L’impensé d’une écriture belle de monde.

— Par Alaric —

 

 

Ecrire, jusqu’à ses dernières ressources physiques, écrire jusqu’à son dernier souffle, telle fut la vie d’Edouard Glissant, chercher à s’installer au Lieu de l’écriture vivante, au Lieu que son œuvre ne cessera maintenant à chaque lecture de configurer, d’occuper, d’interpeller, il dirait certainement de «héler». L’œuvre a brusquement surgi vivante contre la mort, le départ d’Edouard Glissant, lui restitue ses frontières, ses limites, ses traces, ses poétiques, ses esthétiques, sa philosophie : tout ce qu’il a essayé de penser, et d’amasser inlassablement. Elle est devenue autonome et réflexive, point besoin de médiateurs, elle renvoie à elle-même, elle nous renvoie à nous-mêmes, elle pratique la relation, elle relaye, relie, relate, tous ses propres dits. Elle est devenue elle-même un Lieu, comme l’œuvre de W. Faulkner, dont il dévoile les « ouvertures infinies » et les impossibles, «Faulkner, Mississippi» et comme celle de Saint John Perse, ces deux maîtres. Comment écrire la modernité créole dans les propres formes et langues de la parole de sa Culture, issue de la Traite négrière, de la société d’habitation et dans la société coloniale, sinon dans « un suspens de l’être, dans une conception éclatée (dérivée, démultipliée) de la nature et de la nature humaine ». Si l’on compare son œuvre à ce que la Modernité précisément libère, la question du monde, celle de la langue, et celle du nouvel espace public, on peut aisément comprendre qu’elle est le dernier chapitre du discours philosophique de la modernité. Il ne s’en offusquerait pas parce que son éloge de la conscience, et sa définition de la modernité créole comme double conscience nous y invitent. Soleil de la conscience, et l’Intention poétique marquent sa Modernité, le Discours antillais, lui dévoile l’abîme de la Relation dans l’usage des langues le Traité du Tout Monde, écrit la Mondialité à travers la catégorie avec laquelle il la pensera, le Tout – Monde. Mais c’est peu dire ! Sa modernité est une modernité des « écarts déterminants », une décentration, un point de vue jeté d’ailleurs, une révolution : reconsidérer de fond en comble la finalité et les méthodes de l’anthropologie et de la philosophie occidentales : contre la Transparence l’Opacité, contre l’Universel, et l’Un de l’Histoire, l’éloge du Divers et la révélation des histoires et du Chaos – monde. Son point de départ, le bateau négrier, l’errance et l’exil, la dépossession, ses chemins la Créolisation, sa théorie la Relation. Son écriture la «relation vécue», son prophétisme, «Une nouvelle région du monde», une Caraïbe incréée.

 

Le Discours antillais occupe cependant une place particulière dans l’œuvre, c’est un acte politique, la théorie de son engagement anticolonialiste. Sa pensée y trouve ses fondements, elle travaille à la dénonciation des conditions sociohistoriques d’une « situation bloquée » en Martinique, à partir du cri, des traces, de la solidarité, du paysage et de la langue créole. Elle propose une conception de l’histoire et une sociologie de la « dépossession ». Elle se donne ses outils d’analyses, la Relation, décrit les formes contraintes, délirantes des langages et des poétiques forcées, découvre dans le théâtre la scène de l’action politique et prophétise l’Antillanité.

 

Edouard Glissant par son écriture insoumise, par la pratique de son insoumission est bouleversé par une révélation, sa pratique d’amassements et de dévoilements comme par éclats le mène à la beauté de la Présence des langues à leur inouïe variation. Je veux dire à l’expérience centrale de l’écolinguistique des langues créoles, la créolisation. Il vivra une manière de préscience du noyau des langues, là où elles différent les unes des autres, à ce qu’il appellera « les imaginaires des langues », il pressentira derrière toute parole l’abyme de leurs variations. A ce lieu où les langues se constituent en constituant leurs mondes de signification. A ce lieu qu’occupent, en général, chaman «quimboiseurs», et thérapeutes. Mahagony, est certainement l’œuvre où se dévoile en clair l’enroulement du Lieu et de son écriture de la variation morphologique des noms. Maho, Mani, Gani, trois noms de fiction de personnes réelles (Beauregard, Marny), qui se nouent dans l’écriture du rapport à la terre et à l’arbre, au Mahogany, où une communauté se cherche dans la violence. Trois figures de l’errance violente qui par les délimitations fébriles de l’enfant marron, et par les emmêlements de leurs traces projettent nos pays dans le Tout – Monde. Ainsi le Lieu de vie, la Relation, et l’intuition de la présence des langues, constituent la représentation du Tout – Monde dans l’espace.

