Le festival d’Almada, côté monologues

« Si c’est un homme » (Se isto é um homem) & « Jeanne d’Arc » (Joana d’Arc)

— Par Janine Bailly —

Le festival d’Almada ne se limite pas à une forme de spectacle, mais se déploie de la performance exceptionnelle abondamment commentée et saluée d’Isabelle Huppert, dans Mary disse o que disse, jusqu’à des créations plus intimes, pièces sans afféteries, sans déploiements excessifs de décors ni vidéos projetées, mais extrêmement belles, nécessaires et touchantes dans leur volontaire dénuement.

Qui ne connaît, n’a lu, ou n’a eu écho du texte de Primo Levi intitulé « Si c’est un homme », « Se isto é um homem », « Se questo è un uomo ». Le titre de l’ouvrage est extrait du poème Shema, écrit sur une plaque commémorative à Livourne, et qui appelle à la transmission, aux générations futures, de la mémoire de l’holocauste. Témoignage autobiographique, essentiel à notre époque de recrudescence en certains pays de mouvements fascistes ou antisémites ou d’extrême-droite, le livre est considéré comme un des plus importants du vingtième siècle. L’auteur se souvient, suscite la mémoire vive de son internement, parle de sa survie dans le camp d’extermination d’Auschwitz, où il fut déporté et détenu de février 1944 jusqu’à la libération du camp en janvier 1945, après avoir été arrêté parce que membre de la résistance italienne au fascisme.

Avec une grande pudeur, dans la retenue et pourtant suscitant l’émotion, Cláudio da Silva, sur une mise en scène de Rogério de Carvalho, nous fait entendre non seulement les faits, historiques, incontestables, mais aussi les pensées et réflexions subjectives telles que retranscrites dans le livre. Sans concession, Primo Levi dit comment il dut sa survie, bien qu’étant juif lui-même, au fait d’avoir été ingénieur chimiste, ce qui lui valut d’être épargné par la terrible « sélection » qui conduisit tant d’autres vers la mort, dans les chambres à gaz de funeste mémoire. Sans concession, d’une voix posée, lente et grave, le regard parfois au bord d’une humidité qui serait de larmes, souvent nous scrutant de sorte telle que nous nous sentions concernés, Cláudio da Silva s’avère être un homme avant que d’être un  comédien subtil et sensible. Sur la scène, une simple chaise, qu’il pourra déplacer, mais souvent il se tiendra debout, face à nous ou de profil, sobre dans un costume gris assez ordinaire, qui aurait bien pu être celui de l’écrivain. Des panneaux verticaux, côté jardin et côté cour, démultipliés du bord de scène vers le fond du plateau, forment un cadre qui va se rétrécissant, jusqu’à ne laisser ouvert qu’un espace restreint où a été installée une structure suggérant un banc, et sur lequel le comédien viendra se poser, et en moi naîtra alors la sensation d’un enfermement inévitable et douloureux, comme d’un enfoncement dans l’enfer. L’épuisement des corps aussi, de travail, de mauvais traitements, de maladies épidémiques, on le devinera à ce passage marché où, s’en allant en diagonale et nous donnant cette fois le dos, Cláudio da Silva laisse lentement et lourdement ses pieds arpenter le sol. Sa façon enfin, lorsqu’immobile, placé de biais, il tourne vers nous son visage et nous fixe par-dessus l’épaule d’un regard clair, cette façon de faire nous dit que tous nous sommes responsables, et impliqués dans le sort du monde.

