Le déguisement des mots et les mots aiguisés pour euphémiser les réalités

« La langue française est truffée de sexisme. Elle porte en elle l’héritage d’une histoire marquée par la domination des hommes. Elle a été sculptée, structurée, modelée, réglementée par les hommes au travers des époques où les femmes étaient tenues à l’écart de la littérature, des institutions linguistiques et de l’espace public ».

Des mots comme affront, des mots insultes, des locutions utilisées couramment dans l’oubli de leurs sens réels, des mots pour l’ornement et la maternité, des mots invisibilisant les violences faites aux femmes. Une invitation à tourner sept fois sa langue avant de parler, « Parler féministe, c’est l’activisme de chaque instant », à se réapproprier un langage en respect des autres, des femmes.

Mais une langue reste malléable, en constante évolution. Donc susceptible d’une transformation démocratique.

« À vous de vous approprier ces connaissances, de faire vôtres nos colères, de vous attaquer à votre tour à l’injustice en refusant de participer au sexisme linguistique. À vous d’accorder vos paroles à la mélodie de vos valeurs. »

Quelques mots comme entrées : Abus, Blonde, Bon père de famille, Bouffe, Castration, Conquête, Délicate, Égalitarisme, Facile, Frigide, Gouine, Hystérique, Indisposée, Jacasser, Jouissive, Kilos, Lessivée, Mère, Nommer, Ornement, Prendre, Pro-vie, Querelle, Radicale, Sauvagesse, Suffixe, Tomber, Universel, Vache, Voile, Walkyrie, XY, Zone d’amitié. D’autres mots aussi, des exemples de l’ancrage profond du sexisme dans la langue.

Dans un premier moment, je présente quelques unes des analyses, choisies subjectivement, de ce riche ouvrage. Puis j’entamerai une dispute démocratique sur certains développements que je juge très discutables.

Abus. « Politiques de l’abus : nos dommages, leurs intérêts ». Sandrine Ricci souligne, entre autres, la normalisation de la violence sexualisée par le terme « abus sexuel », la mise hors quotidienneté de certains agissements, la violence considérée comme une fatalité, les mots pour faire passer la violence « pour autre chose que de la violence » ou la minimiser, la dépolitisation de cette novlangue et de ses euphémismes, la culture du viol, les jargons de la science prétendue neutre et qui induisent que les « féministes abusent »…

Sarah R. Champagne discute du terme « blonde » et des mots associés, de la dépréciation des capacités cognitives des femmes, du dénigrement de leur intelligence, des liseuses dangereuses, des mecsplications ou des penisplications…

Les « Droits de l’homme », ces droits fondamentaux réservés d’abord aux uns, mais ni aux unes ni aux esclaves… L’incapacité juridique des femmes jusqu’un temps très récent, les enfants divisés en légitimes et illégitimes. Les violences conjugales masquent les violences des hommes envers les femmes, les « bon père de famille », le harcèlement sexuel… Louise Langevin nous rappelle : « Notons que l’approche du droit suppose que toute avance à caractère sexuel par un homme envers une femme est voulue par celle-ci, à moins de preuve contraire ». Homme comme neutre universel, négation des rapports sociaux dont ceux de sexe. Neutre et raisonnable, mais non situé socialement et historiquement. « Une personne raisonnable désincarnée et neutre n’existe pas ». Le sexisme derrière une fausse neutralité des mots…

Face aux revendications d’égalité des êtres humains, les masculinistes parlent de castration des hommes. Comme l’indique Sarah Labarre : « les discours sur la castration valorisent le masculin et déprécient le féminin ». Dans cette optique, l’autrice souligne le sens de certains mots, la construction sociale hiérarchisée d’un « féminin » et d’un « masculin », la sexuation du monde pour employer un autre vocabulaire, « Les peurs, les peines et les détresses des garçons sont délégitimées dans l’espace social, comme l’est l’intelligence des filles qui, elles, passent de toute façon leur temps à brailler ». Il faudrait pousser la réflexion. Que reste-t-il des notions de masculinité et de féminité dans une perspective émancipatrice ?

