Splendeurs et misères. Images de la prostitution, 1850-1910

Au Musée d’Orsay.

« Pierreuses » officiant clandestinement sur des terrains vagues dans les profondeurs de la nuit, filles « en carte » et « insoumises » racolant dans l’espace public, « verseuses » employées par des brasseries à femmes, pensionnaires de maisons closes, courtisanes recevant leurs admirateurs dans leur luxueux hôtel particulier… au XIXe siècle, la prostitution revêt de multiples visages.

Ce caractère protéiforme et insaisissable n’a cessé d’obséder romanciers et poètes, dramaturges et compositeurs, peintres et sculpteurs. La plupart des artistes du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle ont porté leur regard sur les splendeurs et les misères de la prostitution, celle-ci devenant également un motif d’élection pour les media naissants, tels que la photographie puis le cinématographe.

C’est en particulier à Paris, entre le Second Empire et la Belle Epoque, que la prostitution s’affirme comme sujet dans des oeuvres se rattachant à des courants aussi divers que l’académisme, le naturalisme, l’impressionnisme, le fauvisme ou l’expressionnisme. La ville est alors en pleine métamorphose : nouvelle Babylone pour certains, « Ville Lumière » pour d’autres, elle offre aux artistes quantité de lieux nouveaux (salons de la haute société, loges d’opéras, maisons de tolérance, cafés, boulevards…) où observer le ballet codé des amours tarifées. Dans ces représentations souvent contrastées se mêlent tout à la fois observation scrupuleuse et imagination, indiscrétion et objectivité, approche clinique et fantasmes débridés. Mais pour singuliers qu’ils soient, tous ces regards jetés sur le monde de la prostitution sont exclusivement ceux d’artistes masculins. Aussi, derrière l’évocation des plaisirs et des maux, des ascensions fulgurantes et des vies misérables, c’est aussi le poids de la condition féminine à l’époque moderne qui transparaît.

Ambiguïté. Espaces publics, filles publiques

 

James Tissot La demoiselle de magasin © Art Gallery of Ontario, Toronto, Canada

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, femmes honnêtes, prostituées occasionnelles, clandestines ou officiellement enregistrées, se mélangent jusqu’à se confondre dans l’espace public. Durant les heures du jour, où toute forme de racolage explicite est proscrite, l’ambiguïté prévaut. De cette confusion ressort une difficulté à définir ce qu’est la prostitution, à déterminer où elle débute et où elle s’achève.

Dans les milieux populaires, les femmes qui exercent des petits métiers (ouvrières, modistes, fleuristes, blanchisseuses…) perçoivent des salaires trop dérisoires pour leur permettre de se loger et de se nourrir convenablement, a fortiori si elles ont une famille à charge. Certaines ont par conséquent ponctuellement recours à la prostitution pour obtenir des revenus complémentaires. Le regard des passants se retournant vers la Blanchisseuse de Dagnan-Bouveret semble sonder la présence d’un signe de disponibilité sexuelle chez la jeune femme.

 

CLK339927 Crossing the Street, 1875 (oil on panel) by Boldini, Giovanni (1842-1931); 45.7x37.5 cm; Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown, Massachusetts, USA; Italian, out of copyright Giovanni Boldini Traversant la rue© Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown, Massachusetts, USA / Photo Michael Agee / Bridgeman Images

Les filles publiques se fondent quant à elles dans la foule et ne se distinguent que par des paroles, des gestes (relevé de jupon découvrant une bottine), des poses étudiées ou des expressions significatives (sourire discret, regard furtif ou appuyé), comme le montrent les œuvres de Boldini ou Valtat. Ces identités mouvantes, insaisissables, fascinent les artistes qui restituent le climat équivoque du Paris moderne dans des oeuvres où leurs contemporains perçoivent ces allusions plus ou moins codées à l’univers de la prostitution.

Ambiguïté. Paris, capitale des plaisirs

 

Edouard Manet La prune© Courtesy The National Gallery of Art, Washington

Différents lieux de sociabilité, de rencontres et de divertissement, contribuent à forger l’image d’un Paris capitale des plaisirs. La ville attire de nombreux touristes à l’attention desquels sont édités des guides spécialisés.

