Sur les écrans des RCM, grandir : « Bad Lucky Goat, Ava, Corniche Kennedy »

— par Janine Bailly —

Que l’on soit en Colombie, dans Bad Lucky Goat, dans une station balnéaire en France avec Ava, à Marseille sur Corniche Kennedy, l’adolescence est un passage obligé, un sas à franchir entre l’enfance évanescente et l’âge adulte qui s’approche, avec son cortège de découvertes, de choses neuves à appréhender, heureuses ou contraignantes, consenties ou imposées. Nombreux sont les réalisateurs qui s’attachent à en décrire les bonheurs et les affres, les consentements et les réticences.

Bad Lucky Goat, de Samir Oliveros, emprunte avec humour sa trame au genre du road movie, le fil conducteur du scénario étant un périple aux causes inattendues, accompli sur les petites routes de l’île de la Providence, en mer des Antilles, avec pour moyen de locomotion une moto empruntée après que “le gros méchant bouc” eut percuté l’avant de la voiture familiale, conduite par la fille de la maison. Chargés d’une mission importante — aller chercher des bancs pour l’hôtel que tiennent les parents avant que n’arrive le catamaran des touristes —, le frère et la sœur adolescents voient bientôt leur plan contrarié par ce bouc noir aux longues cornes, échappé, après avoir rongé sa corde, de l’arbre-sanctuaire auquel son maître l’avait attaché, et qui traverse inopinément la route. Que faire ? Jeter le cadavre à la mer ! Mais quand surgira l’idée de le vendre au boucher, il faudra aller le récupérer au fond de l’eau afin d’en monnayer la viande. Car comment sinon payer la réparation du véhicule ? Comment trouver la somme nécessaire avant le soir ? S’ensuit alors une journée pleine de péripéties, de subterfuges inventés, de rencontres pas toujours bénéfiques, toutes choses qui font du chemin un voyage d’initiation, où l’on affronte la faim, la fatigue et la soif, la peur et la police, la rancœur aussi du maître du bouc, qui en reconnaît la tête accrochée en trophée au guidon de la mobylette. La vengeance que le gros homme compte exercer est le moment le plus grave de cette aventure — par ailleurs souvent cocasse et incongrue  puisque cette vengeance consiste à attacher au poteau du sanctuaire le garçon en offrande à la place du bouc, inversion de cet épisode biblique où un agneau se substitue à Isaac sous le couteau de son père Abraham. De ces aventures, le frère et la sœur, souvent en querelle, incapables de se témoigner la moindre affection, reviendront à la nuit tombée unis et solidaires, grandis ensemble face à des parents dont ils ne semblent plus craindre les éclats de colère.

Ava, de Léa Mysius, montre d’un premier long-métrage les qualités et les défauts. Original pour une part dans son sujet, souvent inventif et solaire, porté par une belle énergie, il s’ouvre pourtant sur une scène assez conventionnelle de plage estivale où court un chien fou lâché en liberté, et peine à trouver son véritable rythme. Il faut savoir attendre, se laisser emporter dans le sillage lumineux de la jeune Ava pour en goûter toute la saveur. Adolescente boudeuse et pudique guettée d’abord par l’ennui de vacances sans relief, en rébellion somme toute ordinaire contre une mère à la sexualité débridée, à la liberté post-soixante-huitarde qui est pour l’enfant comme une gêne, Ava se confie à son journal ; avant de plonger dans l’obscurité, Ava menacée de cécité veut vivre tout et tout de suite, sans contraintes, et ce qu’on ne peut lui donner, elle s’en empare.

Lucide en dépit de son jeune âge, elle qui refuse les pleurs dessine au mur de sa chambre jour après jour un cercle noir pour figurer son champ de vision se rétrécissant. Rétive aux questions de sa mère, qui lui voudrait un amoureux, secrète et indépendante, soumise aux fantasmes de cauchemars à connotation sexuelle, Ava ne sait pas encore pleinement que son corps s’éveille. Le chien noir Lupo, parce que loup, dit-elle, qu’elle vole et dont elle fait son guide à l’image de ceux que l’on dresse pour accompagner les aveugles, sera son intercesseur auprès de Juan, le beau Gitan sans papiers, exilé de son camp pour cause de querelle amoureuse, et réfugié dans un blockhaus en lisière des vagues. Sous son regard, elle se fera femme, et partagera avec lui un amour de sable, d’eau, d’écume et de vagues, de sexe neuf et de peau couleur miel. Apprendra aussi la jalousie de savoir une autre fille avant elle aimée.

