« Frères migrants » de Patrick Chamoiseau : notre parole primordiale

— Par Loïc Céry (Institut du Tout Monde) —

Comment convaincre de l’importance du dernier essai de Patrick Chamoiseau, et de l’urgence de le lire et d’en diffuser la substance ? – celle d’une mobilisation de chacun face au drame des migrants, et du moment de nouvelles fondations ? Je propose un aperçu sur les urgences de cette diffusion, à laquelle nous voulons contribuer ici avec l’Institut du Tout-Monde (fin de l’article).

À en juger par les commentaires assez unanimes de la presse, la sortie de l’essai Frères migrants de Patrick Chamoiseau (Seuil, mai 2017) a été saluée par un éloge général, les uns et les autres ayant noté la générosité singulière de cet appel à la solidarité avec les migrants, son élan vers l’ouverture et son aspiration au dépassement des réflexes de rejet. Une quasi-unanimité par conséquent, qui a quelque chose de rassurant devant ce qui est certainement un livre important, en un contexte troublé. Pourtant, demeure une sorte d’insatisfaction toute personnelle : je ne suis pas sûr finalement, qu’on ait pour de bon pris la mesure exacte de cet appel, et tout à la fois de cet essai politique court et dense, de ce tournant éthique et de cette postulation poétique à de nouvelles éclosions. Le contexte lui-même, il faut le croire (celui d’une France alors en proie à la menace lepéniste) n’a peut-être pas été propice à ce qu’au-delà des commentaires accompagnant une publication importante, on ait été à même de prendre cette juste mesure de ce qui est dit dans ces quelque cent trente-sept pages. D’où mon insatisfaction d’aujourd’hui : il est certainement nécessaire de revenir, certes, sur la substance de ce vibrant plaidoyer pour une solidarité étendue et d’attirer l’attention sur l’importance cruciale de ce livre. Mais comment dire le fond de cette insatisfaction-là… Il me semble qu’il manque encore à ces commentaires une idée que j’aimerais suggérer ici, une idée peut-être difficile à expliquer vraiment d’emblée, et qui méritera d’être argumentée : je crois que cet appel appartient à la rare catégorie d’une parole commune. Je veux parler d’une parole qui en une certaine mesure, dépasse celui qui en est lui-même l’auteur, parce qu’elle appartient à tous, en ce qu’elle scrute des potentialités collectives, qui visent la redéfinition des modalités communes qui fondent les rapports sociaux et humains, ce qu’on a galvaudé dans la France d’aujourd’hui par l’usage rendu trivial de la belle et puissante notion de Renan, du « vivre ensemble ». Je voudrais dire ici en quoi pour ces raisons mêmes et pour d’autres encore, cet ouvrage me semble relayer notre parole primordiale.

 

 Il est très rare aujourd’hui, de sortir de la lecture d’un court essai en prise avec l’époque, avec la sensation et la claire conviction que quelque chose a été dit là, qui nous change et nous oblige. Que quelque chose aussi a été altéré, de l’incomplétude de notre propre conscience devant le cours des choses, et d’une sorte de somnolence collective. Frères migrants de Chamoiseau, c’est d’abord ça : des pages qui nous éloignent de la logorrhée insipide et terriblement frelatée d’une époque où l’on surenchérit à l’envi, jour après jour, les maux les plus pernicieux des enfermements, par les mots les plus éculés des rétrécissements. Ce sont les rétrécissements de la pensée, ceux qui nous soustraient aux vigilances pourtant indispensables. Mais ce sont aussi les rétrécissements auxquels on se sera habitué, collectivement et individuellement, devant les lâchetés si caractéristiques de l’époque qui bon an mal an ont envahi les consciences, au gré de bien étranges « banalisations » dont les médias tiennent pourtant la chronique régulière, et comme une accoutumance désabusée aux malheurs du monde. L’essai de Chamoiseau, qui tient en cela du pamphlet, secoue les consciences et sonne l’alerte, devant la nature même de ce qu’on s’est résolu à nommer la « crise des migrants », et ce qu’elle révèle de ce désordre humain mondialisé où nous baignons tous. Il en interroge en profondeur la nature vraie, nous force à en redéfinir la signification, et nous appelle à un sursaut.

