Riches échanges autour de « Transfert et Lien Social » organisé par le Garefp

— Par Roland Sabra —

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Félix Vigon, 15 novembre 2015. Paris Bataclan.

C’est à l’invitation de Marie-José Corentin-Vigon que je me suis rendu au Séminaire organisé par le GAREFP (Groupe Antillais de Recherche d’Etude et de Formation Psychanalytique) et dont le thème portait sur Transfert et Lien social. L’histoire de la psychanalyse aux Antilles commence avec la fondation du Garefp en 1975. L’originalité première de cette association comparée à d’autres est, ce qui en fait sa grande richesse à savoir, une ouverture, un appel permanent au dialogue et à l’échange avec l’hétérogène à partir d’une pratique analytique. J’avais été séduit par cette association où tout un chacun pour peu qu’il se soit frotter d’une façon où d’une autre à la psychanalyse avait la possibilité de dire et même de se faire entendre. C’était une époque ou tout un courant issu, parmi d’autres, des décombres, de l’ EFP (École Freudienne de Paris) professait un déclin généralisé de la symbolisation. Crise du principe d’Autorité, d’Altérité, au sein de la famille, de l’école, de l’État, affaiblissement de la fonction du Nom-du-Père  ect. Tout cela conduisant à l’apparition d’un homme « sans gravité » dans un « monde sans limite », de « nouvelles maladies de l’âme » et rien moins qu »une « nouvelle économie psychique ». Des discours emprunts d’une implicite nostalgie, d’un regret, et d’un parfum de «  c’était mieux avant ». Avant quoi ? On ne sait ! Si ce n’est que l’artisan le plus actif de ce courant s’était longtemps cru l’héritier « naturel » du Maître avant d’être déchouquer par la troisième génération d’analystes lacaniens peu respectueuse des convenances et qui en matière de prise de pouvoir avait quelque expérience. L’intérêt pour la Martinique tenait à ce qu’elle semblait être à l’avant-garde de cette désymbolisation au travail avec son cortège de manifestations cliniques telles que les états dépressifs, la polytoxicomanie, la destructivité, les « psychoses blanches »…

Il y avait comme une sorte de confusion entre fonction du Nom-du-Père et patriarcat. Par ailleurs il me semblait que les assises sociologiques durkheimiennes sous-jacentes au « déclin du droit paternel » pouvaient être questionnées (euphémisme). Enfin comme prof de Sciences Économiques et Sociales il m’était difficile de concilier l’existence supposée d’une montée généralisée du maternage, corrélative au déclin de la fonction paternelle avec ce que ma discipline constatait à savoir, qu’à la suite des crises économiques et de l’avènement d’un néolibéralisme sans complexe, on assistait un démembrement systématique de l’Etat-providence conduisant à une précarité, une insécurité que l’on croyait avoir oubliées. Pour ces raisons et pour d’autres, je m’étais éloigné du GAREFP qui était et qui est pourtant le moins sectaire, le plus ouvert, le moins lignard des associations d’analystes aux Antilles  par rapport à cette thèse! Peut-être étaient-ce de mauvaises raisons, ou plus exactement peut-être y en avait-il d’autres ?