La prostitution de rue s’organise en grande partie autour des cafés, établissements qu’une femme honnête ne fréquente jamais sans être accompagnée. Les terrasses sont des emplacements stratégiques pour les racoleuses, visibles à la fois de l’intérieur de l’établissement et depuis la rue. A « l’heure de l’absinthe », en toute fin d’après-midi, elles attendent l’arrivée des clients attablées devant un verre d’alcool, une cigarette à la main, comme le suggèrent les oeuvres de Manet, Degas et Van Gogh.

 

Vincent van Gogh Agostina Segatori au Tambourin© Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Foundation)

Dans le dernier tiers du XIXe siècle, avec la libéralisation du commerce des débits de boisson, les « brasseries à femmes » se multiplient au fur et à mesure que le nombre des maisons closes décroît. Les « verseuses » entraînent les clients à boire en simulant des rapports de séduction. Un certain nombre d’entre elles se livrent à une prostitution clandestine, en dehors ou à l’intérieur de l’établissement.

Les cafés-concerts et cabarets, dont le nombre ne cesse de s’accroître à la fin du siècle, sont également des foyers de prostitution que représentent des artistes comme Toulouse-Lautrec ou Forain. Sur scène se produisent des femmes aux talents divers s’illustrant dans un répertoire de chansons et de danses grivoises. Certains établissements, comme le Moulin Rouge ou les Folies-Bergère, attirent un public en grande partie composé de touristes étrangers venus apprécier le spectacle dans la salle tout autant que la possibilité de rencontres vénales au promenoir.

 

Ambiguïté. « L’heure du gaz »

Louis Anquetin Femme sur les Champs-Elysées la nuit© Van Gogh Museum, Amsterdam (purchased with the support from the BankGiro Lottery and the Rembrandt Association) »

Ce qui me semble le plus beau de Paris c’est le boulevard. […] A l’heure où les becs de gaz brillent dans les glaces, où les couteaux retentissent sur les tables de marbre, j’y vais m’y promenant, paisible, enveloppé de la fumée de mon cigare et regardant à travers les femmes qui passent. C’est là que la prostitution s’étale, c’est là que les yeux brillent ! ». Ces lignes écrites par Gustave Flaubert à Ernest Chevalier (25 juin 1842) décrivent le spectacle de la prostitution offert par un Paris transformé par la création des boulevards et le nouvel éclairage urbain.

Le racolage, interdit en pleine journée, est autorisé pour les filles en carte à la tombée de la nuit, au moment de l’allumage des réverbères. Ce moment coïncide avec l’heure à laquelle les ouvrières, dont certaines se prostituent occasionnellement, quittent l’atelier. Si, le jour, les femmes vénales cultivent des apparences équivoques, leurs attitudes se transforment au fur et à mesure que se métamorphose le paysage urbain éclairé au gaz puis à l’électricité.

Qu’il s’agisse de prostituées de bas étage ou de courtisanes en vue, les « belles de nuit » savent mettre en valeur leurs charmes grâce à la lumière artificielle comme le montrent les oeuvres d’Anquetin, Béraud ou Steinlen. Elles choisissent à dessein de stationner à proximité d’une source lumineuse et jouent de « l’éclat féérique des becs de gaz » ou des coups de « lumière crue » pour mieux faire ressortir, dans l’obscurité, leurs traits fardés. En s’exhibant ainsi au regard des passants, la prostitution devient visible la nuit là où elle était discrète le jour. Elle semble alors envahir l’espace public comme en témoignent de nombreux écrits de l’époque.

 

Ambiguïté. L’envers du décor

 

Edouard Manet Bal masqué à l’Opéra© Courtesy The National Gallery of Art, Washington

Fréquenté par la haute bourgeoisie et l’aristocratie, l’Opéra est le théâtre d’une prostitution de haut vol qui peut revêtir plusieurs formes.

Les abonnés, reconnaissables à leur habit noir et leur chapeau haut de forme, ont pour certains le privilège de pouvoir pénétrer dans le Foyer de la danse, espace privé qui génère toutes sortes de fantasmes liés aux coulisses. Ils peuvent alors, comme le montrent les oeuvres de Degas ou Béraud, rencontrer les demoiselles de l’Opéra plus connues sous le nom de « rats ». Ces dernières sont le plus souvent issues d’un milieu modeste et inscrites à l’Ecole de danse par leurs mères qui rêvent d’un sort meilleur pour elles. Si les appointements des jeunes danseuses sont négligeables, la possibilité de rencontrer un riche et influent « protecteur » suffit à rendre la profession attirante.