Conquête, un schéma sexiste des rapports sociaux de sexualité. Prendre, posséder, voler un baiser, violer. Des mots d’appropriation. Catherine Dussault Frenette souligne aussi deux facettes de la domination, l’idéalisation et la stigmatisation. Mais dans les deux cas, les femmes, non propriétaire d’elle-mêmes, ne seraient rien sans les hommes ! Les femmes comme territoires à ravager puis à délaisser par des envahisseurs ! Les mots de la dévalorisation et de la condition dominée…

Diane Lamoureux aborde l’égalitarisme, la mesure statistique de certaines données. « Tant les masculinistes que les néolibéraux qui nous gouvernent traitent les indicateurs statistiques comme des données neutres dans la mesure où les deux groupes en présence (ici les hommes et les femmes) seraient dans une position sociale symétrique où tantôt un groupe, tantôt l’autre aurait un avantage ou un désavantage. » Une égalité occultant les rapports sociaux de sexe et les combats des mouvements féministes. Une égalité rabougrie et séparée de la liberté. L’autrice souligne la nécessité de penser en termes de rapport social : « Penser en termes de rapport social implique de prendre en considération au moins quatre éléments : la construction sociale, l’existence d’un conflit, les positions asymétriques des parties et une base matérielle », d’historiciser les « arrangements sociaux », de s’opposer aux classifications binaires. « Au réductionnisme universaliste qu’il y a souvent derrière l’égalitarisme (la tendance à tout réduire à du « un » et à homogénéiser), le féminisme doit opposer un pluriversalisme qui rende possible diverses façons d’être au monde sans que cette diversité ne soit source d’inégalité. »…

Catherine Chabot revient sur les « filles faciles », l’allocation du plaisir suivant un double standard, les hommes à femmes et les filles de mauvaise vie, la valeur de l’hymen, les insultes, les processus de désubjectivation par la sémantique et ses effets violents sur les femmes…

Frigide, « la frigidité supposée des femmes ne fait jamais uniquement référence au fonctionnement anatomique de leurs organes sexuels, mais bien surtout à une conception de leurs rôles sexuels et sociaux », mal-baisée, un arsenal d’injures sur la sexualité des femmes vue par les hommes. Caroline Jacquet analyse la sexualité féminine réduite au plaisir sexuel des hommes, la normalité définie par la pénétration du penis dans le vagin, l’hypersexualisation des femmes racisées, le rejet des homosexualités, la revanche du clitoris, la puissance de la jouissance…

Julie Podmore détaille les termes appliquées aux personnes lesbiennes, termes dévalorisants et parfois stigmates retournés en affirmation revendicative…

L’indisposition et le tabou du sang. Catherine Mavrikakis revient sur ce qui fut (est) considéré comme une souillure, le refus de nommer le sexe, les mots pour ne pas énoncer les menstruations, les produits dit hygiéniques (et le sang bleu des publicités), les imaginaires religieux ou superstitieux, cet entre-deux – souffrantes mais non malades – « une marginalité, un entre-deux spatial et temporel »…

Jacasser, bavarder, les futilités, « Taire la parole des femmes, leur imposer le silence », les commères, celles qui cancanent, des mots à bannir…

Judith Lussie interroge « Pourquoi cette obsession pour le statut conjugal des femmes ? », cette « mademoiselle » sans damoiseau, ce « nom de jeune de fille », cette « femme de », ces femmes appelées « des filles », en somme pas vraiment comme les autres…

Marilyse Harmelin aborde les agressions sexuelles et les mots pour le dire ou le cacher, la culture du viol, le mot « prendre », ce qui ne peut être présumé lorsqu’il n’est pas expressément exprimé – le consentement -, le romantisme et la prostitution, l’« acceptabilité sociale de l’homme qui « prend » la femme », la mise en doute des paroles des femmes et le retournement des responsabilités…