En tout cas est-il que c’est avec plaisir que j’ai répondu à l’invitation qui m’était faite comme contributeur à Madinin’Art. La veille de l’ouverture du séminaire une soirée était consacrée à la réception d’un écrivain. C’est aussi une des caractéristiques majeures du GAREFP que de vouloir s’éclairer des expériences artistiques. Pratique-pratique (clinique), Pratique-théorique, pratique-artistique, sont trois des piliers de l’association. C’est donc Alfred Alexandre qui officiait autour de son dernier roman dont le titre « Le bar des Amériques » est un clin d’oeil aux économies de comptoirs. Alfred Alexandre est sans doute le plus politique des écrivains de la dernière génération. Pour lui c’est dans les termes de rapports de forces qu’il faut analyser la situation délétère de nos îles. Convoquant la géographie des conflits chère à Yves Lacoste il explique que la situation stratégique de la Martinique à deux pas du canal de Panama lui vaudra quand ses maîtres actuels auront été effacés, d’autres maîtres. Il déplore l’absence de lieux d’identification collective favorisant le lien social. Par exemple il dit son désarroi quand ses élèves à la seule évocation du mot Haïti se mettent à rigoler, n’exprimant pas la moindre compassion. Haïti objet de moqueries ! Attitude qui résulterait d’une absence de « roman national », le terme est un galvaudé ces temps-ci, due à une volonté politique de maintenir les Antillais dans une méconnaissance de leur histoire. Les programmes enseignés dans nos écoles se contentant tout au plus d’adaptation. Terme à propos duquel Gilbert Pago ne manque jamais d’inviter avec sagacité à la réflexion. Toute référence positive à un héros de l’histoire haïtienne est reçue sur le mode dubitatif.

Ce refus de savoir qu’Alfred Alexandre a fait émerger va insister de façon lancinante tout au long du séminaire. Pour l’écrivain manifestement il résulte d’un pouvoir politique. Si ce pouvoir se tenait en un lieu repérable et si un Etat, majuscule oblige, digne de ce nom prenait la chose en main… Hélas sans même avoir à évoquer Althusser et le procès sans sujet il y a fort à penser que la puissance actuelle du capitalisme financier réside dans sa dissémination, dans sa prolifération rhizomateuse, sans foi ni lieu. Cancer diffus dans le corps social. Pour les analystes présents dans la salle pas si simple de nommer cet état. Qu’en est-il de cet « oubli » ? Refoulement ? Avec donc possibilité d’un retour du refoulé ? Dénégation ? Moyen de prendre connaissance du refoulé ? Déni ? Voir du coté du fétichisme, de la psychose ?

J’ai eu beau rappeler à l’écrivain que lors de la célèbre et décisive bataille de Vertières les valeureux combattants haïtiens montaient à l’assaut des troupes du Directoire aux accents de La Marseillaise et de la Carmagnole et qu’au delà de l’hommage ainsi rendu aux idéaux universalistes de la Révolution française il y a avait peut-être là une ambivalence, que peut-être penser sa libération dans des catégories pensantes issues de la domination pouvait poser question, rien n’y fit. Ces comportements marqués d’un clivage ne sont-ils pas des figures identificatoires à travers lesquelles s’opère un détournement de la culpabilité qui résulte de l’entrée dans la langue ? N’y a-t-il rien d’étonnant à ce que des hommes politiques «  indépendantistes » siègent à l’Assemblée nationale de la puissance dominante et participe ainsi à la régulation de son fonctionnement ? Et ces alliances électorales entre assimilationnistes pur sucre et indépendantistes auto-proclamés ne sont-elles pas des représentations clivées ? Clivage et schize dans lesquels se reconnaît, s’identifie la majorité des adhésions populaires. Pensée adhésive. La politique comme religion. Et le plus grand des Martiniquais : quid de sa vie parisienne ? C’est donc le statut de cette injonction à l’oubli de ce qu’il en a été de l’esclavage et de son abolition qui en toile de fond a travaillé ce séminaire sur Transfert et lien social. On ne s’étonnera pas de la parenté avec la problématique du Colloque Scientifique International « l’esclavage : quel impact psychologique sur les population ? »

