« L’Orchidée violée » – « 4 heures du matin »

— Par Selim Lander —

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Photo de Philippe Bourgade —Droits réservés—

Des « petites formes », i.e. des pièces brèves interprétées par un(e) seul(e) comédien(ne), une seule représentation à l’Atrium et quelques-unes « hors les murs », telle est la formule imaginée par Hassane Kouyaté pour multiplier l’offre de théâtre. L’idée est bonne, incontestablement, tout en correspondant à ce que l’on peut attendre d’une « scène nationale ». Deux pièces étaient au programme de la première soirée de ce genre. Nous avions déjà eu, naguère, un avant-goût de l’Orchidée violée de Bernard Lagier grâce à une mise en espace. Le texte était porté alors par Amel Aïdoudi. C’est, cette fois, Astrid Mercier qui relève le défi. Deux interprétations aussi différentes que le feu et la glace.

L’Orchidée violée est d’abord un superbe texte, le monologue d’une jeune mère qui a été violentée par son père et qui l’est désormais par son fils de quinze ans. «  À son réveil, il voudra encore me frapper, me violer ». « J’ai dû naître un jour sans étoiles et sans soleil… Ma vie : le néant, mon fils. Tout est déjà dit ». Un enfant qu’elle aurait préféré ne pas avoir : « À mon ventre j’ai donné des coups pour ne pas le faire ». Et qu’elle envisage, un instant d’éliminer : « J’ai bourré son repas de somnifère avant de l’étouffer. J’ai aussi pris un poignard mais j’ai eu peur du sang ». Elle pourrait s’en débarrasser plus aisément, à vrai dire, puisque le « Président », qui a besoin de chair à canons, le voudrait bien, cet enfant, mais elle aime trop son bourreau pour se ranger à une solution aussi simple. Alors elle s’apprête à mentir : « Je n’ai pas encore de fils » ; ou bien, « je crois que je l’ai raté, ce héros… » Elle a beau souhaiter « laver son sexe dans les eaux exsangues de [son] passé », et songer parfois à disparaître – « on devrait pouvoir être mort certains jours » – elle ne sortira jamais du cercle masochiste.

H. Kouyaté, qui a assuré la mise en scène des deux pièces de la soirée, a cantonné son interprète à la surface d’une estrade ronde qui ne doit pas mesurer beaucoup plus de 6 m2, sur laquelle est disposé un fauteuil à bascules. Les possibilités de jeu sont donc limitées. La comédienne ne descend guère de son estrade ; elle le fait par exemple quand elle incarne le « Président ». Le parti pris de la mise en scène consiste à remplacer les déplacements par des modifications de l’éclairage. De fait, le travail de Marc-Olivier René sur les lumières est extraordinaire : il accompagne plus qu’il n’illustre les changements d’humeur de l’interprète. L’éclairage est souvent ténu, à l’unisson avec la déréliction du personnage : une lumière le plus souvent chaude, néanmoins (du jaune au rouge), comme pour exprimer le feu intérieur qui ronge la malheureuse. Cela n’empêche pas les incursions de la lumière froide et bleutée, voire d’un éclairage plus intense lorsque la situation s’y prête (comme, à nouveau, lorsque le président intervient). Il faut également mentionner la musique dont les accents « western » apportent, à l’occasion, le répit nécessaire.

Cette interprétation de l’Orchidée violée traduit une vraie recherche de mise en scène et mérite, à ce titre, d’être saluée, même si, pour notre part, nous aurions préféré que la comédienne fût autorisée à se « lâcher » davantage.

