« Lémistè » de Monchoachi

Lémistè de Monchoachi, Editions Obsidiane 2012 ; ISBN : 9782916447483

Monchoachi

à François Boddaert, Editions Obsidiane

 

…Je vous expose ma visée pour Lémistè dont Liber America que vous avez entre les mains, constitue un premier volet : il s’agirait d’un long parcours à travers les mythes, les magies, les rituels cérémoniels qui ont fait la présence des différentes parties ou lieux du monde, présence recouverte totalement de nos jours par la Civilisation : Amérique, Afrique-Océanie, Europe-Asie (se sont mes découpes), non évidemment dans le simple but de rapporter ceux-ci (je ne suis pas ethnologue), mais en les jouant, en les déplaçant, en les retournant, voire en les subjuguant, ceci en vue d’ébranler la vision calamiteuse du monde charriée par la dite Civilisation.

Comme tout poète, je n’ai à ma disposition pour ce faire que la langue, ou du moins j’en ai deux : la créole et la française, ce qui me permet de jouer des facultés de l’une et de l’autre, la française plus portée aux généralisations, la créole plus rythmique, plus sonore, plus imagée, plus sensible, plus traversée aussi par le souffle, non de l’esprit, mais des esprits et des magies, ce qui ne constitue pas un moindre recours pour nous ramener à une vision du monde sensible où toutes choses vivent et pas seulement l’homme. D’où rythme foisonnant et flots d’images, etc… voila la visée globale.

S’agissant à présent de LIBER AMERICA (qu’il faut entendre non pas comme le « livre d’Amérique », mais liber, plus étymologiquement comme le tesson vivant sous l’écorce visible et morte). Je l’ai conçu en différentes parties, différents thèmes ou motifs (plus musicalement) que j’ai répugnés à nommer de façon trop transparente pour ne pas transmettre le sentiment d’un traité de « philosophie ». Ces parties sont successivement : la Mort (Ha Lézange), le Temps (Rara solé), la Terre (Pieds poudrés), la Vérité (Trois fois ça meîme dit cé vré), la Liberté (Quimbé là), auxquelles vient s’ajouter la parole (Les voluptés).

Bien entendu tous ces motifs se recoupent et se répondent les uns les autres comme autant de cercles qui se coupent et se tangentent, sans parler des déroutements et des fugues auxquels s’expose et se livre à tout prendre la parole poétique. J’insiste tout de même sur un point qui je l’espère apparait ou transparait dans l’ensemble, à savoir qu’il ne s’agit aucunement en tout cas dans mon esprit, quand bien même le mouvement rythmique est porté par cette matière du mythe, de la magie et du rite, il ne s’agit pas à mes yeux de choses passées, mais bien d’évocations du présent (ou de la présence à l’ombre du présent) et de l’avenir (ou d’un avènement possible porté par retour en un découvrement).



 

La beauté noire

La fille à la calebasse

Les ravêtes-léglise

 

Yves Bergeret, poète

à Monchoachi

 

J’ai l’intuition que tu as écrit un grand livre, fondamental. Rites, sacrifice, bégaiement, violence et sacrifice, lien de parole et rite…

 

Rarement un livre m’a autant passionné…

…Sur les Antilles et leurs côtes continentales j’ai beaucoup lu aussi ; moins que toi c’est sûr. Jamais je n’ai lu un livre aussi dense, « exact », efficace, presque performatif, que le tien. ..

…Voici ton livre. Indispensable. Aussi dans son aspect ethnographique non littéraire de collectes des rites, des gestes et des paroles. ..

…Pourquoi ce support, le livre ? Mais comment diable fais-tu ? Qui est le poète qui écrit par ta main ? Qui est donc celui qui atteint à une très grande densité et profondeur d’humanité…

Ce que tu as réussi à mettre ici en forme me paraît un pari irréalisable. Tu l’as réalisé cependant.

… J’ai fini ton livre et maintenant reprends tous les jours, dans l’ordre où tu les fais venir, des cycles et des cycles de poèmes. Ce qui me frappe dans cette deuxième lecture, qu’à présent je veux délibérément lente, c’est la violence. La violence partout, dans les rites, dans la langue, dans les invocations. J’ai l’impression que tu te tiens au plus près de cette violence du sacré sur laquelle René Girard a dit des choses si belles ou plutôt si pertinentes au début de son travail (avant de s’égarer complètement dans les deux dernières décennies). Tu étires la langue alors mais rien ne se déchire, bien au contraire.

