La route jamaïcaine de Jean Victor Généus

— Par Bertrand Mercéus —

j_v_g« Luttes intestines aveugles, affrontements fratricides, gestion catastrophique des affaires publiques, manipulations ouvertes par les puissances étrangères… », paru sous le titre « La route jamaïcaine : Une chronique des relations historiques entre Haïti et la Jamaïque », le livre de Jean Victor Généus est une monographie permettant notamment de saisir les mœurs politiques haïtiennes pendant plus d’un siècle (1843-1950) ainsi que des relations d’amitié et de solidarité dans la vie commune de ces deux pays.

Dans cet ouvrage de plus de 350 pages, l’auteur, Jean Victor Généus, apporte des détails glanés sur la vie des hommes politiques ayant dirigé le pays de 1843 à 1950. Il nous permet de mieux comprendre non seulement notre histoire mais aussi des relations entretenues avec ce pays voisin, pendant une bonne partie de notre histoire de peuple. Située à seulement 160 kilomètres de la côte sud d’Haïti, la Jamaïque fut, selon l’auteur, un foyer d’intrigues et une frontière d’appui idéale pour la conquête du pouvoir en Haïti. « 14 présidents déchus et une quantité innombrable de leaders politiques y ont pris refuge. De 1888 à 1913, rappelle M. Généus, parmi les huit présidents qui se sont succédé au pouvoir en Haïti pendant cet espace de 25 ans, cinq ont été obligés de se réfugier à la Jamaïque. La mort au pouvoir a sans doute épargné aux trois autres, Hyppolite, Leconte et Auguste, ce chemin d’exil. »

Selon l’ouvrage, ce fut le président Jean Pierre Boyer qui, en 1843, inaugura pour la première fois la « route jamaïcaine », suite à une insurrection militaire menée par le commandant d’artillerie Charles Rivière Hérard contre son pouvoir. Son renversement et son départ pour l’exil le 13 mars 1843 marquèrent le début de ce qui deviendra, selon l’historien David Nicholls, (cité par l’auteur) « une tradition dans les mœurs politiques haïtiennes jusqu’à l’aube du XXIe siècle » et fera de la Jamaïque le refuge de nombreux hommes politiques et de présidents haïtiens déchus.

La route jamaïcaine n’était pas une voie de non-retour…

Aucun président ne pouvait terminer son mandat, fait-il remarquer. Pendant que des chefs d’Etat haïtiens destitués s’embarquèrent pour l’exil dans l’île voisine, ils croisèrent souvent en chemin leurs successeurs arrivant à la tête d’une troupe armée rassemblée de toutes pièces au même endroit pour diriger le pays.

Une description extraite du New York Times du 9 janvier 1910 d’un bateau à vapeur laissant Kingston à destination d’Haïti, (page 111), donne une meilleure compréhension de la situation : « … Ceux retournant en Haïti occupent l’étage supérieur du bateau. Ils ont leurs moustaches bien taillées selon le style français. Les membres de l’équipage leur apportent, sans discontinuer, du café, du champagne et du rhum. (…) En sens inverse, il y a le débarquement des exilés qui est une scène pathétique. Ils arrivent à Kingston avec leurs bras en écharpe, la tête bandée et les vêtements en lambeaux. Ils ne méritent aucune sympathie parce qu’ils vont passer leur temps à la Jamaïque sans travailler et attendre leur tour. »

Tout au long de l’histoire d’Haïti, fait remarquer M. Généus, les rapports de force ont été la réalité politique principale. Le choix et la légitimation d’un successeur par le Parlement viennent d’habitude consacrer une victoire obtenue sur le terrain militaire. L’un des rares changements à la tête de l’exécutif qui n’était pas le résultat de confrontations armées, fut l’élection du général Tirésias Simon Sam, le 31 mars 1896, qui avait été ministre de l’Intérieur sous la présidence de Florvil Hyppolite, mort d’un arrêt cardiaque le 24 mars 1896. Le pouvoir n’était que l’apanage de militaires et de généraux de l’armée…
Guerre des ego et crimes

Jean Victor Généus fait état dans cet ouvrage de bien des crimes commis de manière sordide, au cours de cette longue période, soit par des chefs d’Etat pour protéger leur pouvoir ou par des « révolutionnaires ». Il souligne, entre autres, un incendie qui consuma la Chambre des députés et 400 maisons avoisinantes, le 4 juillet 1888. Puis, cinq jours plus tard, le ministère de la Justice et 300 maisons furent réduits en cendres dans des conditions suspectes. Ce fut sous la présidence de Salomon qui, quelques jours auparavant, avait déclaré : « Je ne permets pas qu’il y ait, sous mon gouvernement, des hommes trop importants, des hommes influents ou qui se croient influents. Le seul homme du pays, c’est moi,… », peut-on lire à la page 64.