             L’expression par laquelle André Rouveyre avait choisi de qualifier Gide, celle de « contemporain capital », ne peut manquer de me venir à l’esprit à l’endroit de Chamoiseau qui, en la circonstance de cet essai vital pour tous, me semble être le seul à être entré avec la profondeur requise, dans ce drame des migrations que nous avons sous les yeux et dans ce moment que nous traversons, du devenir collectif. Seul l’auteur d’une œuvre qui avait encore récemment franchi un seuil nouveau dans l’ampleur même de son énonciation et confirmé ses dimensions considérables, pouvait ainsi dire ce que personne n’avait encore à ce point dit si justement, si complètement et si fortement. En septembre 2016, nous recevions Patrick Chamoiseau à l’Institut du Tout-Monde, à propos de son ouvrage La matière de l’absence dans lequel d’ailleurs, on ne l’a pas assez noté, l’étendue même d’une réflexion métaphysique sur la nature de l’absence et de la mort, ne néglige pas de fustiger la nouvelle absence d’aujourd’hui, entendons l’absence d’une conscience active au monde, à ses maux et à ses appels :

 « Aujourd’hui, pour nous – individus exposés à la grand-scène du monde, éduqués par leurs seules expériences –, des avants et des après s’organisent vaille que vaille. Des commencements et des recommencements circulent sous nos aveugles continuités ; ils ne viennent de nulle part, ne célèbrent point de sortie, et restent inaperçus. Nous nous construisons ainsi, seuls, au gré du pire et du meilleur dans un mélange indémêlé. […] Nous avons tant à faire en ces temps de refondation des peuples et des individus : auto-initiation, auto-organisation, auto-éthique, auto-fondements, solidarités nées de notre seule plénitude, pratique relationnelle à l’égard de toutes choses… tout est à faire soi-même dans l’immense mise en Relation ! Il nous faut vivre longtemps pour seulement commencer. Nous avons tant à perdre pour enfin nous nourrir et faire récolte de ce qui manque. Tans à dissiper avant de revenir aux sobriétés fastes de la simple perception. Tant à trouver de courage pour affronter les choses sans essayer de leur donner du sens, et ainsi les perdre. Tant à survivre et à dévivre avant de comprendre que vivre n’offre que l’occasion de célébrer chaque seconde qui survient, et que cela ne se situe qu’à cette exacte place. » 

 

Dire l’« innomée catastrophe »

          On est reconnaissant, on est enthousiaste et reconnaissant envers Patrick Chamoiseau, de nommer ce réel qui semble ne même plus nous atteindre, parce que nous n’en atteignons plus le sens. Et c’est la première substance humaine de cet essai que de nous rappeler, avec une insistance qui elle-même fonde un geste capital, que ce qui nous est présenté à intervalles réguliers dans cette chronique du malheur égrenée par les écrans et les fils d’information, concerne avant tout des êtres humains. Ces lignes crient ce réel lui-même dérobé : 

« Islamophobie insécurité identité immigration… sont des mots tombés monstres ! Ils se sont accouplés sous hypnose médiatique, dans une horde criarde, et ils moulinent à vif comme des roues dentées, presque dans tous les sens, partout, presque sans fin, jusqu’à broyer des gens en pleine lumière des villes et guirlandes de boulevards !… Il faut agir, une cause est là !… » (p. 16)

 Et l’entêtement est radical, dans l’obsession d’annihiler cette indistinction (celle de ces mots polémiques qui nous tiennent à l’écart du réel), et dans celle de nous faire voir ce visible : ces gens qui périssent. Et ce serait peu de dire qu’ici, s’opère l’éminente priorité de restituer leur humanité à ces migrants disparus des regards portés sur le réel au profit des statistiques et prospectives aveugles et de courte portée, tributaires de ce somnambulisme collectif. Et l’écrivain insiste et insiste encore, jusqu’à ce que nous entendions tous, jusqu’à ce que nous voyions tous : 

« […] demeurons sur ce que vous voyez, en cet instant crépusculaire comme depuis des années, comme d’année en année, pour des années encore, des gens, des milliers de personnes,  pas des méduses ou des grappes d’algues jaunes mais des gens, petites grandes vieilles toutes qualités de personnes, qui dépérissent et qui périssent, et longtemps vont mourir dans des garrots de frontières, en bordures des nations, des villes et des États de droit… […] Gouffre de vies noyées, de paupières ouvertes fixes, de plages où des corps arrachés aux abysses vont affoler l’écume. Gouffre d’enfants flottés, ensommeillés dans un moule de corail, avalés par le sable ou désarticulés tendres par des houles impavides. […] Aux bordures grecques et italiennes – blancs déchirés sur des gis d’impuissance –, des gens, pas des roches, pas des mailles de plastique, des personnes, des milliers de personnes, se tassent s’entassent s’enlacent en une poisseuse dentelle où la mort et la vie ne distinguent plus leurs mailles, et se maintiennent en haillons grelottants, d’un grand mauve écarlate, l’une dans l’autre ainsi. […] Ce qui saigne, ces houles vives qui s’épanchent, je parle de gens, je parle de personnes, saigne de nous, saigne vers nous, parmi nous, saigne pour tous. » (p. 21-22-23)