Ce qui me frappe aussi c’est combien tu te maintiens dans une vigilance extraordinairement patiente et lucide dans ce que les toro nomu (les gens de Koyo, dans Le Trait qui nomme) appellent le « dawin » : le moment de tous les dangers, dans l’interdit, mais où tout se passe et où les « esprits » sont une énergie extrêmement turbulente. Là, on ne peut pour ainsi dire pas parler, pas nommer. On n’aventure pas le corps ni la pensée ; sauf les initiés bien sûr. Mais toi tu le fais et surtout le fais faire puissamment, intensément à ton lecteur. Si du moins il fait l’effort de te lire lentement et en essayant de comprendre. Tenir cette note juste si longuement est, à mon avis, un formidable pari littéraire et anthropologique, que tu gagnes

 

Monchoachi,

à Yves Bergeret

 …Je comprends  mieux la question centrale que tu soulèves, à savoir celle de la pertinence de l’objet Livre comme support impropre de toute façon à contenir ce débord de vie, de parole, de rites.  Alors je dois avouer que le Livre cela était en réalité la seule carte qui me restait à tenter de jouer afin de transmettre tant soit peu tout ce que j’ai accumulé au fil du temps, après l’expérience Lakouzémi qui a tourné court après trois années, où il s’agissait de tenter d’approcher par la parole et les expériences multiples, dans un lakou (une « cour » justement, avec des guillemets), de faire vire en quelque sorte, de frayer en tout cas un chemin de vie à toute cette richesse qui nous constitue. Je sais la dérision du Livre d’autant que je dois tenter d’y faire entendre le créole qui y est absolument rebelle, tellement cette langue est parole et corps (dans sa constitution même, sa syntaxe), et tellement je dois me méfier du français comme du diable, à chaque tournant, à chaque interstice (conjonction, copule…), cette langue, comme tu le notes si bien, travaillée par des siècles de rationalisme…

 

 

Bernard  Demandre, critique littéraire   

 

Extraits d’un article à paraitre dans la revue Diérèse 22 janvier 2013

Célébrer le pays, non un pays abstrait et ses évocations rapides et convenues, mais celui du poète martiniquais Monchoachi, lieu rude, savoureux, celui de la Rive, de la Terre- jaune, des Buissons-épineux, du pays pierreux,  de ces chairs-là qui sont « Graines du ventre », voilà la nouvelle expérience tentée dans son dernier livre : Lémisté, de faire s’épouser  plus densément deux langues, le Français et le Créole, se pénétrant comme pour faire vibrer  intensément les vers. Mère des mères, cette autre langue, si proche de l’instant et de l’émotion , « Met ses mots dans leur bouche ».

Et si la poésie, face à la difficulté de parler et à cette élaboration d’une langue plus neuve, n’était qu’une sorte de bégaiement – un saut,  un bond par-dessus les mornes –, élévations et  dépressions, non pas seulement répétition, mais affirmation dans l’hésitation, comme lorsqu’on entre dans l’étrangeté de cette langue mêlée et d’un texte flamboyant.

Monchoachi nous donne à comprendre et à sentir, à travers les mouvements  d’un texte éblouissant de variété,  d’appels aux ombres et aux éclats, – lieu des contrastes,  « broderies sur la chair vive » – , et nous invite au don par  un cérémonial de l’accueil : «… alors devant lui ils mangent la terre / donnent un beau à ses pieds nus / Puis mettant leur corps debout / passent à son cou colliers / guirlandes de fleurs  / colliers d’hélianthes et de magnolias, /      colliers plusieurs rangées / colliers nattés        colliers en plumes tressées …. ».

Il ne s’agit pas ici d’exotisme  ni de spectacles pour touristes pressés. La magie  est ce qui nous met « à l’écoute du nom » et opère en nous, ce qui est vrai de toute poésie, un retournement à travers un voyage des sens, un dépaysement fondamental et permet à cette parole sauvage, comme retrouvée,  langue du poète, « Crié par l’âme les morts ou par un rêve-zyéux-clai » ou  « chant perché des caroubiers /    Le bastringue des carapaces sous les tonnelles ».

 

Jean-Pascal Dubost, poète

Extraits d’un article paru sur le site Poézibao, février 2013

Et les mystères, en ce bel emmêlement de langues, Monchoachi les explore, explore ceux de la création, de la nature, de l’homme, offrant au lecteur une vaste architecture verbale et complexe dans la lignée des grandes cosmogonies.

