, sociales, raciales, sont palpables aux Antilles et en Guyane, et ce alors même que la situation économique dégradée dans nos régions , et catastrophique dans l’ensemble de la Caraïbe, risque de provoquer une grande pauvreté.
Pourtant, nonobstant ce terrible constat, les Antillo/guyanais n’arrêtent pas de se manifester par des critiques acerbes envers l’immobilisme supposé de la France hexagonale , mais sont-t- ils seulement conscients des avancées sociales spectaculaires causés par la loi de départementalisation ?
Aujourd’hui, la Guadeloupe et la Martinique bénéficie d’un produit intérieur brut (la richesse produite par un pays) parmi les plus élevés de la Caraïbe voire en tête de l’ensemble des pays émergents du monde.
Mais revenons un peu en arrière car c’est le passé qui éclaire le présent.
Au lendemain de la départementalisation , les élus ont su se rassembler autour d’un front progressiste , pour sortir de la misère coloniale : paludisme, pian, tuberculose, malnutrition, pas d’accès à l’eau potable, aux soins , analphabétisme, pauvreté endémique, inégalités sociales .
Adoptée le 19 mars 1946, la loi abolissant le statut colonial et créant les départements de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de La Réunion stipulait en son article 2 l’application des mêmes lois qu’en France « dès le 1er janvier 1947… ».
Cette loi inspirée par Aimée Césarise, qui en était le rapporteur, était donc une loi d’égalité institutionnelle donc d’intégration à la République française.
75 ans plus tard, des acquis positifs sont indéniables dans le domaine de la santé, du niveau de vie, de l’électrification,de la formation continue et professionnelle, des écoles et des équipements, etc.
Mais il y a eu des insuffisances sur le plan économique . Les aspects négatifs sont connus. Ce qui fait dire à une étude publiée par l’INSEE que la Guadeloupe et la Martinique sont des départements hors-norme. Deux chiffres suffisent à traduire la gravité de la situation : plus de 30 % de la population vit sous le seuil de pauvreté ; et environ entre 20 et 23 % de la population active est condamnée au chômage, dont près de 50 % des jeunes, et sans parler de ceux qui choisissent massivement l’exil . Une société avec un tel chômage endémique, un vieillissement de la population, et de telles discriminations n’est pas viable… C’est la conséquence de mauvais choix de modèle de société.
Aujourd’hui, un large accord se fait sur les apports et les insuffisances de la loi du 19 mars . Mais alors, de quel changement s’agit-t-il ?

Ainsi, les années 1960 /70 voient le début d’un léger décollage économique et de transformations sociales profondes dans la société Antillaise.
Lorsque la départementalisation est votée en 1946, une des préoccupations principales des martiniquais et guadeloupéens et de leurs dirigeants est de lutter contre la misère monstre mais aussi la famine. Ainsi, les guadeloupéens disposent de 9 kg de viande et poisson par habitant et par an seulement, soit l’équivalent de deux mois et demi de consommation d’un guadeloupéen en 2019 .

Le monde rural tient une place prépondérante dans l’économie car il doit nourrir la population: il concentre deux emplois sur trois. La culture de la canne, rythmée par les saisons, domine l’activité. Les périodes de travail alternent avec des périodes d’inactivité, qui sont prises en charge par le monde rural. À cette époque, on ne parle pas de chômage et aucune mesure du phénomène n’existe.

Aux premières heures de la départementalisation, peu de fonctionnaires sont envoyés par l’État. Les premières prestations sociales tardent à se mettre en place . Instaurée en 1948, l’allocation aux vieux travailleurs est la première prestation sociale versée après la départementalisation. Peu à peu s’ajoute la couverture de différents risques (accident du travail, maladie, maternité, invalidité). Il faut attendre 1955 pour que la Martinique et la Guadeloupe soit dotée d’un système complet de sécurité sociale. A compter de cette période, l’économie et la société Antillaise commence tout juste à se transforment en profondeur.

Accompagnant le développement économique, l’emploi progresse rapidement : il est multiplié par 5 entre 1954 et 2020 . Parallèlement, il se tertiarise tandis que le secteur agricole perd sa place prépondérante dans l’économie. Dans le même temps, et paradoxalement, le chômage explose sous la pression de la population active qui est multipliée par 3 depuis 1967. Pourtant, la hausse des revenus salariés et la mise en place des prestations sociales soutiennent la consommation : en volume, celle-ci est multipliée par 10 entre 1970 et 2020 . Consommation de survie en 1946 , elle se massifie et se transforme.

Toutefois, le rattrapage économique n’est pas achevé et les tensions sociales sont fortes, car avec l’instauration de la IVe République, les évolutions vont être lentes, les retards dans l’application de la loi vont s’accumuler. Les réformes et les changements se font attendre. . Le département n’est pas une priorité pour le gouvernement français qui, entre 1946 et 1958, repousse la concrétisation de la départementalisation, sous le prétexte du coût trop élevé des mesures sociales et de la mise à égalité entre la métropole et les « vieilles colonies ».

