« L’aliénation noire » de Françoise Dô : pour un coup d’essai…

— Par Roland Sabra —

Il y a d’abord le titre «  l’Aliénation noire » . Aliénation, ici est a entendre dans son acception hégélienne «  action de devenir autre que soi, de se saisir dans ce qui est autre que l’esprit » avec cet implicite d’un « soi » qui serait vrai, qui relèverait de l’authentique. Idée d’un retour aux sources… qui sera un des fils conducteurs de la pièce. « Noire » est tout autant polysémique. La formule « est noir tout ce qui n’est pas blanc » le clame haut et fort. Pierre Soulages avec « l’outrenoir » de ses tableaux mono-pigmentaires en souligne l’infinie richesse. Le texte de François Dô, théâtralisé par ses soins, s’inscrit dans ce champ mille fois labourés de l’identité, mais il le fait au nom d’une singularité propre : l’histoire de trois générations de Martiniquais dans un avant, un pendant et un après le BUMIDOM. ( Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer ) qui organisera la migration de populations réduites au chômage aux Antilles par la crise sucrière des années 60 vers les urgents besoins de main d’œuvre de la métropole. Retour d’un refoulé : le BUMIDOM dont le siège était à Paris avait avait établi des antennes à Nantes, au Havre et à Marseille, trois anciens ports esclavagistes.

Seule en scène Françoise Dô dans un récit qui laisse croire à de fortes colorations autobiographiques fait la narration d’une vie de famille dont une grande partie est venue s’installer dans l’hexagone. Elle souligne la coupure, le clivage qui traversent l’identité. Avec humour elle relève la passion pour le madras qui décore des maisons et que personne ne porte si ce n’est les hôtesses pour touristes en Martinique, ou les « carnavalières », objet fétiche, réifié, déconnecté d’une réalité vivante, qui rappelle un ailleurs, un autre monde. Elle s’incarne en Sophia ( la sagesse) mais aussi en ses tantes, en sa mère, en son mec et elle dit la complexité, l’ambivalence et les paradoxes de ce que les uns appellent interculturation et d’autres acculturation mais qui toujours signifient difficultés d’adaptation et d’intégration. Elle le fait sans esprit de dénonciation mais avec une belle lucidité sur les mécanismes socio-économiques sous-jacents. Elle ne fait pas l’impasse sur les rivalités intrafamiliales natives et actualisées par attitudes différentes face à l’émigration. Elle n’oublie pas de repérer ce qui peut se répéter d’une mère à sa fille dans leurs amoures respectives. Elle est sans complaisance mais d’une grande tendresse pour ses personnages qu’elle sait rendre attachants dans leurs forces, comme dans leurs faiblesses. Et de fait elle nous parle de l’arrachement, du partage plus ou moins douloureux certes , mais douloureux néanmoins, de celle, de celui, qui pour une raison quelconque a du quitter son pays. Le réfugié par exemple. La force du texte, très écrit, parfois un peu trop(?), qui porte la trace de sa genése pas forcément théâtrale, réside dans sa capacité à conter une histoire qui s’affranchissant d’un pathos mortifère, parle à tout un chacun, au plus près de son expérience. Une histoire universelle, à partir d’un récit singulier. L’auteure dont le prénom en latin signifie « homme libre » est à la hauteur de ce qui la nomme.

Les qualités de comédienne de Françoise Dô sont un peu en deçà de celles d’écrivaine. Le jeu est parfois un peu raide, marqué d’une rigidité corporelle culturelle très « hexagonale » pourrait-on dire, notamment dans l’évocation dansée d’un amant africain. Une impression de longueur émerge alors. La direction d’acteur laisse devant elle une belle marge de progression. Les placements sur scène semblent un peu hasardeux et pas toujours en adéquation avec le texte au moment où il est dit. Il est fort possible que le trac habitait la comédienne lors de cette première.

Cela étant la scénographie, minimaliste, avec au beau milieu du plateau une estrade sur des tiroirs contenant des secrets de famille, avec de jolies lumières, avec des effets sonores de dramatisation opportuns et une chute finale bien vue, a participé à la réussite de ce premier essai qui ne demande qu’a se bonifier dans les temps qui viennent.

Avec Françoise Dô, lauréate du 1er concours En avant la création de Tropiques- Atrium, Scène nationale en 2016, la relève dont a besoin la Martinique est bien là. Et c’est tant mieux. Dommage que faute de moyens financiers à sa disposition, Tropiques-Atrium ne puisse reconduire le concours cette année.

Fort-de-France, le 18/01/2017

R.S.

« L’aliénation noire »

Texte, Mise en scène & Interprétation : Françoise Dô
Collaboratrice artistique : Arielle Bloesch, Adeline Flaun
Création lumière : Marc-Olivier René.
Son : Ludovic Laure