« Les 12 », par Les Comédiens : comment revisiter ses classiques

— par Janine Bailly —

Le festival de théâtre amateur s’ouvre cette année sous le signe de la gravité : après L’Autre Bord Compagnie et ses « Jeux de massacre », c’est la troupe Les Comédiens qui nous propose, dans le drame judiciaire « Les 12 », un regard aussi peu complaisant que celui de Ionesco sur notre humanité et sur la façon dont nous organisons et vivons nos rapports sociaux. Ainsi sommes-nous, par chacune de ces deux représentations, conduits à nous demander ce que serait dans des circonstances exceptionnelles notre propre comportement, que nous soyons pris dans la tourmente d’une épidémie, ou que citoyens tirés au sort pour constituer un jury nous soyons sommés d’innocenter ou de condamner un de nos semblables, assassin présumé et fort jeune de surcroît.

Julie Mauduech emprunte son sujet à « Douze hommes en colère », une pièce en deux actes du dramaturge américain Reginald Rose, écrite en 1953, popularisée en 1957 par le film éponyme de Sidney Lumet, et dans lequel Henry Fonda tenait le rôle du juré numéro 8, celui qui empêche de « danser en rond ». Un sujet universel autant qu’intemporel, qui donna lieu à quelques reprises télévisuelles, et qui surtout fut traité en 2007 par le cinéaste russe Nikita Mikhalkov, sous la simple appellation de « 12 ». Voici quelques années, Courtes-Lignes sur cette même scène du théâtre Aimé Césaire nous avait déjà apporté de Guadeloupe sa version de la pièce, sous son titre d’origine mais dans une distribution mixte.

C’est de même façon, dans la version des Comédiens, hommes et femmes qui se partagent le rôle des douze jurés, « hommes en colère » appelés au procès ; sans doute est-ce une nécessité lorsqu’un atelier-théâtre se doit de faire jouer chacun de ses adeptes, mais ici nécessité devient argument dramatique puisqu’il est couramment admis qu’une approche féminine n’est pas une approche masculine.

Si l’on excepte la performance de cette femme qui la dernière, et pour des raisons qui se révèlent au fil des heures profondément intimes, s’obstine à réclamer la mort de l’adolescent que l’on vient de juger, le mauvais rôle est l’apanage des deux seuls interprètes masculins de la pièce. Ce qui modifie les enjeux initiaux du texte : la façon caricaturale d’être dans l’action, les postures d’une virilité exacerbée, le langage empreint d’un sévère machisme — on ne compte plus les appellations du genre « bonne femme, celle-là, gonzesse » —, tout cela ajoute au discours sur la justice un autre discours, celui d’un féminisme un peu simpliste : aux femmes le beau langage et la délicatesse, aux hommes la brutalité jointe à la grossièreté ; ces dernières pouvant néanmoins se manifester chez tous et toutes, par brefs éclats, que la présidente du jury s’efforcerait de contenir.

Se confronter à un texte d’une si grande force, un texte à la mécanique infaillible, qui aborde le problème de la justice telle que prétendent la rendre les hommes, qui nous dit comme est lourde la responsabilité de tout citoyen promu juré, demandait audace et courage. Car là, peu de scénographie ni dramaturgie possibles, le huis clos qui s’achemine entre murs qui ferment l’espace et tables qui l’occupent n’offrant que de brèves échappées vers le coin « machine à café », des moments ou déplacements en aller-retours au devant du plateau, force passages de la position assise à la position debout, et quelques tirades de plus grande importance déclamées frontalement en bord de scène — telle cette effrayante harangue d’extrême-droite, un rien anachronique, qui fustige l’étranger, l’émigré, l’autre. Tout réside donc dans ce qui est dit, et dans la façon dont on nous le donne à entendre. De ce dilemme qui déchire, les comédiennes et comédiens réussissent à rendre les affres ; de cette confrontation initiale entre ceux qui réclament à hauts cris la peine de mort et celle qui toute seule s’élève contre, ils nous donnent une assez juste image ; de ce travail obstiné par lequel l’une va instiller le doute dans l’esprit des onze autres, nous suivons bien le cheminement, difficile mais implacable. La salle d’ailleurs ne s’y trompe pas, qui dans un silence absolu semble retenir son souffle en attente d’un verdict pourtant assez prévisible, et dont la tension est par instants palpable, d’autant plus qu’une diction travaillée et des voix bien posées permettent de suivre sans peine l’ensemble du discours. De visualiser aussi certaines scènes particulièrement bien dessinées, celles qui concernent les témoignages et en montrent le trop peu de fiabilité : ici la dame qui a cru voir au travers de la rame du métro aérien se dérouler le crime, là le vieil homme qui quitte sa couche et traverse son appartement pour se rendre à la fenêtre après avoir entendu un cri. Et les personnages dans leur diversité, qui ont à mimer des antagonismes exacerbés par un enfermement devenu insupportable, campent bien le tableau d’une France aux classes sociales diverses et parfois ennemies.

Car en effet, l’histoire née américaine devient chez Julie Mauduech histoire française, mais alors il faut bien la situer dans la période pré-mitterrandienne, avant que le Garde des Sceaux Robert Badinter n’ait aboli chez nous la peine de mort. Un tour de passe-passe pas forcément heureux, des citations footballistiques, Marius Trésor ou le PSG, nous étant données en point de repère. Et la métamorphose entraîne des interrogations : depuis 2012, la majorité requise pour rendre une décision défavorable à l’accusé est en France de six jurés sur les neuf nommés, qu’en était-il dans les années quatre-vingts ? Pourquoi ne pas avoir gardé le cadre originel, quand on sait comment des condamnés aux USA attendent, parfois sans que leur culpabilité soit vraiment avérée, dans les sinistres « couloirs de la mort » ?

Quoi qu’il en soit, ce spectacle de qualité atteste d’une belle somme de travail et d’investissement. Il est joué avec enthousiasme et conviction, avec une bonne énergie aussi, toujours présente bien que fléchissant un peu sur la longueur d’un texte si grave à interpréter. Un texte qui ne cessera de nous interpeller. Il donne à réfléchir sur des choses essentielles, sur le comment s’arroger le droit de juger autrui ; sur le comment rendre une justice équitable, objective et digne de ce nom, libérée de nos passions et de nos histoires intimes. Pour notre plus grand bonheur, pour que nous ne subissions pas passivement mais demeurions acteurs de nos vies, le théâtre, c’est aussi cela !

J.B.

Photos Paul Chéneau

Fort-de-France, le 19 mai 2018