 L’une des fonctions les plus hautes de la littérature est je crois, de faire voir ce qu’on ne voit pas forcément, ou qu’on ne voit plus, d’un regard lui-même abîmé dans l’indistinction. Ce qui se joue dans cette très haute fonction, c’est la force et l’honneur de nommer, de montrer, de dire, et de hurler s’il le faut, un réel qui s’est peu à peu dissipé des regards de la communauté. Car ici, en cette plongée lucide dans le malheur à laquelle nous convie Chamoiseau, il s’agit bien, et il le dit, de dessiller et de laver le regard, contre tous les aveuglements volontaires et les abdications en pagaille : 

« Ho ! que les morts massives en Méditerranée nous dessillent le regard ! Qu’elles nous permettent de distinguer les petites morts du quotidien, le désastre disséminé dans l’écume de nos jours, l’innomée catastrophe dont l’ombre en chiquetaille pèse à fond parmi nous de tout son impossible !… » (p. 29)

« Si la Raison n’y peut, que toutes ces morts y aillent, et nous lavent le regard ! » (p. 32)

 Cette restitution du réel au regard s’accorde, au fil des pages, avec la dénonciation véhémente de la « nouvelle barbarie » qui, selon l’analyse proposée, s’accommode au sein même des sociétés occidentales, de la montée des inégalités sociales. Car c’est bien, dans l’optique adoptée ici, la barbarie du néolibéralisme qui rend possible ce déferlement-là de misères mondialisées : « Ces misères et autres précarités qui semblent n’avoir presque aucun lien entre elles sont le symptôme de cette barbarie qu’il nous faut désigner : le paradigme du profit maximal. » (p. 33) Et quand bien même on n’est pas forcé d’adopter cette grille d’interprétation, c’est la cohérence même et le caractère implacable de cet examen qui à la fin des fins, emporte l’adhésion et permet d’appréhender en un panorama global ce déferlement des misères en tant que tel, mais aussi le déchaînement d’un consumérisme omnipotent, avilissant et aveuglant, planétaire et augmenté encore par l’ère numérique, « tel l’empire accompli de l’ensemble des empires connus et à venir » (p. 37). Il devient dès lors frivole de s’illusionner sur la possibilité de cette paix mondiale hypnotisée par l’opulence de quelques-uns, car « la paix capitaliste et financière n’est pas la Paix » (p. 28). D’où la critique de cette fermeture forcenée des nations occidentales, alors même que dans l’histoire elles furent les initiatrices des colonisations. C’est à l’aune de cette critique que Chamoiseau pointe l’absurdité d’une Europe fermée sur elle-même, claquemurée dans les certitudes de sa propre sécurité : « L’Europe envisagée comme solitude au monde ! L’Europe, amputée de sa propre mémoire, se voyant née d’elle-même, se nourrissant d’elle-même, achevée en elle-même sans besoin de l’Humain !… » (p. 42) Une absurdité décuplée en quelque façon, par l’unicité organique du monde désormais fondé en un seul lieu, ce en quoi d’ailleurs l’écrivain voit l’une des marques des désastres actuels : 

« La barbarie nouvelle, elle, supprime partout l’“Ailleurs” Au-delà des nécessités de ses seules marchandises, elle absorbe l’“autre part”, la ressource d’un quelconque à-côté. Elle avale sans le vouloir les marges et digère les écarts. En soumettant les espaces aux déblaiements de sa seule prédation, elle invalide les horizons et crée toujours sans le vouloir une unité tragique : le chemin par lequel on frappe l’Autre est le même que ceux-là, qui direct touchent à soi. » (p. 47) 

Et pourtant déjà s’élève de toute cette désolation, une promesse d’aube que Chamoiseau distingue clairement dans un phénomène concomitant à ces enfers, celui de la naissance des solidarités individuelles, la résistance en somme à cette barbarie, par l’hospitalité et l’aide : 

« Quelques êtres humains – je parle des gens de l’ordinaire, sans titre ni blason – s’éveillent malgré tout à quelque chose en eux. À l’instar des migrants, ils inventent au-devant de leur humanité d’intraitables chemins. San attendre un quelconque horizon, ils recueillent et accueillent des ombres des spectres des silhouettes qui traversent les projecteurs et les obstacles éblouissants. Il se portent vers eux, sans lumière, sans audience, avec juste un rien d’humanité tremblante. » (p. 42-43) 

De cette lueur intense d’une humanité secourante dans ces océans de détresse, l’un des apports singuliers et puissants de cet essai est pourtant de contribuer à une redéfinition en profondeur des solidarités et des déclinaisons nouvelles de ce mot qu’on a appris à manier avec de considérables guillemets en lisant Glissant et Chamoiseau – et c’est le mot d’humanisme.