Les hommes dansent et chantent, créent des vertiges de langue pour que le monde soit

et le poète les écoute, et récupère en la sienne ; sa langue mêle deux langues qui ont tout pour ne pas s’entendre, il se fait écho de l’une dans l’autre, et vice-versa, charriant mythes et rituels, ainsi, au « Arma virumque cano » de l’Énéide, Monchoachi répond :  «Une nouvelle langue dans la bouche/Des plumes la place pour chanter », il chante les hommes au coeur d’une nature divine. Sa langue mêlée alors nous fait goûter la saveur du monde, la possible saveur du monde, ce que la civilisation n’a pas encore détruit, c’est un chant de civilisation, qu’il chante, mais d’une civilisation accordée au corps humain, « La terre tremble sous la fougue des hommes-vaillants », et au moyen de sa langue, il crée de nouveaux mystères, mais enchanteurs, non point alourdis par la peur du divin. Au-delà de la proposition cosmogonique, Monchoachi revendique des langues qui s’entendent entre elles ; des facultés des deux langues qu’il parle, il en rassemble les opposés, voilà bien un dessein farouchement politique, mais sa revendication n’a pas le ton de la colère, mais celui de la joie flamboyante de posséder la faculté de parole,

 

« Se tenir dans le désordre des choses

sans chercher, avec les mots, les appareiller

Les laisser travèser, s’énivrer

Toujours

en saut

dans la créance encontrer quèque parition

Avec lenvie wouè lans zyé-ou nimpóte quiça

Terribe

Qui parle et ne se refuse

Le signe chaque chose

Qui veut dire

Et veiller à le dédier et à renouveler

le pacte

« vous servirai de guide, vous montrerai le chemin »

….

 

 

La beauté noire

 Et là ils sont dans les nuages

Errent les enfants

comme cheins fous au gré des vents

dans les tourbillons et les turbulences du vent

Sans rame, sans voile, sans barre, sans mire

Seuls amers les constellations d’étoiles

Seuls paysages

des nuages la teinture fugace.

Lors le criquet divinò poussa sa délirante stridente

Nuages percés vers le bas

tombées les eaux du ciel       en-bas

et au dessus du trou

nimbés d’un vert guère comme les nuages

raides penchés ils virent :

Un la-chai’ délectable, ils virent

(Pas une chair, un la-chai, entendez-le, un sacré la-chai’, ouaille !)

Splendeur insoupçonnée en-bas là

Fèves et miel,

Piments et boissons enivrantes

Et des oiseaux oranges dans l’air vert

Et des oiseaux rouges, et des oiseaux diaprés

Et des poissons misant leurs belles lumières

dans les cavernes de la mer

Et des poissons rares

Avec les belles arêtes qui font les belles parures

Et des fleurs, doux-Jésis !

Des fleurs comme tellement les enfants

Ne peuvent en voir sans laisser éclater leur joie

Sans lasser  les cueillir

Les tresser et les offrir

                                             Des néfliers, des baumes camphrés

Des amarantes roses

Des fuchsias-montagne aux pétales laineux

Des bégonias, des grappes drues d’amanoa

Et ils crièrent et dansèrent de joie

Et on les envoya demeurer sur terre

On les chassa avec des bourrades

Pour qu’ils ne reviennent pas mélanger les lignages

 

Et l’un derrière l’autre à la file ils coulissent vers le sol

Et là ils foulent,

Ils pressent la terre en ses teintures

dégraisseurs d’étoffes en leurs teintures

Et les oppresse là-même

Là même tout aussitôt les oppresse la beauté noire.

 

 

 

La fille à la calebasse

 

 

«  Puis avons tous bu, puisant dans la coupe

Avec nos mains ou un coquillage,

Suçant des cailloux ou des os,

Les serrant ensuite à notre cœur pour nous rendre forts.

Avons gardé la médecine forte et amère

dans nos bouches

Avons pris un morceau d’argile»

Lui, parle de la sorte : « Ecoute mes paroles.

Ne mange pas seul à tes repas, mais fais venir des gens

Et partage ce que tu as »

(Conmèce grand-moun longtemps).

Alors quand vient un homme pieds nus

Quand vient surgir un homme qui marche,

Quand vient paraître un homme

couvert rhades piècetés

Sur la tête chapeau paille en filangue,

chapeau noir de fumée et de crasse,

noir de la patine

noir des concrétions

Alors ils baissent leur corps jusque terre

alors ils flétrissent leur corps

S’inclinent et se rabaissent

alors devant lui ils mangent la terre

donnent un beau à ses pieds nus

Puis mettant leur corps debout,

passent à son cou colliers

guirlandes de fleurs

colliers d’hélianthes et de magnolias,

colliers plusieurs rangées

colliers nattés

colliers en plumes tressées

Le couvrent ainsi de fleurs

le couronnent de fleurs

 

Et les femmes arrachent leurs parures pour l’en vêtir

Garnissent ses doigts de bagues

Ornent ses oreilles

Lissent ses cheveux et les embaument

 

Et elles crient, elles s’écrient, elles s’exclament, elles s’étonnent

Elles s’émerveillent, elles restent bèbè

 

Et, parmi,  y’ en a un qui dit en chantant : « Sois le bienvenu, frère.

