« Instantanés d’infini » : un théâtre qui parie sur l’intelligence et la sensibilité

11 & 12 juillet 2015 au TAC de Fort-de-France à 19h 30

instantanes_infini-2—Par Roland Sabra —

Le théâtre d’ Annick Justin Joseph est empreint des conditions plus générales  d’émergence du théâtre en Martinique. Que serait celui-ci sans l’apport de la poésie césarienne ? Cette double filiation théâtre et poésie est au centre du travail « Instantanés d’infini » présenté dans le cadre du 44ème festival de Fort-de-France. La poésie est une échappée, une liberté, elle joue sur la polysémie, on comprendra que les rares endroits où elle est encore lue soient les lieux d’enfermements, comme les prisons. Le titre de la pièce d’Annick Justin Joseph est en lui-même énigmatique. Il tire du côté de l’oxymore. Comment ce qui est relatif à un instant donné peut-il être infini ? L’opposition des deux termes est redoublée par le pluriel d’instantanés et le singulier d’infini.
L’auteure ne cherche pas à rivaliser avec Césaire, Glissant etc. Non, elle n’a pas cette folie⋅ Elle en a certainement d’autres. La dimension poétique de son travail se situe dans une écriture théâtrale qui est davantage celle de la suggestion plutôt que celle de l’affirmation. Toujours cette recherche d’un espace dans lequel le lecteur, le spectateur aura la possibilité de créer son propre sens de ce qui est écrit de ce qui se joue là devant ses yeux. Le sens n’est pas donné, il est  produit, il est à inventer.
Dans « Instantanés d’infini », sur les quatre personnages, deux hommes, deux femmes, une seule porte un prénom, les trois autres sont définis par leur fonction, La mère, Le photographe, Le magicien. Ludivine, donc puisque c’est elle, a une identité pleine et entière, non réductible à un quelconque rôle utilitariste. Elle est le lien entre les trois autres. Sur le plateau si elle dialogue avec les deux autres rôles elle n’est jamais en présence de La mère, ce qui ne manque pas de questionner sur son véritable statut. Si l’enfant est le père de l’homme, Ludivine pourrait bien être l’enfance de la mère. Le rouge des deux robes qu’elles portent, le redoublement d’une situation d’instrumentalisation, vécue une première fois par la mère, séduite engrossée et abandonnée et réactualisée une seconde fois dans le traitement de Ludivine comme simple objet de prise de vue par Le photographe, vont dans ce sens. Les rêveries nostalgiques de La mère au téléphone peuvent être les contrepoints des tours de magie qui fascinent Ludivine.
instantanes_infiniCe théâtre de l’élégance suppose des comédiens à la hauteur de leur rôles. Ruddy Sylaire porte en lui, cette noblesse d’un peuple qui a renversé la tyrannie quand bien même celle-ci aurait fait retour de diverses manières. Il y a en lui, à son insu peut-être, la certitude qu’il était à Vertières le 18 décembre 1803 aux cotés de Dessalines. Sur scène il a toujours cette distance, même quand on lui demande de bouffonner, ce qui n’est pas le cas ici, cette distance donc qui l’individualise et qui fait dire parfois qu’il fait du Ruddy Sylaire quand il n’est pas dirigé. Les rondeurs qu’il affiche en bonhomme humaniste cachent dans le personnage qu’il incarne un réel penchant pour la manipulation. Employé à contre-emploi il assume le rôle avec solidité.
Danielly Francisque a cette qualité de ne pas tricher. Sur scène elle là, toute là. Il y a chez elle par cette exigence d’être à la hauteur de son rôle, une ouverture, une façon d’intérioriser le texte qui semble lui venir du plus profond du ventre. Elle semble toujours en recherche d’un mieux dire, d’un mieux faire. Cette disponibilité sur le plateau et sa façon d’investir La mère fait irrésistiblement penser à La Jeanne de Brassens : Etre mère de trois  poulpiquets, à quoi bon ! /Quand elle est mère universelle, / Quand tous les enfants de la terre, / De la mer et du ciel sont à elle…
La mère construite dans « Instantanés d’infini » n’est pas une mère réelle, c’est une image de mère, sans être tout-à-fait un idéal-type, elle renvoie aux images, aux photos, représentations d’une réalité qui n’est pas Une mais multiple, de Ludivine que Le photographe essaie de capter.
Il y a Deva en magicien, magique forcément magique que les enfants vont adorer, présent sur scène, non pas dans un rôle de composition mais en tant que tel et c’est une autre opposition, une autre contradiction développée par la metteure en scène.
Et puis il y a Audrey Pamphile, ancienne élève de l’atelier théâtre du SERMAC, que nous ne connaissions pas vraiment, qui avait tâté du coté de la déclamation poétique auprès d’un pianiste jazz Jimmy Felvia, qui avait fait impression lors de la reprise d’un texte d’Ina Césaire consacré à Suzanne Roussi, et qui en Ludivine montre une aisance, un sens du plateau, une façon d’occuper l’espace digne du métier.
A propos de métier, Annick Justin Joseph si elle est écrivaine a aussi une longue pratique des planches. Le texte qu’elle soumet à ses comédiens déborde de didascalies. Sous une apparente douceur on sent bien qu’il y a chez elle un penchant très net pour la direction d’acteurs, on ne va pas le regretter même si parfois il lui faudrait opter pour des partis pris plus tranchés.

Le théâtre de l’auteure, issu d’une double filiation n’est pas un théâtre de boulevard. C’est un théâtre de la finesse, de la subtilité, du demi-mot qui suppose un spectateur actif capable d’entendre ce qui ce dit  dans les non-dits et au-delà des mots. Nous avons besoin de ce théâtre intimiste peut-être, pas facile sûrement, mais qui parie sur l’intelligence.

Fort-de-France, le 08/07/2015,

R.S.