4 heures du matin (3)Changement d’ambiance complet avec 4 heures du matin, la pièce de l’auteur états-unien Ernest J. Gaines. La pièce se déroule dans un État du sud (l’auteur est originaire de Louisiane) anciennement esclavagiste où les autorités adoptent un comportement paternaliste avec les « nègres ». Tel est, en tout cas, le point de départ. Il s’agit moins d’un monologue que d’un conte qui oblige le comédien à endosser plusieurs personnages (policiers, prisonniers, aguichante demoiselle, son protecteur), à jouer des scènes se déroulant dans différents lieux (un commissariat de police, une cellule de prison, un bar). Le conte, puisque conte il y a, est truculent, en dépit de son sujet affiché : « les difficultés du personnage à se rendre compte des mécanismes de l’aliénation ».  A l’origine de l’incarcération du raconteur, une femme, comme on l’apprendra en son temps. Peu farouche – « deux gentilles fossettes se sont creusées dans ses joues » quand il l’a abordée – elle invite au péché : « les deux jolies choses douces et rondes attendaient que quelqu’un ouvre la robe pour les libérer ». Comme la fleur du bayou est déjà en main, une bagarre éclate qui se termine par le décès prématuré du protecteur, d’où la police, d’où la prison…

Mais nous sommes au théâtre, alors rien ne prouve que l’histoire finira mal pour le meurtrier. « J’ai tué quelqu’un, j’ai dit ». À quoi son compagnon de cellule, Monfort, vieux cheval de retour, lui répond : « Non, tu as tué un nègre parmi d’autres ; un nègre c’est personne ». Ledit Monfort se bagarre régulièrement le samedi et se retrouve tout aussi régulièrement au poste où on le garde jusqu’au lundi, à moins qu’il ne pleuve, auquel cas il restera incarcéré jusqu’au mardi car « ils ne veulent pas que j’attrape froid ».

La pièce explique le paternalisme des blancs envers les noirs par le besoin de se trouver une identité dans l’altérité : « Ils ont besoin de nous. Ils savent pas ce qu’ils sont. Avec nous ils savent ce qu’ils sont pas ; ils savent qu’ils sont pas nous ». Il y a encore cette notation, plus pessimiste : « Ils font pousser les nègres rien que pour être tués »…

En dépit du renversement sur lequel repose la pièce – des blancs a priori trop bienveillants envers les noirs – et de la capacité du comédien, Abdon Fortuné Koumbha, à endosser des personnages très différents, comme Monfort, le vieux routier au phrasé lent, à la voix anormalement grave, ou Atee, autre compagnon de cellule, un travesti à la voix suraigüe, les situations s’enchaînent sans jamais nous surprendre vraiment. Peut-être aussi le minimalisme de la mise en scène est-il moins adapté à un texte qui aurait toléré davantage de « folie » ? Un tapis carré délimite l’espace de la cellule. Un banc figure la couchette du raconteur. Seule note un peu excentrique, un vieux projecteur de cinéma aux dimensions imposantes, placé à cour, avec lequel le comédien semble, à un moment, vouloir dialoguer. Autre moment fort, celui du coucher. Après avoir déplacé le banc pour le mettre face au public, le comédien enlève son chapeau, sa veste qui roulée devient un oreiller, il s’assied, desserre sa cravate, enfin s’allonge. Tout cela en silence, dans la lenteur, avec des mouvements décomposés. Classique mais efficace.

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Malgré de bons moments, la pièce traîne un peu et l’on se prend à attendre la fin. À cet égard, l’apparition, in extremis, d’un nouveau prisonnier, un jeune jouvenceau qui ne sait rien de la vie, pas même tirer sur une cloppe sans s’étouffer, nous a paru superflue. Et que faut-il penser de la déclaration d’amour posthume à la mère : « J’ai jamais aimé personne depuis que ma maman est morte. Elle, je l’ai aimée… » ? Cet éclairage de la psychologie du personnage ne vient-il pas trop tard, à un moment où ne nous intéressons plus guère à son sort ?

L’Orchidée violée et 4 heures du matin, à l’Atrium le 19 février à 20 h ; au Campus le 23 et au Prêcheur le 24 à 19 h ; à Fonds Saint-Jacques le 27 à 18 h.