 

« Tout déverrouiller en soi pour mieux ouvrir en nous le sanctuaire de l’humain » : vers les refondations de la mondialité relationnelle

               C’est dans la trace féconde et l’empreinte vive d’Édouard Glissant et de sa pensée de la Relation, que Chamoiseau choisit dans son propos, de rechercher les voies d’une reformulation radicale de la portée de cette lueur de l’hospitalité. Et c’est singulièrement dans la notion glissantienne de mondialité qu’il va trouver le ressort le plus fondamental de cette refonte. Voici ce que disait Glissant de la mondialité : 

« « Je fais une différence entre ce qu’on appelle mondialisation, qui est l’uniformisation par le bas, la standardisation, le règne des multinationales, l’ultralibéralisme sur les marchés mondiaux, etc. Tout cela constitue pour moi le revers négatif de quelque chose de prodigieux que je nomme mondialité, qui est l’aventure extraordinaire qu’il nous est donné à tous de vivre aujourd’hui, d’un monde qui pour la première fois réellement et de manière foudroyante, immédiate, se conçoit comme un monde à la fois multiple et unique. La mondialité, c’est aussi la nécessité pour chacun de changer ses manières de concevoir, de vivre, de réagir dans ce monde-là. » (Édouard Glissant, entretien avec la rédaction de la revue Les périphériques vous parlent, 2002) 

Le surgissement imprévu de l’humain, dessous l’empire néolibéral complice du drame vécu par les migrants, dessous donc les ravages de la mondialisation, ne s’effectue que par la grâce de cette mondialité dans laquelle Chamoiseau distingue la potentialité lumineuse d’une résistance de l’humain, et de cette manifestation de l’hospitalité : 

« Et donc, au cœur de cette ténèbre, ce qui n’a pas été prévu, qui s’affirme sur ces pancartes d’intensité amygdalienne, c’est que dessous cette mondialisation, tel le sillage sublimé d’une comète, s’ouvre la mondialité dont a parlé Glissant. […] La mondialité, c’est tout l’humain envahi par la divination de sa diversité, reliée en étendue et profondeur à travers la planète. Par ses alchimies silencieuses, la mondialité diffuse en nous la présence d’un invisible plus large que notre lieu d’une partie de nous plus large que nous-même. […] La mondialité, c’est surtout ce que la mondialisation économique n’a pas envisagé, qui surgit et se produit sur la gamme d’un brasillement dans un vrac ténébreux. C’est l’inattendu humain – poétiquement humain – qui leur résiste, les outrepasse, et qui refuse de déserter le monde ! » (p. 51-52-53) 

Chamoiseau, dans le sillage de Glissant, perçoit dans cette mondialité l’avènement d’un monde sans centre ni périphérie et rendu nouvellement solidaire par la grâce de l’imprévisible : « Un monde dont plus rien ni quiconque n’est le centre ni la périphérie, ni le maître ni l’esclave, ni le colon ni le colonisé, ni l’élu ni l’indigne, où seul règne l’incertain dans lequel nous tombons, et solitaires et solidaires, également désarmés, en sensible extension et jouvence poétique. » (p. 53) Cette mondialité induit un imaginaire ouvert, et fonde l’espace d’un nouvel humanisme dans une certaine mesure (on y reviendra) : « C’est la mondialité qui incline notre idée de l’humain vers l’horizontale plénitude de ce qui vit sur cette terre. C’est elle qui tend à faire de cette humilité une fondation de partage, et de régulation par le partage qui n’est pas le “Marché”. » (p. 54) La mondialité ainsi conçue instaure cette nouvelle résistance en un anti-Marché.

Et c’est dans l’élan de cette nouvelle fondation que Chamoiseau procède, en des pages absolument magnifiques, à l’anoblissement maximal de ces migrants démunis, leur avènement étant dès lors décrit comme celui d’un monde nouveau : 