Le retournement de mot, les « pro-vie » (souvent par ailleurs favorables à la peine de mort). Rosalie Genest parle d’« humanisation du foetus », ce fœtus qui n’est pas un bébé, la négation des capacités des femmes enceintes à décider, l’oubli bien volontaire qu’« une femme meurt toutes les neuf minutes des suites d’un avortement clandestin », la volonté de contrôler le corps des femmes, « Personne d’autre que la personne concernée par la grossesse ne devrait intervenir dans le choix d’avoir recours à un avortement ou non »…

Querelle, faits divers, histoire de cœur et de passion… « Le meurtre d’une femme par son conjoint est presque toujours contextualisé comme un fait divers – un événement par définition banal, sans conséquences, anodin ». Suzanne Zaccour souligne que les façons de dire minimisent et déguisent ces violences quotidiennes derrière la porte de l’habitation ou de la chambre (cet espace privé où la démocratie n’a pas sa place). Il n’y a pas de drame conjugal, rien de surprenant ni d’inhabituel, « tout le contraire des violences conjugales qui sont non seulement répandues, mais aussi prévisibles », ni geste fou, ni affaire privée, ni emportement ni acte irréfléchi ou pulsionnel, « Cette requalification sert deux fonctions. D’une part, elle nous déresponsabilise en tant que société : si la violence machiste est un emportement imprévisible, notre échec flagrant à la prévenir est excusable. D’autre part, cela nous rassure en nous distanciant du problème. Les agresseurs sont des monstres, des prédateurs sexuels, des hommes bizarres, maniaques, fous : tout le contraire de nos pères, frères, amis, patrons, voisins (et du lecteur lui-même !). Si la violence était le résultat d’une socialisation sexiste à laquelle personne n’échappe, ce serait bien plus inquiétant ». Ni crime passionnel, ni drame passionnel, forme d’idéalisation de la relation entre l’assassin et la victime, déni de responsabilité de l’homme lui-même. Le viol n’est pas une satisfaction d’un besoin sexuel, le féminicide une dérive d’amour. Il n’y a pas de gentil assassin. Une agression n’est pas une chicane familiale, une dispute ; les violences doivent être nommées pour ce qu’elles sont « masculines, machistes, sexistes et patriarcales ». Le terme le plus approprié est bien féminicide.

Lexicographie, formes masculines et féminines, dénominations soit-disant neutres, suffixes… Louise-laurence Larivière abordent les noms épicènes, les doublets, les couples, « Les formes féminines tronquées (les suffixes) ont des conséquences néfastes sur la représentation des femmes : 1) elles nuisent à l’apprentissage des formes féminines ; 2) elles minimisent l’importance des femmes en les présentant sous une forme réduite ; 3) elles enlèvent toute visibilité et toute existence aux femmes, parce que ce qui n’a pas de nom n’existe pas »…

Il me semble juste et opportun d’élargir la critique du sexisme langagier (et pas seulement) à toutes les personnes qui en subissent les agressions et les conséquences.

De ce point de vue, il y a bien une zone de convergence, de luttes communes, avec les personnes se considérant ou étant considérées comme « LGBT » ou autre dénomination élargie. Reste que les alliances entre les mouvements féministes et les mouvements « LGBT » portent des contradictions générées par les rapports sociaux de sexe (système de genre). Il faut en assumer les possibles et les difficultés, les non-recouvrements ou les oppositions d’intérêts entre les hommes et les femmes – comme groupes sociaux.

L’imbrication des rapports sociaux (intersectionnalité) ne supprime ni les effets de chacun des rapports, ni l’existence de conflits, ni les positions asymétriques ni leurs bases matérielles.

La coopération contre l’hétéro-normativité, le refus de la prédominance d’une sexualité présentée comme « naturelle », ne sauraient faire oublier la place asymétrique des hommes et des femmes dans la société. Ce qu’un sigle commun ou des luttes convergentes ne saurait gommer.