 

C’est une église de la ville d’Almada qui accueille « Joana d’Arc, Jeanne d’Arc », un spectacle venu de Norvège, de John Morrow et Juni Dahr, interprété par cette dernière en langue anglaise, sur-titré en portugais. La comédienne est seule en scène, sur une estrade délicatement éclairée levée dans le chœur, mais accompagnée par les flûtes de Chris Poole qui viendront souligner certains passages du récit. Sa blondeur fragile, son corps frêle et fort à la fois, ainsi que le lieu se prêtent parfaitement à l’exercice de dire Jeanne, non seulement le mythe mais la femme. Car bien que soit respecté le déroulement des faits historiques, du village de Domrémy, souvent nommé « Domrémy-la-Pucelle », jusqu’à Rouen en passant par Orléans, Reims, Compiègne, c’est d’abord le visage  humain de l’héroïne qui prendra forme sous nos yeux.  

Juni Dahr assume le rôle de la narratrice, elle dit le destin singulier de la jeune Lorraine, que rien ne prédestinait à une vie particulière. Mais elle est aussi la voix du personnage, gracile ou déterminée, la voix obsédante de ses juges, rauque coléreuse et rugueuse, et sa propre voix interrogative, qui parfois s’adresse à Jeanne et avec nous se pose des questions : comment une petite jeune fille, ne sachant ni lire ni écrire peut-elle entraîner derrière elle toute une armée, affronter les Anglais, faire couronner le roi de France ? Que sont ces voix intérieures et quel rapport avoir avec elles ? Et où est Jeanne la vierge condamnée — on pourrait bien se le demander à l’heure où la légende se voit récupérée par un certain parti au nom de « rassemblement national » ? Où est donc la neige de printemps… et me vient la réminiscence des vers de François Villon, « Mais où sont les neiges d’antan » ? Pourtant, c’est une poétesse que choisit de citer Juni Dahr, Christine de Pisan, celle-ci considérée comme la première féministe de l’histoire ayant dit dans le Ditié de Jeanne d’Arc, sa dernière œuvre écrite en 1429, tout l’amour et tout l’espoir qu’elle plaçait dans cette jeune vierge : « Une fillette de seize ans (n’est-ce pas une chose hors nature ?) à qui les armes ne sont pas pesantes, car il semble qu’elle soit élevée pour cela tant elle est forte et résolue ! Et devant elle, les ennemis s’enfuient, personne ne peut lui résister… ».

Le spectacle s’ouvre et se ferme sur des paroles de Jeanne extraites de son procès, dans lesquelles elle affirme son identité et sa foi et la véracité des voix célestes : « Je suis Jeanne… » . Mais auparavant, Jeanne a seize ans, elle aime ses parents, la nature et les animaux, et la terre où elle se couche sensuelle, et le vent et le tintement des cloches traversent le corps de l’actrice. Jeanne entend les voix venues lui dire sa mission, et l’apparition des anges en trois arcs-en-ciel reflétés dans la goutte de sueur roulant sur la joue est éminemment poétique. Jeanne d’abord est prise d’effroi et de froid, car Jeanne est humaine, et femme, et par la bouche de Juni Dahr elle révélera ne pas aimer la guerre mais devoir la faire ; dénoncera la tentative de viol dans sa cellule ; avouera la solitude grande qui l’étreint quand tous l’abandonnent, le sentiment d’être trahie ; la peur qui pousse à se renier et renier les voix entendues, la peur encore quand étant revenue sur la confession mensongère qu’on lui a arrachée et qui l’aurait sauvée, elle sait le bûcher promis à celles que l’on prétend sorcières ou filles de Satan, pressent le corps brûlé dans l’horreur et la douleur des flammes. Symbolique de la tragédie est le vêtement, et dans l’Histoire et dans le spectacle, tunique de toile claire, retournée et ceinturée quand la jeune femme devient soldat, dévêtue et dans les mains tordue quand elle devient la femme innocente, condamnée sans rémission. Leçon de courage et de sacrifice, le texte prône la priorité des actes, et que rien ne peut être réussi qui ne serait fait par amour, passion et foi et fidélité à sa propre foi.

Ainsi par la grâce des textes, des voix et des corps qui les incarnent, le théâtre prend aussi sa force dans des monologues inspirés et inspirants !

Almada, le 18 juillet 2019

Photos Paul Chéneau