Miguel Marajo : Erotisme et créolité

par Frédéric-Charles Baitinger


par Frédéric-Charles Baitinger

Les phénomènes de créolisation sont des phénomènes importants, parce qu’ils permettent de pratiquer une nouvelle dimension spirituelle des humanités. Car la créolisation suppose que les éléments culturels mis en présence doivent obligatoirement être « équivalents en valeur » pour que cette créolisation s’effectue réellement.” Edouard Glissant

Miguel Marajo 2012. Série “Calimpsus” 20*28 cm, huile sur toile.


Né d’un père aux origines brésiliennes, d’où son nom Marajo, et d’une mère française, arrière-petite- fille d’Antonia Lumière soeur d’Auguste et Louis, les “frères Lumière”, c’est en Martinique, à Fort-de-France, que Marajo a vécu la plus grande partie de son enfance et qu’il a commencé sa vie d’artiste peintre. Fréquentant le milieu intellectuel caribéen, il assista, à peine âgé de vingt ans, aux premières conférences d’Edouard Glissant, fut en relation avec Aimé Césaire et certains de ses enfants dans de nombreuses actions culturelles, notamment au Sermac alors dirigé par Jean-Paul Césaire où il fut cofondateur du groupe Totem. Il fut élève d’Olivier Debré puis d’Henri Cueco lors de sa formation aux Beaux-Arts de Paris.

Commentant, de manière rétrospective, l’évolution de son travail, voici ce que Marajo en dit : “Je suis d’une génération dont le but aura été de dépasser la « négritude », de faire de la diversité culturelle une richesse.
Ma production picturale ne peut être comprise qu’en réaction à ces questions – pour autant que ce sont ces questions qui ont donné à mon oeuvre la dynamique implicite de son écriture – et non, comme certains pourraient le penser, comme une tentative pour y apporter une réponse.”

Sans pour autant prétendre tenir un propos exhaustif sur l’oeuvre de ce peintre de la créolité – qui cumule, maintenant, plus de vingt ans de création – j’aimerais, dans le court espace de ce texte, en souligner au moins trois aspects.
Le premier, que je placerais sous le signe de la quête de soi, coïncide avec l’exécution d’une série de portraits afro-cubistes nous invitant à réfléchir visuellement sur la manière dont il est possible de dépasser, plastiquement, l’idée de “négritude” – entendue comme affirmation d’une identité raciale noire (Senghor) – au profit d’une vision plus ouverte de la notion d’identité (Glissant). Car il est bien clair qu’envers et contre les traits idiosyncrasiques que ces portraits contiennent, il n’en demeure pas moins qu’il s’efforcent, dans le même temps, de faire tenir ensemble, en de multiples agencements complexes, des cultures et des énergies qui s’opposent ou, tout au moins, ne forment que très difficilement un tout uni.

Ma peinture est de l’ordre du paradoxe pour autant que je m’efforce d’accepter toutes les cultures qui me composent – sans jamais chercher à en faire une seule entité. Si je devais condenser ma recherche en une formule, je dirais que je m’efforce de voir les  choses de façon multiple. C’est pourquoi, d’ailleurs, mes peintures sont toujours en mouvement. Elles sont une tentative pour mettre en jeu, dans les flottements de la matière, l’idée d’une articulation mobile, d’un jeu sensuel avec la couleur. Je voudrais que mes peintures donnent à voir l’idée qu’envers et contre ce qui limite nos identités, il y a la présence, en chacun de nous, d’une vie anonyme et sous-jacente, d’une vie qui bouge dans les profondeurs et qui cherche à se manifester.
Or cette “vie anonyme” dont nous parle Marajo, cette vie gisant par-dessous nos masques identitaires, ce n’est, me semble-t-il, qu’avec sa série d’oeuvres intitulée “Nanadiplose” qu’il parviendra à la toucher. Superposant, aux vestiges des masques de  sa première écriture, la présence de sexes féminins (ce “continent noir” comme l’appelait Freud), ce n’est plus seulement à l’image plastique de son identité plurielle que nous confronte Marajo, mais à quelque chose comme une expérience érotique des corps dont le terme coïncide avec la disparition pure et simple des amants.

Miguel Marajo 2011. Série “Petits Arrangements” 76*57 cm, acrylique sur papier.

Reprenant ainsi, sous une forme détournée, sa réflexion picturale sur la possibilité d’une identité créole, la série “Nanadiplose” (dont le nom, d’ailleurs, n’est pas sans faire écho à la figure de style appelée anadiplose, figure qui consiste à répéter le dernier mot d’une phrase au début de la phrase suivante) lui apporte, en quelque sorte, une solution latérale – dans la mesure où ce n’est plus l’idée d’une coexistence pacifique et harmonieuse d’éléments divers qui en compose le centre, mais la volonté d’abolir les limites mêmes de toute identité.

Miguel Marajo 2011. Série “Petits Arrangements”
32*24 cm, acrylique sur papier.

 

À l’instar de ce que le poète Edouard Glissant nomme un processus de créolisation, ce que nous suggère ici Marajo c’est que le problème de l’identité, dès l’instant qu’il est entrevu sous l’angle d’une rencontre des cultures, ne peut se résoudre (en dehors de la rencontre érotique des corps) que sous la forme d’une poétique de la relation, d’une mise en pratique du Tout-Monde.

Or c’est précisément, me semble-t-il, à cette pratique, à ce site sensible du Tout-Monde dans lequel l’homme est son environnement et inversement, que nous introduit cette dernière série de peintures.

“Je me suis amusé à créer, de manière gestuelle, des fusions de couleurs. Je voulais que mes personnages soient pris dans le matériau peinture lui-même, et que de cette porosité entre la figure, sa limite et la matière qui la compose naisse un sentiment qui tienne le juste milieu entre l’angoisse et la fascination. Car si mes personnages portent des masques à gaz, s’ils tentent de s’isoler, il n’en demeure pas moins que quoi qu’ils fassent, la couleur qui les entoure trouvera toujours un chemin pour les envahir, pour venir submerger leur insularité. Être dans la peinture jusqu’au cou. La voir se peupler d’yeux. Voilà ce que j’ai tenté de faire.”


Frédéric-Charles Baitinger

 La Relation, qui démène les humanités,

a besoin de la parole

pour s’éditer, se continuer.

Mais, son relaté ne procédant pas

en réalité d’un absolu,

elle se révèle comme la totalité

des relatifs mis en rapport et dits.”

Edouard Glissant,

Poétique de la Relation (Poétique III), Gallimard, 1990.

 

 

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Impression : Cydergies
Merci à Irène Colas pour sa relecture attentive.