 

Henri Gervex Le bal de l’Opéra, Paris© Photo courtesy of Galerie Jean-François Heim, Basel / cliché Julien Pépy

La salle de l’Opéra de la rue Le Peletier puis du Palais Garnier est particulièrement propice aux rencontres vénales durant la période du carnaval où se tiennent de grands bals costumés. L’avant foyer est alors investi par des hommes en habit noir côtoyant des jeunes femmes aux traits dissimulés sous un masque ou un domino. Ce thème du bal masqué favorisant les intrigues galantes inspire plusieurs artistes dont Giraud, Manet et Gervex.

Lieu de paraître, l’Opéra est enfin tout désigné pour permettre aux demi-mondaines d’exhiber leur triomphe. Le grand escalier qu’elles empruntent et les loges qu’elles occupent sont des écrins de choix pour afficher leurs plus belles toilettes et leurs parures les plus précieuses.

 

Maisons closes. De l’attente à la séduction

 

Edgar Degas Femme nue se peignant© Collection particulière, Chicago

Les maisons de tolérance sont au coeur du système réglementariste né sous le Consulat. Leur existence est légalisée en 1804 de manière à permettre une surveillance policière et médicale efficace des pensionnaires, chacune étant inscrite sur le livre de la tenancière et pourvue d’un numéro.

S’il existe, dès l’origine, des établissements très contrastés allant du « bouge à matelots » à la maison de luxe (« haute tolérance »), la montée de la prostitution clandestine à la fin du siècle fait chuter le nombre des maisons closes tandis que celui des brasseries à femmes ne fait que croître. Seuls perdurent les établissements les plus distingués, aux décors exubérants, destinés à une clientèle fortunée.

Lieu clos par nature, le bordel est une sorte de laboratoire pour les artistes à la recherche de sujets modernes et d’un renouvellement du traitement du nu féminin. Pour les dessinateurs satiriques comme Rops et Forain, il est un moyen de révéler l’envers du décor de la sexualité bourgeoise. A la fin des années 1880, de jeunes artistes d’avant-garde tels qu’Emile Bernard et Louis Anquetin représentent l’univers des maisons closes, de l’ennui des longs moments d’attente à la transformation des attitudes à l’arrivée des clients.

 

Maisons closes. Images interdites

 

Anonyme Sans titre© Photo BnF

L’avènement de la photographie en 1839 inaugure une nouvelle ère de figuration du corps et de consommation de la sexualité. A partir du moment où ils peuvent saisir le vivant, grâce à un temps de pose réduit, les photographes explorent la représentation des visages et des sexes. La précision et la finesse des détails offertes par le daguerréotype puis par le tirage sur papier albuminé permettent un rendu exceptionnel du grain et de la transparence de la peau, de l’implantation de la pilosité, des expressions nuancées du regard et du sourire. Le coloriage des chairs, des yeux et des accessoires vient renforcer l’illusion du réel. L’application de la stéréoscopie au médium parachève cette impression troublante d’un corps que l’on peut détailler et scruter dans son volume, grâce à la pratique solitaire permise par une visionneuse.

Ces scènes composées sont bien loin des pratiques réelles du bordel. Et pour cause : les prises de vues ont lieu dans l’atelier du photographe ! Par crainte de la saisie de leur production, assortie d’une arrestation et d’une lourde peine de prison, les opérateurs ne signent pas leurs clichés et les acteurs ne révèlent pas leur identité. Vendues sous le manteau, ces images résultent d’une relation entre un modèle, un photographe et un destinataire qui reproduit le triangle formé par la prostituée, le proxénète et le client. Comme la femme réelle qui s’expose dans le salon de la maison close, elles ont pour objectif final l’excitation sexuelle. En consommant une image, le spectateur devient lui-même virtuellement un client.

 

Constantin Guys Hommes attablés en compagnie de femmes légèrement vêtues© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Christian Jean

Comme nul autre, Toulouse-Lautrec donne un visage aux prostituées de son temps. Il ne les peint pas en femmes fatales ni en victimes de la société, mais comme des femmes ordinaires qu’accaparent leurs activités quotidiennes. En 1893 et 1894, l’artiste partage l’intimité des « filles » des maisons de la rue d’Amboise et de la rue des Moulins. Dans les témoignages picturaux qu’il laisse de ces rencontres, il donne l’impression d’une vie tranquille quoique très empreinte de mélancolie.