Pour Lacan c’est le discours qui fait lien social. Dire c’est faire, prescrire, assigner des places. « « En fin de compte, il n’y a que ça, le lien social. Je le désigne du terme de discours parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de le désigner dés qu’on s’est aperçu que le lien social ne s’instaure que de s’ancrer dans la façon dont le langage se situe et s’imprime, se situe sur ce qui grouille, à savoir l’être parlant. » (Lacan). Je n’ai pas les moyens de présenter ici les quatre plus une formes de discours repérées par Lacan. Je rappellerai brièvement que le discours est donc une modalité du lien social qui initialement concerne la relation analytique. C’est à partir de la nécessité de comprendre cette relation que Lacan va formaliser d’autres discours. Chaque sujet en analyse emprunte tour à tour les trois formes qui sont celle de l’hystérique, de l’obsessionnel ou universitaire et celle du maître. Si on ajoute le discours de l’analyste c’est donc en tout et pour tout quatre formes de discours. Ces discours sont des structures discursives à l’intérieur desquelles une parole viendra se loger. Elles sont composées de quatre places internes ( agent, autre, vérité, production) et de quatre « signifiants » lacaniens (S1 le signifiant maître, le trait unaire, S2 le savoir réseau de signifiants générés pas S1, $, le sujet barré, divisé, clivé de l’impossible du Réel, l’objet petit a, objet cause du désir). Si les quatre éléments permutent d’un quart de tour leurs permutations font apparaître une impossible coalescence du sujet avec l’objet petit a. Nul sujet n’est assigné définitivement à une position d’énonciation, mais cependant les sociétés fondent des discours qui tentent de les consolider, de les légitimer, de faire tenir ensemble les sujets qui les composent. De ce fait suivant les périodes historiques des formes discours prévalent par rapport à d’autres qui néanmoins continent d’être. C’est par ce biais que je rejoindrais Alfred Alexandre. Dans les périodes de crises les diverses formes de discours cohabitent tant bien que mal, les enjeux de pouvoir sont réels.

J’écrivais tout à l’heure quatre formes de discours plus une. En effet Lacan deux ans après avoir relevé « l’étrange copulation de la science et du capitalisme » dans l’Envers de la psychanalyse, évoquera lors d’une conférence à l’université de Milan et ce sera l’unique fois, le discours du capitalisme caractérisé par la disparition de l’impossible structurant les autres discours. La fusion, la soudure est possible entre le sujet et l’objet cause de son désir, le capitalisme s’ingéniant à se présenter avec l’avènement du règne illimité de la marchandise comme la promesse d’en finir avec la perte symbolique et la division subjective, avec la castration et l’altérité. La jouissance de l’objet excédant la capacité de symbolisation du sujet on devine facilement la dimension mortifère de l’affaire.

Un psychanalyste membre de « L’analyse Freudienne » se proposait de présenter cet avènement du discours capitaliste. Il en fût empêché par un effet de sidération qui le traversa lors d’une visite à l’Habitation Clément. Pas une trace dans le parcours de visite de l’existence des anciens esclaves ou des ouvriers qui œuvraient sur l’habitation. Le récit intelligemment traduit en créole pour certains passages était passionnant. Fallait-il un visiteur venu de là-bas pour cette découverte? J’attends avec impatience la publication des actes du séminaire pour lire et relire ce témoignage fascinant. Son propos initial est hélas passé à la trappe. La question qui me taraude concerne ce discours du capitalisme dont il devait être question. Son avènement conduit-il à un remaniement de ce qui fonde le sujet ou ne s’adresse-t-il qu’à l’individu dans son être social ? Et quid aujourd’hui de ce distinguo ? Et plus globalement cette nouveauté n’est-elle pas à mettre en rapport avec celle de « nouvelle économie psychique » promue un temps et aujourd’hui mise en veilleuse ?

De l’ensemble des interventions, toutes de qualité, je retiendrais ici, faute de place celles de Josiane Desroses, la présidente du Garefp intitulée « La Femme « Potomitan » » et qui demanda si « Ce signifiant qui circule dans le social ne viendrait-il pas « habiller » autre chose qu’on pourrait qualifier d’assujettissement à « la loi de la mère », à son désir et surtout à sa jouissance ? L’enfant reste alors l’objet de la mère. » Jouissance dont je n’aurai pas l’outrecuidance de rappeler que mortifère elle n’a rien à voir avec le plaisir. Si la matrifocalité repérée par Livia Lesel a été évoquée avec justesse la possibilité d’une nucléarisation récente des familles a été passée sous silence. Mais de quelle nucléarisation s’agit-il ? Josiane Desroses sur ce sujet reste réservée. Voir de plus en plus souvent de jeunes pères s’occuper de leur progéniture n’empêche pas de se poser la question  du  mode sur lequel ils le font. La encore la question de la place du Père est posée. Ne serait-il qu’un supplétif du pouvoir maternel ?