Près de vingt ans plus tard, soit le 5 juillet 1906, sous le gouvernement de Nord Alexis, un incendie détruisit 400 maisons dans la zone comprise entre le palais et l’Arsenal. Le président Nord Alexis déclara le même jour : « Je sais que Firmin est prêt à tout pour me chasser du pouvoir mais je le combattrai jusqu’à la dernière cartouche. Il gouvernera sur les ruines. »

Il n’y a pas de doute que cette instabilité politique chronique eut des impacts négatifs sur la population. « Des problèmes fondamentaux ont été mis en évidence, tels la taxation à outrance des paysans et leur enrôlement forcé pour supporter des « causes révolutionnaires » pendant que la production agricole ne cesse de chuter et l’accès à l’éducation leur est fermé », (page 120).

L’ingérence étrangère dans les affaires du pays

Mais le livre ne se contente pas de raconter à la file indienne l’histoire des chefs d’Etat haïtiens destitués qui, en compagnie de leurs sympathisants, s’empressèrent de gagner Kingston, pendant que leurs tombeurs firent la route inverse pour venir diriger le pays. La Jamaïque, fait-il remarquer, a été aussi le centre d’exécution des mesures et décisions prises par les puissances étrangères sur Haïti. A lire cet ouvrage, on a l’impression que c’était les puissances étrangères, opérant à visière levée, qui menaient, en fait, la barque du pays. Soulignons quelques-uns des exemples mentionnés dans le livre.

« Face à la détérioration de la situation, les puissances étrangères décidèrent de manifester leur présence, raconte l’auteur, (page 101), chapitre « Nord Alexis : la main de fer d’un autocrate. Les Etats-Unis dépêchèrent les croiseurs Tacoma et Des Moines ; la France son bateau école Duguay Trouin et l’Italie son croiseur Fieramosca qui arriva le 6 décembre (1908) avec un état-major de 16 officiers et 309 hommes. Les Anglais passèrent des instructions pour que le croiseur Scylla appareillât immédiatement de la Jamaïque en direction de Port-au-Prince ». Et c’était ainsi sur une base régulière. Aucun président ne pouvait terminer son mandat.

En 1912, (page 128), Cincinnatus Leconte était accusé par la presse américaine de favoriser les intérêts des Allemands qui auraient financé sa révolte contre le gouvernement d’Antoine Simon. « Les institutions financières du pays étaient contrôlées par ces Européens qui utilisaient toutes sortes de manœuvres pour renforcer leur position et s’assurer de juteux bénéfices… Le 8 août 1912, le président Leconte et plusieurs centaines de soldats périrent lors de l’explosion du palais national… », rappelle l’auteur, notant que cette tragédie survint en pleine période de rivalité entre les puissances européennes et les Etats-Unis pour le contrôle d’Haïti.

En 1914, poursuit-il, « les Etats-Unis exigeaient, en échange de la reconnaissance du gouvernement de Davilmar Théodore, le contrôle des douanes, la cession du Môle-St-Nicolas et le transfert de la Banque nationale de la République à une banque américaine ».

Alors qu’il fut ministre de l’Intérieur du gouvernement, le Dr Rosalvo Bobo s’opposa catégoriquement à la proposition du gouvernement américain de contrôler l’administration haïtienne. Un an plus tard, soit le 28 juillet 1915, « les forces américaines s’opposèrent à l’élection de Rosalvo Bobo en occupant par la force le Sénat haïtien en y proclamant sa dissolution ». Ce fut le début de l’occupation américaine, qui allait durer 19 ans. Rosalvo Bobo dénonça publiquement le gouvernement américain dans une lettre publiée le 11 octobre 1915.

D’aucuns pourraient se demander ce qui, de cette époque à nos jours, a changé dans les relations des puissances étrangères avec Haïti. Qu’y a-t-il de changé dans le comportement de nos politiciens ? Le livre relate également l’histoire des relations entre Haïti et la Jamaïque, marquées, d’après l´auteur, par l’amitié et la solidarité profondes. Jean Victor Généus est un ancien consul général d’Haïti à Boston, ancien ministre des Haïtiens vivant à l’étranger et actuellement responsable de la mission d’Haïti à Cuba, depuis 2008. (SIC)

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37e Bulletin Ambassade d’Haïti à Cuba

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