 

Maisons closes. Scènes de genre

Jean-Louis Forain Le client© Photo courtesy of the Dixon Gallery and Gardens, Memphis

En raison de l’interdiction sociale de rendre public ce qui se passe dans les maisons closes mais aussi de la difficulté technique de l’exercice (matériel encombrant, émulsions peu sensibles nécessitant de forts éclairages), les photographes, comme les peintres ou les sculpteurs, composent dans leur studio des tableaux vivants et des fantaisies reconstituant l’intimité des maisons spécialisées du Second Empire.

Des scènes de salons et de boudoirs sont ainsi recréées avec un luxe de détails grâce à l’utilisation de décors modulables, de toiles peintes et de quantité d’accessoires. Les figurants, modèles payés, amis ou membres de la famille, les animent et les rendent souvent très réalistes.

Ces lieux de sociabilité masculine sont présentés comme des promesses d’initiation, de volupté et de transgression. Nombre de saynètes sont corsées par une pincée d’érotisme émoustillant le bourgeois sans nuire à sa réputation : robes remontant sur les jambes, corsages entrouverts, jeune femme à sa toilette ou langoureusement abandonnée dans son sommeil.

L’essor de la carte postale photographique au début du XXe siècle accompagne les transformations du microcosme prostitutionnel. De nouvelles figures apparaissent dans l’iconographie populaire comme le souteneur, présenté comme l’amant, le protecteur mais aussi le tourmenteur, ou les Apaches, ces voyous qui agissent en bande et organisent les bas-fonds parisiens autour de l’escroquerie, des rixes et du proxénétisme. La violence entre les sexes est désormais représentée sans détour.

 

Maisons closes. Scènes d’intimité

Félix Vallotton Femmes à leur toilette© Musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Les filles de maison sont contraintes à des examens médicaux réguliers afin d’éviter aux clients tout risque de contamination en cas de maladie vénérienne. Leur corps fait ainsi l’objet de soins incessants et minutieux, cette hygiène irréprochable étant supposée avoir des vertus prophylactiques.

La toilette quotidienne, avant l’arrivée des clients, est aussi un moment de distraction marquant le début des préparatifs des pensionnaires pour la soirée. Si certains artistes, comme Vallotton, donnent des allures de gynécée à ces instants consacrés aux soins corporels, d’autres montrent les derniers préparatifs (coiffure, ajustement du corset…) en présence du client comme une étape quelque peu mise en scène de la rencontre vénale.

Outre la toilette, l’intimité des « filles » passe aussi par les liens qu’elles ont entre elles et qui génèrent toutes sortes de fantasmes. Les relations homosexuelles sont fréquemment décrites dans les maisons closes. Toulouse-Lautrec, en particulier, représente ces « tribades » face à leurs propres corps qu’elles se réapproprient, en l’absence du client, dans des scènes pleines d’une tension suggestive.

Dans la série d’estampes qu’il intitule Elles, Toulouse-Lautrec, réalise la chronique de la vie domestique de femmes vivant de la prostitution et du spectacle. Ces scènes intimes les montrant qui se lavent et se coiffent, ont été précédées de dessins préparatoires réalisés par l’artiste dans les bordels qu’il fréquente.

 

La prostitution dans l’ordre moral et social. Réglementarisme versus abolitionnisme

Paul-Emile Boutigny Boule de suif© RMN-Grand Palais / Benoît Touchard

Perçue comme un « mal nécessaire » destiné à combler « la brutalité des passions de l’homme », la prostitution n’est pas considérée comme un délit au XIXe siècle. Sous le Consulat s’organisent l’encadrement et le contrôle de la sexualité vénale : les filles de débauche sont placées sous la tutelle de la police des moeurs et soumises à des visites médicales obligatoires (1802) tandis que l’existence des maisons de tolérance est légalisée (1804). Présenté comme une mesure de salut public, ce système réglementariste, promu par Alexandre Parent-Duchâtelet (1836), doit permettre de lutter contre la propagation des maladies vénériennes tout en préservant l’harmonie conjugale.

