Martinique des Mornes, dernière œuvre de Philippe Bourgade.

Comme « à la recherche du temps perdu ».

Shaza3— Par Janine Bailly —

« Sans que je puisse m’en défaire / le temps met ses jambes à mon cou / le temps qui part en marche arrière / me fait sauter sur ses genoux / mes parents l’été les vacances / mes frères et sœurs faisant les fous / j’ai dans la bouche l’innocence / des confitures du mois d’août. »

Ainsi chantait Jean Ferrat, et s’il défiait le temps qui passe par la poésie de ses mots, c’est par la poésie de ses images que Philippe nous conte sa Martinique et nous dit l’amour indéfectible qu’il porte à son petit pays. Il est vrai sans conteste que « nul ne guérit de son enfance », et si ses parents lui firent quitter tôt – trop tôt ? – sa terre d’origine, Sainte-Marie, pour l’emmener vivre à Fort de France, il retrouvait à chaque vacance son cher quartier de Bézaudin, d’où il tire aujourd’hui d’émouvants paysages, portraits et scènes de la vie quotidienne. Sur la route qui mène au bourg, on peut lire sur un panneau cette indication de lieu « Derrière Morne », et le photographe, traversant le miroir des apparences, va bien chercher, jusque « derrière les mornes », la réalité inchangée de son peuple et de son territoire. Mais n’allons pas croire que la beauté nostalgique en noir et blanc des images soit teintée d’un quelconque passéisme : comme l’eau des rivières, qui sans cesse coule, et dont il sait capter mouvements, scintillements et étincelles de vie, Philippe ancre profond ses racines dans le sol natal pour mieux regarder vers l’avenir. À l’amont sont les traditions, les gestes, les coutumes et les croyances qui nous accompagnent, nous qui ne sommes qu’éphémères passagers de la vie, jusqu’au débouché dans les eaux de la mer. Martinique des Mornes peint et raconte l’histoire d’un monde rural, que d’aucuns diraient disparu, mais qui reste vivace et sait renaître, en dépit des assauts répétés d’une société que hantent le matérialisme et l’indifférence à l’autre.

Feuilleter l’album, c’est aussi savoir prendre son temps, reposes3er son regard, se laver et le cœur et l’âme. C’est recevoir la lumière qui émane de ces femmes à la peau superbement offerte, c’est deviner l’endroit de ces corps en marche que Philippe capte souvent de dos, et rêver de les retourner. C’est encore accomplir avec le pêcheur un miraculeux lancer de filet, faire claquer les dominos sur la table de fortune, éparpiller le grain à la gourmande cour volaillère, laver avec les femmes les toiles blanches à la rivière, couper la canne et se réconforter d’un rhum ambré auprès des hommes, ou se réinventer, à l’aide de simples objets trouvés en chemin, des jeux d’enfants pour ensoleiller la maison et les jours. Force et énergie vitales émanent souvent de la page, tant les mouvements sont saisis dans leur instantané : coutelas brandi… pour abattre le roseau de la canne, robes parfois mouillées qui épousent étroitement le déhanchement ou la danse des femmes, douceur de la main versant l’eau si fraîche dans le verre, élan de la petite fille qui en un sourire s’envole bras ouverts en ailes d’oiseau, ailes dépliées de Seigneur Coq dans le pitt ! Jouant sur la luminosité maîtrisée et l’ordonnancement pensé des lignes, la photographie acquière une profondeur telle qu’on croit y sentir la texture du tissu, y déceler la matière dense et malléable des choses. Solidaire des sujets qu’il photographie comme sont solidaires ceux qui savent encore pratiquer le « coup de main », Philippe nous propose donc un album convaincant, qui permettra aux plus âgés de mettre des images souriantes sur un passé trop vite en allé, et aux plus jeunes de découvrir un des visages les plus singuliers de leur île, puisqu’aussi bien il s’agit ici d’art autant que de transmission. Des textes fort bien sentis accompagnent la publication, Philippe écrivant en remerciements qu’il est « très fier d’avoir réuni dans ce beau livre cinq des plus belles plumes de la Martinique. »

Une séance de dédicaces aura lieu le samedi 31 octobre, à la librairie Alexandre, à partir de neuf heures.

Soyons nombreux à y retrouver Philippe, à nous ressourcer au vu de ses photos, à l’écouter aussi nous dire sa passion pour son pays, pour ceux qui l’habitent et le font, et pour son art.

Fort de France, octobre 2015