» Le ruban de la fille du pape », de Patrice Louis

— Par Roland Sabra —

            Patrice Louis et les possibles de la non-rencontre.
A propos de son dernier livre  » Le ruban de la fille du pape  »

« Je ne dois rien à personne et personne ne me doit rien »

Il est en avance au rendez-vous. De noir vêtu, à la ville comme à la télévision, avec cette cravate à rayures jaunes dont il doit avoir moult exemplaires. Il est plongé dans la presse, qu’il vient d’acheter. On ne se départ pas d’une vieille maîtresse aussi facilement. Il est avenant, persuadé qu’il y a toujours à apprendre de l’autre et que la rencontre est une richesse. Dans un entretien il se comporte en vrai professionnel. Il connaît les ficelles du métier. L’interview, c’est son quotidien. Difficile de l’emmener là où il ne veut pas aller; il se dérobera prétextant la question ou le thème trop difficile pour lui. Il est venu parler de son dernier livre, de sa première fiction. Et si Breton à la recherche dans Fort-de-France en avril 1941, d’un ruban pour sa fille n’avait pas aperçu dans la vitrine de la mercerie que tenait la sœur de  René Ménil un exemplaire de la revue « Tropiques »? L’histoire en aurait-elle été changée? Probablement pas car Breton connaissait sans doute l’existence de Césaire dès 1932 comme le rappelle Dominique Berthet dans « André Breton, l’éloge de la rencontre » que nous évoquerons prochainement. René Ménil avait participé à la revue « Légitime défense » et il aurait été, d’une manière ou d’une autre, à l’interface d’une rencontre obligée, entre Césaire et Breton.  Cette rencontre dont Aimé Césaire dira qu’elle a été au moins aussi importante pour lui que celle qu’il fit à Paris avec Senghor a donc eu lieu.   « J’ai rencontré Breton à une croisée des chemins; à partir de ce moment là ma voie était toute tracée; c’était la fin des hésitations, la fin de la recherche… »  Mais c’est la liberté du romancier que d’imaginer une autre issue. L’écriture est limpide, sans fioritures, destinée à être lue par le plus grand nombre et documentée. On peut néanmoins déplorer la fâcheuse tendance à ne pas donner les sources des citations et ni de celles qui sont à l’origine de ce qui semblent être des pastiches. Les portraits sont savoureux comme celui d’Alfred Marie-Jeanne devenu spécialiste de Claude Simon, de Samuel Beckett et Patrice Louis prend un malin plaisir à faire de celui qui espère l’indépendance de la Martinique un exégète de « En attendant Godot »! Et pendant que Césaire militant féministe prend la parole à un congrès international de femmes où se trouvent Joséphine Baker, Angela Davis, Simone de Beauvoir, Myriam Makeba, Golda Meir, Frantz Fanon écoute les litanies de ses patients dans son cabinet de psychiatre de ville à Fort-de-France tandis qu’ Édouard Glissant « ethnologie » la corne Est de l’Afrique. Plus tard , Patrick Chamoiseau, devenu pompiste chez Texaco répondra à Aimé Césaire venu en mission du FMI et qui lui demande de faire le plein : «  Et les déliés? ».

Le livre de Patrice Louis est donc composé de deux parties d’égale importance la première est un récit dont on ne peut douter de la fidélité, des circonstances de la rencontre entre Césaire et Breton, la deuxième une loufoquerie assez plaisante dont on voudrait qu’elle fût plus creusée, plus débridée, plus développée et poussée dans ses retranchements extrêmes. Bref on aurait aimé que Patrice Louis se laisse aller davantage, se « décravatte »… 

Écrivain, journaliste vous êtes l’auteur de dictionnaires de récits, vous proposez aujourd’hui une fiction « Le ruban de la fille du pape ». Par quels chemins?