 

Théophile Alexandre Steinlen La pierreuse© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Tony Querrec

En dehors de l’espace clos et contrôlé des maisons de tolérance, la prostitution de rue se développe et revêt des formes plus mouvantes. Les « filles en carte » (ou « filles soumises ») sont inscrites sur les registres de la préfecture de police et sont contraintes à des examens médicaux réguliers. Le plus souvent sous l’emprise de souteneurs, les « insoumises » ou prostituées clandestines, racolent de manière plus discrète pour échapper aux rafles qui les conduisent à Saint Lazare, à la fois lieu de détention et hôpital destiné à soigner les syphilitiques.

L’accroissement de la prostitution clandestine (qui passe pour être 7 à 8 fois supérieure à la prostitution légale) et le développement de certaines pratiques vénales (prostitution occasionnelle de femmes exerçant des métiers peu rémunérateurs, accroissement du nombre des brasseries à femmes…) marquent à la fin du XIXe siècle l’échec du système réglementariste. Dans le même temps se développe un mouvement abolitionniste porté par des féministes (Joséphine Butler) et des républicains radicaux (Yves Guyot). La loi Marthe Richard – votée le 13 avril 1946 et imposant la fermeture des maisons de tolérance – peut être considérée comme l’héritière de ce courant.

 

L’aristocratie du vice. Les grandes horizontales

 

Henri Gervex Madame Valtesse de la Bigne© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Au sommet de l’échelle prostitutionnelle, les demi-mondaines, grandes horizontales ou cocottes, font l’objet d’une surveillance particulière. En témoigne le Livre des courtisanes, registre tenu par la police des moeurs, où sont soigneusement consignées les relations vénales et clandestines des « étoiles de la haute prostitution » telles Jeanne de Tourbay, Blanche d’Antigny, Hortense Schneider, Marguerite Bellanger ou Sarah Bernhardt avec leurs clients.

Ces jeunes femmes, dont certaines –telle Valtesse de la Bigne – ont inspiré à Zola le parcours de Nana, ont souvent débuté sur les planches dans des rôles mettant en valeur leur beauté plutôt que leurs talents d’actrice ou de chanteuse. Leur ascension sociale, parfois fulgurante, est assurée par leur(s) protecteur(s) issu(s) des hautes sphères de la société. Pour ces derniers, entretenir ostensiblement une demi-mondaine en vue est à la fois un signe extérieur de richesse et de virilité.
Jouant habilement de ce capital érotique et social, les courtisanes affichent leur réussite à travers la diffusion de leur image. Dans de grands portraits réalisés par des peintres officiels et exposés au Salon, on retrouve les codes traditionnels du genre subtilement détournés (regard franc, pose conquérante, jambe découverte…). Le portrait photographique offre quant à lui, outre la possibilité d’une large diffusion, une grande variété de mises en scène permettant d’exhiber bijoux et autres toilettes somptueuses.

Reutlinger La belle Otéro© Bibliothèque Nationale de France, Paris

Admirées au théâtre ou à l’Opéra, observées par la presse, ces demi-mondaines exercent une véritable fascination et donnent le ton en matière de mode et de goût.

 

L’aristocratie du vice. Monde et demi-monde

Console

 

Albert-Ernest Carrier-Belleuse, Aimé Jules Dalou, Pierre ManguinConsole du grand salon de l’hôtel de la Païva© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / René-Gabriel Ojéda

Les grandes demi-mondaines se comportent souvent en femmes d’affaires averties et prennent soin de se constituer un important capital financier et immobilier. Le comble de la réussite pour elles est de parvenir à se faire offrir ou construire un hôtel particulier et, lorsque leur fortune est suffisante, de briguer une alliance matrimoniale qui leur offre un nom à particule et une respectabilité nouvelle.

En matière de décor et de mobilier, la différence entre le monde et le demi-monde n’est guère perceptible. Les meubles de la Païva témoignent par exemple d’un goût pour un luxe et un raffinement très traditionnels, dont les formes et les matériaux évoquent les styles de l’Ancien Régime.