Puis, comme oublieuse de son premier sujet, l’histoire perd en réalisme et gagne en fantaisie, flirte avec le conte quand Ava et Juan, corps enduits d’argile, comme en un dernier sursaut d’enfance jouent à poursuivre dans les dunes de grotesques silhouettes de nudistes affolés, se réfugient dans une boîte de nuit désaffectée, rencontrent sur le chemin celle qui fut l’amoureuse de Juan, en blanche et longue robe de mariée venue lui donner sa voiture et ses clefs, prennent enfin la fuite, sous l’orage qui éclate et devant la police qui se rapproche — réminiscence d’images à la Emir Kusturica ? Et sur le visage aux cheveux envolés d’Ava, triomphant, se lit le bonheur de la fugue amoureuse, qui peut vraiment commencer !

Dans Corniche Kennedy, Dominique Cabrera, pour parler de ce moment suspendu entre enfance et âge adulte, choisit l’angle du groupe. De jeunes Marseillais, garçons et filles, issus des banlieues populaires, passent leurs journées sur la corniche, cet entre-deux qui sépare symboliquement la ville de la mer. Défiant la pesanteur, frôlant peut-être la mort, ils plongent de plus en plus haut, exécutent dans les airs de superbes sauts et pirouettes, font de l’eau claire de la Méditerranée leur milieu familier et intime. Ils s’enivrent de leur audace, de leur corps nu au soleil, des vagues qu’ils suscitent, des sons que provoque leur entrée dans l’élément liquide, et je les imagine, tant ils sont à l’aise, comme plongés dans le substitut d’un quelconque liquide amniotique. Ces enfants du cru ont d’abord participé avec la réalisatrice à l’élaboration du scénario, adaptation du roman de Maylis de Kerangal. Certains font partie, dans la vie réelle, de ces “minots“ de ces cascadeurs fous”, mais habités par la grâce et le goût du risque, qui perpétuent la tradition : ainsi en est-il de Alain Demaria, le Mehdi et la révélation du film, surprenant de blondeur et de tendresse derrière une agressivité rieuse qui n’est que de façade.

Mais pour Dominique Cabrera, qui a déjà mis dans de précédents films la banlieue au centre du récit, le cinéma se doit d’être engagé, au service d’un combat social et politique. Une jeune fille des beaux quartiers, à la veille de passer son bac, observe le groupe dans lequel, vaincus par sa  persévérance, les autres lui accorderont une place, non sans lui avoir d’abord fait subir ce rite d’initiation et de passage que sera, en dépit du vertige dont elle souffre, son premier plongeon. Refusant les conventions bourgeoises de sa classe et l’avenir tout tracé, réfutant les préjugés qui sont ceux de sa mère, elle devient l’égérie de Mehdi et Marco, joué par un Kamel Kadri aussi élancé et brun que son inséparable ami est blond et rond. Le saut qu’elle exécute, tenue entre les deux garçons, est symbolique du trio qui se constitue. Un trio qui, en plus jeune et beaucoup moins sophistiqué, en plus naturel aussi, évoquera bientôt le Jules et Jim de Truffaut, Suzanne oscillant, dans la découverte lente et timide de son corps, entre Mehdi et Marco.

Plus conventionnelle est l’intrigue policière, où l’on retrouve Aïssa Maïga en flic de la brigade des stups, observant le groupe dans le but de démanteler un réseau de trafic de drogue, au prétexte que Marco y joue un rôle mineur. Ce film dans le film a néanmoins pour intérêt de permettre l’évolution de l’intrigue, de mener à son terme l’aventure émancipatrice impulsée par Suzanne — jouée avec sensibilité et retenue par la seule actrice professionnelle du groupe, Lola Créton. De montrer aussi avec quelle générosité Mehdi, après avoir connu charnellement la jeune fille, favorise sa fuite en compagnie de Marco, compromis par son appartenance au réseau, mis en danger pour avoir fait des révélations décisives à la brigade, et pour s’être emparé de la “marchandise” des truands. Une drogue de poudre blanche que Suzanne éparpillera au vent de la mer, libérant ainsi les garçons de toute tentation équivoque ! Comme dans Ava, c’est sur une fugue amoureuse que prendra fin Corniche Kennedy.

Janine Bailly, Fort-de-France, le 21 mars 2018