Mon toupet

—Par Victor Lina —

face_a_faceA voir passer ce petit oiseau volant en vitesse devant l’immense éléphant d’Afrique bien campé dans la savane, on n’a pas idée de ce que l’on va trouver dans ce recueil qui retranscrit le premier séminaire de Jacques Lacan en 1954.

En fait on ne voit rien passer du tout, c’est une image fixe qui montre l’image floue d’un oiseau incomplètement saisi en plein vol par l’objectif du photographe qui a choisi de régler la vitesse d’obturation à un niveau suffisant pour que se détache toute la majesté de cet éléphant d’allure altière et dont les pavillons sont largement déployés.

Ce que l’on trouve par contre à l’intérieur du recueil est saisissant. Et je me suis laissé aller en pensant au titre de l’album d’Eugène Mona « Face à face ».

Face à face car Lacan évoque un mythe philosophique, il s’agit de celui laborieusement construit par G.W. Friedrich Hegel en ce début du 19ième siècle. Ce mythe originel se trouve au cœur de l’ouvrage portant le titre Phénoménologie de l’esprit.

Lacan en circonscrit les termes de la façon suivante : il s’agit de la relation fondamentale qui présiderait au lien inter-humain ou au lien social, cette relation serait ainsi figurable dans «  la lutte et le travail ».

Karl Marx s’est emparé de ces termes en donnant un autre contenu et une autre perspective au projet de Hegel qui demeurait de formaliser le « système de la science » en considérant la logique, les mathématiques, la théologie, l’histoire des hommes et en particulier celle de l’Homme, celle du sujet1.

Marx paye sa dette à Hegel en lui reconnaissant la place de précurseur dans la formalisation du mouvement dialectique et en poursuivant l’idéal scientifique. Cependant il se démarque de ce dernier en qualifiant de mystique ce qui de son discours échapperait au fond rationnel.

Là où Lacan reconnaît un mythe, Marx y trouve un mystère qu’il suffit de retourner pour qu’il soit dévoilé.

La pensée mythique que Lacan reformule à la lecture de Hegel consiste à identifier dans ce face à face, un moment premier à l’origine de la société humaine, c’est d’ailleurs la finalité d’une philosophie de l’histoire.

Ce moment est caractérisé par une relation empreinte de négativité. Hegel utilise à cet égard le terme de disparition. Il est question de fin et de début de quelque chose.

Ce moment c’est celui de la lutte. Il s’agit de la lutte entre deux figures qui se réfèrent à une même entité. A cette étape de la relation imaginaire du face à face domine l’aliénation : ou l’un ou l’autre. L’un et l’autre sont indifférenciés.

Au terme de cette lutte, ces deux figures s’individualisent et s’établit un type de lien, celui de la domination bien-sûr et son pendant celui de la servitude, d’un côté donc un maître et d’un autre un esclave. Mais là ne serait pas l’essentiel de la relation, car elle serait de durée éphémère si elle n’était fondée que sur un rapport de force. Elle ne tiendrait pas non plus si elle ne reposait que sur la demande de grâce que le vaincu formulerait à l’égard du vainqueur en vue d’être épargné. Ce qui fonde cette relation souligne Lacan « c’est que la maître se soit engagé dans cette lutte pour des raisons de pur prestige, et qu’il ait risqué sa vie.2» La recherche du pur prestige notamment en acceptant la perte de sa vie, en acceptant sa disparition serait ce qui marquerait sa naissance dans l’exception. Ainsi le risque de la mort ferait naître une des figures en lutte en tant que maître, cette même mort que n’a pas voulu risquer l’autre figure le réduirait en tant qu’esclave. Et c’est en tant qu’esclave qu’il reconnaîtrait le maître dans sa négation de la vie.

On ne peut néanmoins ignorer la dimension de pacte que cela suppose. Par exemple si le vaincu ne se conçoit comme vaincu qu’à partir du moment où il demande grâce ou si le vainqueur n’est assuré de sa victoire que si l’autre figure accepte qu’il l’épargne et reconnaisse sa supériorité non pas seulement physique mais pour avoir souri à la mort.

Mais un fait demeure singulier, la demande se situerait du côté du vaincu ainsi que le fait de reconnaître. L’esclave se serait auto-reconnu vaincu et aurait reconnu le maître comme vainqueur, mais au final seul le maître, d’être passé par la virtualité de sa disparition, serait reconnu.

Le mythe installe une première dissymétrie, une première exception au cœur de la relation : elle impliquera pour l’esclave reconnaissant de devoir travailler au service du maître reconnu.

Même si toute cette scène semble dominée par un enchaînement de tableaux découlant de la confrontation imaginaire de deux figures, elle n’est pas totalement imaginaire. Lacan précise ainsi les choses : « En fait, le mythe lui-même n’est concevable que cerné par le symbolique […] il y a, dès l’origine, entre le maître et l’esclave, une règle de jeu.3 »

Mais il s’agissait d’un mythe pour tenter de rendre compte de l’origine des relations humaines. Ce mythe s’offre aussi à une possible déconstruction, à d’autres constructions. C’est sans doute ce travail qui reste à faire.

Un récent colloque s’est tenu sur la pensée postcoloniale, non sans faire référence à la psychanalyse et aux travaux de Lacan, non sans faire référence à la littérature de différentes aires ayant eu affaire avec la colonisation, à la l’anthropologie et j’en passe. Une nouvelle fenêtre s’est ouverte donc… !

Victor LINA

1 Lefebvre J.P. présentation de la phénoménologie de l’esprit, p. 27

2 Lacan J., Le séminaire 1, p. 248

3 Lacan J., Le séminaire 1, p. 249