Marie-José Corentin-Vigon avec malice nous a invités à « entendre le magico-religieux tout autant comme mode de résistance que comme construction subjective, comme un symptôme. » Le séancier, le guérisseur dans la relation transférentielle qui se noue avec le consultant ne fait-il pas preuve d’une certaine efficace  et comment celle-ci interfère dans la cure?

Dans la Tentation du dieu obscur Brigitte Edward, involontairement, sans le savoir, établit une passerelle avec le colloque organisé deux jours auparavant sur l’impact psychologique de l’esclavage. Elle a interrogé sur la transmission. « Ne pas être l’esclave de l’esclavage » ( Fanon). A l’avènement du discours capitaliste elle substitue une approche à partir du schéma du fantasme sadien qui en rejettant sur l’autre la difficulté voire la douleur d’exister fantasme la possibilité d’un sujet non barré de la jouissance. Le « fétiche noir » cite-t-elle.

Nizar Hatem a traité de la langue coranique posée comme paradigme absolu de la langue parlée et qui instaure de ce fait un clivage entre une langue pure ( c’est quoi une langue pure?) et les langues parlées. Clivage ou fossé qui renvoie le locuteur lambda à une impossibilité culpabilisante. Et qu’en est-il pour les Antilles de la langue du maître et de celle des esclaves. Et si les maîtres s’estimaient, qui plus est, les maîtres du créole ?

Isabelle Heyman a touché à l’intime avec une extraordinaire pudeur et une grande subtilité. A partir d’un «  Il n’y a plus de grands récits » elle à questionné le transfert au texte à partir d’une histoire singulière. Une femme âgée, enfermée dans son silence et qui ne communiquait plus que par l’intermédiaire d’annotations écrites au coin des pages, dans l’entre-ligne, dans la marge des romans policiers. Emouvant.

Léo Ruelens a fait polémique à partir d’une phrase de Lacan qui hors contexte fait scandale : « Il n’y a que les esclaves qui jouissent… » Peut-être quelque maladresse ou une méconnaissance des réalités antillaises ont sans doute empêcher d’entendre ce qui tentait de se dire là. Dommage.

Le séminaire s’est conclu par deux interventions originales. Celle de Martine Lesbats Aimedieu qui nous a présenté un cas clinique, façon de rappeler pour le GAREFP la nécessité de toujours ancrer sa démarche théorique au plus près de la pratique. Et puis il y eut Josep-Lê Ta Van, psychanalyste qui expliqua qu’ayant un rapport difficile à l’écrit, il ne rédigeait pas de texte. Dans son propos sur le trauma de l’esclavage il dit avoir fait tous les métiers du monde sauf le plus ancien celui de prostitué. A l’écouter je me disais pourtant avoir entendu plus d’un analysant comparer son analyste à une pute. Incontournable. Et qui plus est Josep-Lê Ta Van, à l’instar d’un Jacques Lacan qui considérait son séminaire comme une séance de contrôle, lui refaisait devant l’auditoire ce que les lacaniens appellent la  « passe ». Une séance. Intelligence de l’organisation d’un séminaire qui soulignait  par ce final la cohérence de ses choix.

J’ai oublié beaucoup d’intervenants. Tout dire est un impossible auquel je tiens. Mes remerciements aux Josiane, Marie-José, Isabelle, Marie-Berthe, Aflfred, Radjou, Nizar et tous les autres sans oublier Maria (?), pour leurs communications et les échanges qui en sont nés.

Fort-de-France le01/11/2016

R.S.