 

Henri Gervex Rolla© RMN-Grand Palais / A. Danvers

Le mélange des mondes, l’impossibilité de distinguer une femme honnête d’une femme galante, est un motif de fascination pour les artistes comme pour les hommes de lettres. « L’aristocratie du vice » dénoncée par Zola, échappe en grande partie au système réglementariste, ce que révèle l’analyse de Parent-Duchâtelet : « personne ne niera que […] ces femmes soient de véritables prostituées ; elles en font le métier ; elles propagent plus que toutes les autres les maladies graves et les infirmités précoces ; elles détruisent la fortune aussi bien que la santé, et peuvent être considérées comme les êtres les plus dangereux que renferme la société ».

 

Imaginaire de la prostitution. Fantasmes et allégories

 

Gustav-Adolf MossaElle© ADAGP, Paris 2015 – RMN-Grand Palais / Droits réservés

Figure incontournable dans la littérature, les arts, et la presse du XIXe siècle, la prostituée favorise l’expression des fantaisies et fantasmes masculins, parfois par le biais de détours spatio-temporels. L’Orient, la Grèce ou la Rome antiques sont des décors fréquemment convoqués pour mettre en scène des corps dénudés dans des poses lascives.

Dans le registre allégorique, la femme vénale incarne les travers d’une société entière. L’Apocalypse de Jean évoque ainsi la figure corruptrice et menaçante de la Grande Prostituée, image qui ressurgit au XIXe siècle lorsque Paris est qualifiée de « nouvelle Babylone ». Les références à la prostitution alimentent la critique des différents régimes politiques : Thomas Couture dénonce la déchéance morale de la Monarchie de Juillet à travers les Romains de la décadence tandis que Zola fait de Nana une Vénus empoisonneuse portant en elle le ferment de la décomposition de la société du Second Empire.

 

Jean BéraudLa Madeleine chez le Pharisien© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

A travers la prostituée s’expriment des angoisses troubles et de multiples considérations sur « la Femme » en général. Tandis que la période romantique fait la part belle aux héroïnes déchues transfigurées par l’amour sincère qui leur offre, à l’instar de Marie Madeleine, un chemin vers la rédemption (La Dame aux camélias), la fin de siècle voit se multiplier les figures d’idoles puissantes, cruelles et hiératiques, à la sexualité dévorante.

 

Prostitution et modernité. Le spectacle de la prostitution

 

Im Café d'Harcourt in Paris. 1897

Henri Evenepoel Au café d’Harcourt à Paris© Städel Museum – U. Edelmann – ARTOTHEK

Présentée au Salon de 1865, Olympia provoque un scandale retentissant à la fois par son sujet – une prostituée nue représentée dans un format monumental – et la liberté de touche de Manet. Celui-ci cherche alors probablement à incarner le « peintre de la vie moderne » appelé de ses voeux par Baudelaire qui exhorte les artistes à saisir « l’image variée de la beauté interlope » dans la vie « souterraine » des grandes villes.

 

Julaften i bordell, 1903-04

Edvard Munch Noël au bordel© Munch-museet/Munch -Ellingsen Gruppen/Bono

A la fin du XIXe siècle, la prostitution s’affirme comme un sujet moderne et digne d’être peint. Pour les artistes qui se rendent à ou s’établissent alors dans la capitale française, Toulouse-Lautrec fait figure d’exemple. Ses motifs inspirés par la vie nocturne parisienne sont repris par nombre d’entre eux à l’instar de Picasso, Kupka, Van Dongen ou Sluijters. Ces peintres recherchent des équivalents plastiques aux sensations éprouvées dans des lieux où la foule, le vacarme, le mouvement sont amplifiés par la présence des miroirs et de l’éclairage artificiel. Les « filles » elles-mêmes participent activement à ce spectacle de la prostitution en optant pour des apparences « affichantes » : le maquillage outré, les postures travaillées et les toilettes tapageuses deviennent autant de motifs qui participent au renouvellement de l’esthétique.

 

Prostitution et modernité. L’atelier, théâtre des fantasmes et obsessions

positif

 

Anonyme Etudes de nu, femme de dos debout sur une chaise© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Béatrice Hatala

Dans un siècle à l’apogée de la pudeur, les prostituées sont, avec les modèles, des partenaires idéales : ce sont les seules femmes en mesure de montrer leur sexe et de prêter leur corps pour des expériences physiques et des fictions visuelles. En effet la bienséance interdit la nudité féminine totale en plein jour.