Viens manger un peu, puisque tu es passé devant notre maison

et que tu as faim,

Assurément tu dois manger.

Restez ici, assise vot’ corps

pose vot’ sang »

Et on lui donne à manger,

on lui porte à manger toutes qualtés :

Paniers gâteaux galettes manioc  galettes maïs

bol sang caillé bouc

Toutes sortes viandes : dindes et zoeufs dindes poules cabrites

Toutes sortes fruits : sapotilles jaunes prines, griyaves

figues-pommes jujubes caroubes

Et à boire bons rafraichis sirop l’orgeat

Sirop l’anis laloë.

 

Et il mange puis il se lave les doigts.

Et disant qu’il a bien mangé, il dit comme ça :

« J’ai bien mangé, frère. Je désire me préparer à partir. »

Et on lui répond : « Va sans crainte, frère. Tu es venu chez nous

j’ai honte de la nourriture que je t’ai donnée. »

 

Et un à un, tous viennent le saluer tour à tour

les vieillards les premiers,

viennent au devant de lui,

viennent le voir

les vieillards douvant-douvant

Tous devant lui placent leurs corps rangés

Devant lui frottent leurs lèvres de farine

Et ils soufflent trois fois vers l’Est.

Et ils lui demandent de discourir

Faire un causement tout simplement,

un laudience

« Tout simplement voyez et envoyez »

Et il dit, il déclare, il indique, il raconte,

il dépose en leur cœur

Un petit maintenant      un petit message

Une petite offrande      une petite fumée

« Quoi que ce soit, de quelque façon que ce soit,

nous en serons émerveillés »

 

« …ET ELLE TOMBA BLIP A TERRE SUR LE DOS, SON CORPS GONFLA LA-MEME

ET DE SES SEINS SORTIRENT DES COURS D’EAU QUI FORMERENT UN LAC ».

 

Et après ça, ils vont pour dire, ils parlent pour lui dire,

ils disent

ils veulent l’entendre

tout simplement,

seulement écouter le bruit de sa voix

tout simplement,

une petite fleur de montagne     un petit oiseau bleu

une petite rosée

« Quoi que ce soit, de quelque façon que ce soit,

nous en serons émerveillés »

 

« …ET IL OTA LES HUIT CORDES DE JONC QUI COUVRAIENT SA POITRINE

ET IL PRIT LA FORME D’UN POISSON POUR S’INTRODUIRE DANS LA CALEBASSE

QUE LA JEUNE FILLE REMPLISSAIT D’EAU A LA RIVIERE »,

 

Il dit, il raconte, il dépose en leur cœur.

 

Ainsi l’offrande dispose la parole,

Et la parole est offrande portée dans le ventre fertile

comme telle la vie naissante

Portée devant ce qui est devant

et jetée bouler à côté    craps

 

comme un coute zos monté

 

Et l’on donne à manger aux mendiants

Comme on donne à manger aux dieux.

 

 

 

 

 

 

 

Les ravêtes-léglise

 

 

Sitôt       sitôt de l’angélus du soir l’âme aspergée

Landi pè, lédi fis

Et di Saint

Tèsprit

Si soit-il    (les mains jointes)     coiffées sinon

Tête-marée sinon chapeau paille sinon mouchouè-tête

Sous chapeau paille

Grand bonne-heure débarquant          Ravêtes-léglise ravêtes-délice

Ravêtes-malice Les Dites        une à une

Chacune collé-serré contre son corps  une tite cahier toute flapi

Leur corps serré l’un contre l’autre sur les chaises paille flapies

Prèmier-douvant         tel rang à elles souverainement dévolu de part

Et d’autre le long de    Qui

ô telle une araignée circonspecte

interminablement à travers le désespoir re-

Gade ses zôteils gade ses soleils « en mannière »

Et dans la mire un tit genre seau d’l’eau

bénite flanqué

D’un lourd goupillon d’argent

Enluminé des flammes vacillantes les deux bougies

ça et là a-

Postées        prèmier-douvant modulant

Et de leurs lèvres encore

Maintes prières aux morts

Et pitôt aux mânes le mort      Tit-Mélisia     ainsi qu’il faut côté-cite

Tendre les diminutifs         comme une forme de révérence infinie

Un paquet d’moune         mandibulant

Cueille Seîgnè ceuille Mélisia en ta favè cueille-le

En ta dèmèure étènèl, rache-le aux ténèbes

Rache-le rache-le Seîgnè

Miséicôde pou tes zenfants garés

Piez poul  pôves péchè