 

 Cette écriture de constitution de soi, cette pratique de la langue, et des voix subalternes d’un Nous parlant, ne cache pas ses ambitions de pensée : à l’instar du Poème de Parménide, elle vise à fonder, contre celle de l’occident, l’ontologie du Nouveau Monde. Et c’est à ce niveau que se dévoile la fragilité des constructions de cette écriture. Derrière cette œuvre on pressent l’énormité de son impensé, ce qu’Edouard Glissant n’a su penser parce que au trou vivant de son interrogation et qui cependant le faisait penser. Son héritage n’est pas tant ce qu’il a dit, que ce qu’il n’a pas dit parce qu’il ne pouvait le dire. A savoir, sa plus constante dénégation de ce qui se jouait avec les « Jacobins Noirs », le sens de la revendication d’égalité, le sens de celle de la négritude. Sa critique de l’idée d’universel et des pratiques abstraites et collusives des Droits de l’homme ; sa plus constante obsession de l’ouverture de pensée du Cahier d’un retour au pays natal l’entraînèrent « à jeter le bébé avec l’eau du bain » : l’enjeu politique des temps présents pour la Martinique et les Collectivités d’Outre Mer. Ainsi les questions de la démocratie, du sens de la Loi, et de la violence dans les sociétés postcoloniales, celles des formes de la mésentente sociale, autrement dit, les véritables questions d’avenir pour ces peuples ne peuvent être envisagées selon ses propres catégories. Il n’a pu le faire parce que d’emblée dans sa rupture avec Aimé Césaire il n’a pas compris la question que ce dernier posait. Dans l’écriture de la dignité et de l’identité, il a défait le lien de ces deux clameurs. Pourtant l’identité plurielle (rhizomes) qu’il concevra au départ deviendra en final de compte une identité dialogue dans la relation à l’autre, comme en écho au poète Victor Segalen. Les conséquences de la gestion de sa rupture d’avec la pensée politique et la poétique de Aimé Césaire concerneront les propres bases de sa pensée : son incompréhension de l’histoire de la révolution Haïtienne et de l’histoire des peuples de la Caraïbe, sa cécité envers l’enseignement relationnel révolutionnaire des rapports sociaux dans les campagnes caribéennes. Et enfin son incompréhension des langages de la mondialité, les enjeux de la culture de masse et de la communication globalisée. Si l’on considère sa philosophie du langage, l’équivoque de sa théorie du Tout – monde s’impose : oscillant entre une néo – théologie, de la nouvelle présence en nous de l’Esprit du Monde, et une approche de la Différence spatiale et néo saussurienne des langages et des cultures. Ses limites sont si importantes que l’on s’étonne de la fascination de ses lecteurs pour ses notions galvaudées de diversalité, et de Tout – Monde. Elles sont, peut-être, les plus élégants remparts pour éviter de regarder en face les problèmes de la démocratie communicationnelle de masse, ceux de la violence qui travaillent nos sociétés au début du XXI° siècle.

 

 On gardera cependant de lui qu’il fut l’un des théoriciens de la Solidarité de la relation local global, un théoricien de la différence culturelle et des relations d’enrichissement entre cultures. A cet égard si j’avais réussi à susciter l’intérêt du lecteur pour cette belle écriture, et sa passion de la langue, je l’inviterais à lire ou à relire sa poésie les Indes, Chaos monde, et Tout monde, qui restera pour moi, l’un des plus émouvants romans autobiographiques.

 

 Alexandre Alaric

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