En fait je ne voulais pas faire de fiction. Une fois de plus je continue à explorer l’histoire de la Martinique à travers ses grands évènements et ses grands hommes et je voulais m’en tenir à ce que j’ai toujours fait à savoir raconter les histoires telles qu’elle se sont passées, en tout cas au plus près de leur réalité. Je n’avais pas du tout l’idée de faire une fiction et j’ai toujours été fasciné par cette rencontre Césaire-Breton d’avril 1941 qui est dans tous les bouquins, mais en cinq lignes, un peu comme le pilier de Notre-Dame pour Claudel et j’ai toujours considéré, d’abord parce que c’est un événement fondateur que ça valait la peine qu’on le raconte en détail et donc mon idée c’était de faire un bouquin strictement sur cette rencontre, son contexte, la Martinique de l’époque, les mercières, leurs rôles etc. des choses que j’aime faire et que je crois savoir faire, donc un récit comme je l’ai fait sur la Montagne Pelée, sur Césaire, sans faire le malin mais en racontant les choses. Donc c’est ce que j’ai fait et ça fait 70 pages environ et quand j’ai eu fini j’ai eu une sorte d’illumination et pensant à tous ceux qui dans mon entourage me disaient «Lance toi dans la fiction »,  j’ai eu une idée mais qui n’y était pas au départ. J’ai tourné la page, j’ai ouvert un nouveau chapitre et j’ai repris pratiquement le même début, c’est à dire André Breton, errant dans le rues de Fort-de-France, qui n’a rien à faire et qui n’a qu’une seule chose en tête c’est d’acheter un ruban pour sa fille. Il entre dans une mercerie, il achète le ruban et il ressort. Point!

Il ne regarde pas la vitrine…

C’est ça il ne regarde pas la vitrine! Depuis j’ai appris qu’on appelle une uchronie ( Le U de utopie et chronie le temps) ce genre littéraire qui marche très bien aux Etats-Unis et qui consiste à faire déraper l’histoire. Si Lindberg avait gagné les élections présidentielles par exemple. Donc à partir du moment où Breton ne tombe pas sur « Tropiques » que se passe-t-il? Très exactement qu’est-ce qui ne se passe pas? Et quitte à faire déraper l’histoire je m’en suis donner à cœur joie et je suis parti le plus loin possible autant que mon imagination le permettait. Mais il fallait que j’introduise un événement qui impose que l’histoire dérape. Et bien Césaire qui en a assez d’écrire sans être lu, parce qu’on ne le dira jamais assez que la première édition du Cahier à été lue par moins de cent personnes et que « Tropiques dans ses premiers numéros pas plus, bref Césaire en 41 décide d’arrêter d’écrire! Breton ne le rencontre pas et à partir de là ça devient planétaire. Je ne veux pas déflorer le bouquin mais à partir de là les pays d’Afrique ne deviennent pas indépendants mais sont plutôt tentés par la départementalisation, les Antilles ne sont pas indépendantes mais ne sont plus françaises, il faut deviner ce qu’elles deviennent si elles ne sont ni indépendantes ni françaises, et puis Aimé Césaire devient un haut fonctionnaire de la Banque Mondiale et du FMI. Alfred Marie-Jeanne qui se désole, lui à qui on avait offert le premier numéro de Tropiques alors qu’il était lycéen et qui se préparait à faire des maths se dit non, non faut que je me lance dans la littérature et il devient un spécialiste de la critique du nouveau roman et de Claude Simon en particulier etc. ect.

C’est donc l’occasion de s’en donner à cœur joie. Voilà pourquoi ce qui n’aurait dû être qu’un récit est en fin de compte un récit plus une fantaisie qui se retrouvent sur la couverture sous le vocable de « Fantaisie historique ».

Est-ce votre statut d’observateur, de commentateur avisé de la vie politique, de l’histoire qui se déroule sous nos yeux qui vous a donné envie d’intervenir dans l’histoire, de devenir en quelque sorte un acteur de l’histoire?