Les personnes se considérant comme « trans » subissent des formes de sexisme propres, des stigmatisations particulières… Reste que les termes utilisés par des activistes « trans » – mais qui ne disent rien ni sur leurs oppressions spécifiques ni sur les moyens de les combattre – me semblent plus que discutables. Des mots pour des « identités », pensées comme pré-existantes aux rapports sociaux. Ainsi des « transfemmes » appellent « cis » les femmes qui sont la majorité de la population mondiale, et, sont ainsi renommées, par d’autres qu’elles-mêmes.

A la naissance sur la base d’un sexe considéré comme dichotomique, chacun·e subit une assignation, une identité officielle et sociale – elle-même marqueur du genre comme ensemble d’injonctions et d’interdictions. Toustes sont inclu·es dans ce système de bicatégorisation hiérarchisée et de contraintes qui peut prendre cependant des formes historiques différenciées et qui n’est pas exempt de contradictions. Un système d’inégalité systémique qu’il ne suffit pas de troubler mais bien de détruire. Et dans l’immédiat, les réassignations chirurgicales et hormonales des enfants devraient être interdites.

Sauf à dire que les mots n’ont rien à voir avec les constructions sociales, la phrase suivante est au moins incompréhensible : « je dirais plutôt, par exemple, que j’ai un corps de femme, même si j’ai un pénis, car le simple fait d’être une femme fait de mon corps un corps de femme ».

Concernant nos rapports aux autres espèces animales, il y aurait beaucoup à dire, que l’on partage ou non les thèses des antispécistes. Souffrances infligées, dressages pour notre amusement, maltraitances, etc. Nous pourrions/devrions analyser nos insertions dans les chaines de prédations, pour modifier nos choix, alléger ou supprimer les violences infligées. Nous devrions discuter de « droit » pour d’autres animaux… Cela n’implique cependant ni l’humanisation des animaux ni les dérives idéalistes : « Pourquoi ne ferait-on pas l’effort d’aborder les vaches autrement, en dehors du système qui les exploite, pour les voir en sœurs sociables et aimantes, à la personnalité affirmée et au regard brillant ? Pourquoi ne pas voir en elles des femmes comme les autres ? » On ne voit pas pourquoi les classifications inventées (comme la distinction jugée fondamentale entre femmes et hommes) pour justifier des hiérarchies humaines s’appliqueraient aux autres animaux.

Quoiqu’il en soit, un ouvrage salutaire, à faire connaître. Pour débattre de la banalisation du sexisme linguistique quotidien.

Des auteur·es : Le masculin de l’emporte plus !, à paraître, https://www.syllepse.net/lng_FR_srub_21_iprod_716-manuel-de-grammaire-non-sexiste-et-inclusive.html

Sous la direction de Suzanne Zaccour & Michaël Lessard : Dictionnaire critique du sexisme linguistique.

Une équipe composée de : Sandrine Ricci, Sarah R. Champagne, Louise Langevin, Annelyne Roussel, Sarah Labarre, Catherine Dussault Frenette, MamZell Tourmente, Diane Lamoureux, Catherine Chabot, Caroline Jacquet, Julie Podmore, Céline Hequet, Catherine Mavrikakis, Marie-Eve Surprenant, Emilie Nicolas, Marie-Michèle Rheault, Camille Robert, Naïma Hamrouni, Judith Lussier, Isabelle Boisclair, Marilyse Hamelin, Rosalie Genest, Cathy Wong, Widia Larivière, Louise-Laurence Larivière, Dorothy Alexandre, Marie-Anne Casselot, Élise Desaulniers, Dalila Awada, Annick Lefebvre, Florence Ashley Paré et Audrey-Maude Falardeau.

Editions Somme toute, Québec 2017, 262 pages

Didier Epsztajn

https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2018/02/05/le-deguisement-des-mots-et-les-mots-aiguises-pour-euphemiser-les-realites/

Source Christine Delphy