Avignon 2018 : « Jogging » de Hanane Haji Ali, Beyrouth, Liban

Jogging
de Hanane Haji Ali, Beyrouth, Liban
Festival d’Avignon off,
La Manufacture

C’est l’histoire d’une femme qui s’apprête à faire son jogging quotidien pour lutter contre l’ostéoporose, l’obésité et la dépression: elle se prépare en faisant quelques exercices de musculation et d’assouplissement. Mais voilà, elle est voilée, toute habillée d’un vêtement noir qui dissimule son corps et elle court dans les rues de Beyrouth. Elle stimule dans son corps deux hormones la dopamine et l’adrénaline qui sont tour à tour destructrices et constructives, à l’image de sa ville qui détruit pour reconstuire et construit pour détruire.

Et au fur à mesure qu’elle s’entraîne, elle déroule en un monologue intérieur le fil de ses pensées qui la bringuebalent de sa vie la plus triviale à la métaphysique. La note est donnée: celle d ‘un humour corrosif qui fera voisiner Allah avec les plus basses fonctions humaines. L’irrévérence est à son comble et on se prend à penser : »heureusement pour elle qu’elle n’exprime pas ce qu’elle pense à voix haute »! A partir de là, c’est toute l’oppression ordinaire des femmes au Moyen-Orient qui va occuper le paysage. Le spectateur rit jaune car l’humour le plus noir voisine avec la pure tragédie. On va voguer avec Hanane sur l’océan de la mysogynie, dans ces pays où depuis l’antiquité, la haine de la femme engendre des tragédies, au sens théâtral du terme et aussi au sens le plus ordinaire et quotidien du terme. L’histoire de Médée obsède Hanane, cette citoyenne cinquantenaire de Beyrouth qui rêve de partir mais demeure attachée à son pays: ses rêves, ses désirs, ses déceptions et son ressentiment, tout a la couleur de l’oppression des femmes à laquelle participe une religion dont pourtant elle ne peut se déprendre. Même les histoires d’amour qu’elle raconte sont des histoires de trahison, d’exploitation et de haine rentrée.
La comédienne, Hanane HAji Ali, qui est aussi l’auteure de ce texte incarne différents visages de Médée, depuis l’héroïne d’Euripide et Sénèque telle qu’interprétée par Valérie Dréville jusqu’à la Médée de la vie réelle qui empoisonne ses enfants à la mort aux rats pour se venger de la tyrannie et du viol domestique qu’elle a subis quotidiennement depuis son mariage et pour éviter pareil sort à ses filles.
La dernire figure de Médée est celle d’une mère ayant voué par amour sa vie et ses fils aux combats du Hezbollah jusqu’à ce que son dernier fils meure en Syrie et qu’on cherche à faire de lui le héros qu’il refuse d’être jusque dans la mort. Voici les derniers mots qu’il écrit à sa mère:  » Je ne veux pas être enterré. Maman, je ne veux pas pourrir sous terre. Je ne veux pas que mes yeux et mon coeur soient recouverts d epoussière. JE ne veux rien qui puisse me relier à ce pays… Je le renie »

On a rarement entendu une si vigoureuse dénonciation de l’hypocrisie religieuse et du joug que fait peser sur les femmes toute une société frappée de schizophrénie à l’image de l’époux qui prêche la vertu à sa femme pour mieux se prélasser entre les jambes de la prostituée. C’est un cri, mais aussi un rire féroce, une lucidité impitoyable, une intelligence subtile et décapante de la situation ordinaire de la femme dans la plupart des pays arabes. Le tout émanant d’une figure éminente de la scène culturelle et artistique libanaise. A nos yeux éberlués, cela permet de mesurer les contradictions, pour ne pas dire la schize que connaît la société libanaise.
Michèle Bigot