Je n’ai pas dit que j’ai raconté l’histoire telle que j’aurais souhaité qu’elle se déroule! Il ne faut pas chercher entre les lignes le souhait caché de Patrice Louis! Par exemple que les Antilles deviennent étasuniennes. En revanche je poursuis à travers ce livre mon exploration décomplexée de la Martinique. Je ne dois rien à personne et personne ne me doit rien. J’ai commencé par aborder la Montagne Pelée en 2002 pour le centenaire de la catastrophe et je me suis attaqué entre guillemet au cas Aimé Césaire que parce que j’avais fait la Pelée, sinon je n’aurais jamais osé, et de ma vie entière je n’ai eu l’outrecuidance de penser que j’écrirais sur Césaire. C’est d’une vanité absolue! Or Césaire je l’ai abordé, précisément en tant que deuxième sommet de la Martinqiue. Ayant écrit sur le premier j’ai écrit sur le deuxième! C’est comme cela que j’ai écrit avec cette liberté qui fait que ni « césairophoble « ni « césairolâtre » mais « césairien » comme tous ceux qui sont nés après Césaire et qui l’ont abordé. J’ai eu la chance de lire très jeune l’œuvre Césaire que je connaissais donc avant d’arriver en Martinique. Je continue donc l’exploration de la vie martiniquaise de façon très décontractée ce qui me permet d’écrire des choses très politiquement incorrectes, abrité par la fantaisie historique. La liberté du créateur me permet de me lancer pour la première fois dans un bouquin où je livre un peu une écriture et vraiment sans complexe, comme je souhaite que chacun le soit et non pas prisonnier d’un environnement.

A partir d’une fiction on peut donc parler de la réalité?

Mais bien sûr! Je vois bien où vous voulez en venir mais il ne s’agit pas d’un livre politique, mais juste d’une hypothèse : si l’histoire dérape jusqu’où peut-elle aller? Donc j’ai pris le contre-pied de la réalité en cherchant à être pertinent dans la possibilité et impertinent dans le choix mais je n’ai vraiment pas voulu écrire la réalité à laquelle j’aspirais.

Il y a donc une liberté de l’acteur…

Oui, c’est d’abord la preuve, Pascal l’a dit avant nous si le nez de Cléopâtre avait été plus court la face du monde aurait été changé, ou le battement de l’aile du paillon qui peut provoquer etc., mais ce que je voudrais que l’on retienne du « Ruban de la fille du pape » c’est que la rencontre est véritablement fondatrice et que sans cette rencontre l’œuvre de Césaire n’aurait sans doute pas connu la diffusion qu’elle a connue. C’est par la filière André Breton, que ce soit l’édition de La Havane, que ce soit l’édition de New-York, que ce soit l’édition parisienne, que l’œuvre a été connue. C’est parce que André Breton l’a voulu. Donc si la rencontre n’avait pas eu lieu, je ne dis pas que Césaire aurait cessé d’écrire, ça c’est de la fiction, mais on peut supposer que la diffusion de la poésie de Césaire n’aurait pas été ce qu’elle a été et ce qu’elle est.

… et une part de hasard importante dans l’histoire.

Ah j’en suis absolument convaincu, tout comme le rôle des individus. Qui aurait pu dire qu’un jour André Breton se retrouverait à Fort-de-France à errer dans les rue à la recherche d’un ruban pour sa fille que j’ai d’ailleurs retrouvée. A propos du hasard : les trois premières lettres du Cahier «  Au bout du .. » sont les trois premières lettres du prénom de la fille de Breton Aube! Et bien cette Aube qui avait cinq ans à Fort-de-France et qui accompagne ses parents en exil à New-York je l’ai retrouvée. C’est une septuagénaire , artiste peintre qui s’appelle Aube Breton-Elléouët qui vit à Saché dans l’Indre et Loire et qui n’a aucun souvenir de son passage à Fort-de-France si ce n’est la sempiternelle histoire de la rencontre que racontait infiniment son père André Breton. Donc en effet oui le hasard, oui les petites choses qui font que les évènements prennent forme, ce qui n’ajoute rien au génie de Césaire, mais qui ne lui retire rien non plus.

Fort-de-France, le 10/05/08

Roland Sabra