Pour autant, et nonobstant les arrières pensées du pouvoir central, assez rapidement, les conditions de vie de la population s’améliorent. Le système scolaire va également favoriser le progrès social des classes populaires qui en étaient privées à l’époque de la colonie.

Durant les premières années suivant la départementalisation, l’emploi augmente à un rythme assez faible : + 1,3 % par an entre 1954 et 1967 . Mais l’économie se transforme : le secteur tertiaire prend partiellement la place de l’agriculture (30 % de l’emploi en 1967 et environ 10 %en 2020, contre deux emplois sur trois en 1946). Le salariat s’impose alors comme modèle : en 1970, trois emplois sur quatre sont salariés contre moins de la moitié en 1946. La mise en place d’équipements publics et de services administratifs génèrent de nombreux emplois dans les services non marchands. Grâce à l’augmentation des revenus salariaux et à la mise en place des prestations sociales, les revenus des guadeloupéens et martiniquais sont multipliés par plus de 30 en volume entre 1950 et 1970. Les conditions de vie s’améliorent rapidement et les besoins essentiels (alimentation, textiles, soins) sont désormais satisfaits. La part de l’alimentation dans le budget diminue. La Guadeloupe et la Martinique entrent dans l’ère de la consommation de masse. Grâce à la mise en place des prestations sociales et à la hausse de l’emploi, les revenus des Antillais continuent de progresser à un rythme soutenu: ils sont multipliés par 3 en volume entre 1970 et 2020. Dans le même temps, les guadeloupéens et martiniquais consomment en volume près de deux fois plus. Cette progression est presque deux fois plus rapide qu’en France hexagonale . Dans la période 1967-2020 : les transferts de l’État soutiennent l’économie de la Guadeloupe et de la Martinique .

La structure de l’économie continue d’évoluer : l’agriculture cède sa place de premier secteur employeur aux services non marchands. Ceux-ci concentrent, 40 % des emplois en 1982, soit deux fois plus qu’en 1967.

Les services publics se structurent et accompagnent la montée en charge progressive des prestations sociales. L’arrêté en 1972 fixe l’ouverture officielle de la Caisse d’allocations familiales (CAF) de la Guadeloupe et de celle de la Martinique . Cependant, les montants et leur condition d’accès restent très longtemps restreints. Créée en métropole en 1977, l’Aide personnalisée au logement (APL) est par exemple versée dans les DOM. L’assurance chômage est mise en place dans les DOM en 1980 . Sur cette période, La Guadeloupe et la Martinique bénéficient du Fonds d’action sanitaire et social obligatoire (Fasso) instaurée en 1964 et de plusieurs dispositifs, comme la loi « bidonville », qui apportent une aide matérielle aux plus pauvres.

À partir du milieu des années 2000, les dépenses de personnel de l’État augmentent très faiblement, le nombre de fonctionnaires devenant quasi stable. Toutefois, celles des collectivités locales prennent le relais. Elles sont notamment dynamiques depuis le début des années 2010 au sein des conseils départemental et régional. Entre 2007 et 2020 , les dépenses de personnel des administrations publiques augmentent de 30 %: plus de deux tiers de cette hausse est imputable aux collectivités locales.

Si l’emploi, les revenus et le pouvoir d’achat progressent très rapidement au cours des 75 dernières années, La Guadeloupe et la Martinique pâtissent toujours aujourd’hui d’un manque d’emplois qui nourrit une situation sociale hors norme.

Avec la crise actuelle du coronavirus et celle demain de la dette publique, le système de départementalisation est menacé d’implosion au sein même de ce qui est considéré comme étant son cœur, le modèle social français.
L’effondrement économique qui se prépare, et dont l’intervention massive de l’État en France a permis de repousser les prémices d’une crise sociale , obligera la Guadeloupe et la Martinique à des choix très contraints. Deux possibilités s’offriront : Une certaine forme d’autonomie politique mais sans aucune marge de manœuvre budgétaire et financière, ou l’étatisme low cost avec l’instauration imposée par l’Etat d’un revenu universel de base de 1000 euros pour tous .
Je suis convaincu que ce choix se posera en ces termes d’ici à la fin 2022 .
Aussi nous devons prendre le temps de la réflexion avant de procéder à une sérieuse réévaluation des enjeux politiques, économiques et sociaux des changements à venir et notamment ouvrir la réflexion sur l’indispensable émergence dans la décennie actuelle d’un nouveau modèle économique et social pour la Martinique et la Guadeloupe. La résolution d’une crise majeure, comme celle que nous vivons, avec la covid 19, dépend d’abord de la pertinence des décisions prises dans l’urgence, pour tenter de la résoudre. Et aujourd’hui, une seule décision s’impose : anticiper un autre modèle de développement économique, mais là c’est une autre affaire qui mériterait qu’on y revienne !

Jean marie Nol économiste