Avec l’apparition des émulsions au gélatino-bromure d’argent, le développement d’appareils d’utilisation simplifiée, et la possibilité de tirer soi-même les clichés, la photographie apparait à de nombreux artistes -peintres, sculpteurs, écrivains ou…photographes- comme un nouveau medium permettant d’explorer la sexualité féminine. La femme est y transformée en objet que l’on peut étudier, scruter, déformer, bref maîtriser.

Produites dans l’intimité d’un espace fermé aux regards extérieurs (atelier, studio, chambre), ces images sont destinées à une contemplation confidentielle et solitaire. L’album de photographies est l’objet par excellence de délectation de ce petit théâtre privé.

 

Prostitution et modernité. Plaisirs d’amateurs

 

positif

Anonyme Etudes de nu, femme assise bras croisés© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Alexis Brandt

Au tournant du vingtième siècle, la démocratisation des procédés favorise l’émergence d’une photographie amateur, pratiquée comme récréation. L’appareil, glissé dans un étui en cuir, se transporte en bandoulière et peut s’employer sans pied. Il permet aux « presse-boutons », ces usagers qui ne sont ni des professionnels ni des experts de la photographie, de se libérer des contraintes du studio et de rendre enfin accessibles à la représentation cachettes et jardins secrets, tels que les salons et les chambres des maisons de rendez-vous ou des garnis.

En dépit de son sujet singulier, cette iconographie présente des traits communs avec la photographie de famille … mais celle d’une famille anonyme dont les noms des membres (prostituées, maquerelles et souteneurs, clients) n’ont pas survécu. L’éventail thématique est réduit, les cadrages sont maladroits, le flou de bougé est fréquent car ce qui compte, pour l’usager indifférent à la technique, c’est le sujet. Le cliché matérialise avant tout le souvenir d’un lieu, d’un visage ou d’un corps, d’une émotion. Il est le garde-mémoire de l’aventure libertine.

L’enregistrement participe lui-même d’un monde de sensations. L’appareil photographique se fait en effet prolongement de l’oeil, cet organe érogène étudié par Sigmund Freud qui, dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), avance que « l’impression optique reste la voie par laquelle l’excitation libidinale est le plus fréquemment éveillée ». La prise de vue est une composante du plaisir sexuel.

Prostitution et modernité. Une débauche de formes et de couleurs

 

André Derain La femme en chemise ou Danseuse© Adagp, Paris, 2015 – SMK Photo

Le verbe « prostituer » signifie littéralement « mettre en avant, exposer au public » aussi n’est-il pas étonnant de voir se confondre, dans l’imaginaire du XIXe siècle et du début du XXe siècle, les mondes de l’art et de la prostitution. La métamorphose du corps de la prostituée, « objet de plaisir public », en oeuvre d’art offerte aux regards s’opère à travers les artifices de la séduction : les poses étudiées renouvellent le répertoire des formes traditionnellement admises dans le registre académique tandis que le maquillage (également désigné comme « peinture de visage ») ou les bas colorés sont prétextes à une débauche de couleurs sous les pinceaux de Kupka, Derain, Van Dongen, Rouault ou Picasso…

Parfois fardés avec une « naïveté grossière », les visages se confondent avec des masques et l’identité des modèles, bien que de plus en plus fréquemment représentés solitaires, semble se dissoudre au profit d’une recherche formelle qui accentue et géométrise leurs traits. Avec cette radicalisation du traitement des formes, les images de prostitution se délestent de leur contenu documentaire, moral ou allégorique.

 

František Kupka La môme à Gallien© Adagp, Paris, 2015 – Narodní Galerie, Prague, Czech Republic

L’exemple de Picasso témoigne de la variété d’approches possibles du sujet. S’il représente initialement les filles de joie dans un traitement caricatural et coloré proche de Toulouse-Lautrec, il confère à ce même thème, au cours de sa période bleue, une teneur plus profonde et symbolique. Son tableau représentant une détenue de Saint-Lazare au clair de lune porte la marque d’une empathie pour la mélancolie de son modèle et s’apparente à un portrait psychologique. Quelques années plus tard, il élimine toute dimension anecdotique dans Les Demoiselles d’Avignon au profit d’une révolution plastique d’une extrême brutalité expressive ouvrant un champ nouveau à l’art moderne.