« Ils suivent non pas les magnétismes terrestres que mobilisent les animaux, pas seulement le sillage des marchandises, le musc des capitaux, les lieux fantasmés où le capitalisme accueille encore des bras de travailleurs…Non. Imaginons ceci : ils suivent aussi les signes d’une intuition qui leur défait les horizons. Citoyens de cette mondialité (qu’ignorent toujours les géographies capitalistes), les voici inclassables – à la fois clandestins bannis expulsés expurgés exilés désolés voyageurs tapageurs réfugiés expatriés rapatriés mondialisés et démondialisés, dessalés ou noyés, demandeurs d’asile, demandeurs de tout ce qui peut manquer aux vertus de ce monde, demandeurs d’une autre cartographie de nos humanités ! Ils ne s’en viennent avec aucun drapeau, oriflamme ou blason, aucune proclamation autre que leur humanité réduite à l’ardent expression de sa force d’agir, sa puissance d’exister. » (p. 58-59) 

Si cet avènement se retrouve à ce point magnifié, c’est précisément parce que selon l’écrivain, il est signifiant d’une sorte de révolution et de refondation de cet humanisme de la mondialité qui doit encore être caractérisé par la modalité relationnelle. Car oui, c’est par cet autre concept glissantien, celui de la Relation, que Chamoiseau entend l’accomplissement de cette mondialité dont sont porteurs les migrants. C’est donc bien d’une mondialité relationnelle qu’il est ici question : 

« Cette indéfinissable mise en relation avec le tout-vivant du monde nous émeut, nous affecte, comme auraient dit les philosophes. Elle nous transforme lentement, sans but ni intention. Nous offre d’éprouver de plus humaines intensités. Nous anime d’autre chose que des lois du profit et de ses exclusions. Nous remplit en finale d’une éthique sans grande démonstration, juste soucieuse de beauté. Beauté de l’immobile. Beauté du rien. Beauté de l’inutile et du gratuit. Beauté du geste. Beauté de l’attitude. Beauté de chaque désir et des aspirations. » (p. 55) 

Les nouvelles fraternités qui naissent ainsi de l’hospitalité, en résistance au cours des choses et à l’indifférence généralisée, contestent radicalement et finalement invalident toutes les injonctions politiques de repli et leurs discours de renfermement (à commencer par ce funeste credo « nul n’a vocation à accueillir toute la misère du monde »). Chamoiseau en montre l’inanité, en se fondant sur l’avènement de cette mondialité relationnelle : « La mondialité, elle, nous murmure qu’il n’y a rien à accueillir en dehors de soi-même. La menace ne provient pas de l’extérieur de ceux qui parlent ainsi. Elle est en eux. Elle se tient dans ces contrées qui, en chaque nation et en chacun de nous, sont devenues inaptes à ce qui reste vivant. » (p. 63). Ce qui est à recouvrer justement, à conquérir encore, au-delà de ces tentations du clos, du racorni, c’est précisément le processus relationnel qui, chez l’écrivain, se meut en credo fondamental et si magistralement proposé aux consciences, comme en effet une révolution de la Relation, révolution de soi vers le monde : 

« Le monde et ses misères sont des régions de nous.

Faire pays de ce monde, richesse de ces misères, ce sont les nôtres.

Faire courage de ces peurs, ce sont les nôtres.

Faire rencontre des fuites et des terreurs, ce sont les nôtres.

Faire minaret de l’Asile, cathédrale du Refuge, temple de la Bienveillance, ce sont nos dignités. » (p. 64-65) 

En ces années de chiendent et de mépris pour l’humain, je me demande bien qui a pu écrire ça, et en ces termes, qui d’autre que Chamoiseau. La puissante grandeur de ces lignes pourtant n’intimide pas, et je crois que c’est parce qu’elle s’adresse à chacun de nous, dans l’intimité de sa conscience et précisément, de sa capacité à Relation. 

Mais j’ai parlé (à dessein d’ailleurs) d’humanisme, en présentant ce que recouvre cette refondation de la mondialité relationnelle. Il faut préciser que, tout comme Glissant d’ailleurs, Chamoiseau tient en haute suspicion le vocable lui-même. Et il est crucial d’en comprendre la raison, qu’expose encore avec une grande clarté l’écrivain dans cet essai : 

« Distinguons le fait relationnel de l’idée de Relation. Cette dernière (que Glissant élève au rang de Poétique) n’est pas une simple mobilisation de “valeurs” à opposer aux déshumanisations de leur monde. Ces “valeurs” (du genre : liberté, charité, solidarité, coopération, égalité, fraternité, humanisme, et cætera), manipulées comme des pièces détachées, peuvent se voir instituées en systèmes. […] L’humanisme érigé en “valeur”, dressé en verticale au centre de l’existant, s’est accommodé de bien des atteintes aux conditions animale, végétale, et, par voie de conséquence, à celle des hommes eux-mêmes (souvent il a trié ou distingué entre eux, souvent trié et distingué dans l’ensemble du vivant). L’humanisme, vécu comme une prééminence, a maintenu le fait relationnel au rang d’aubaine pour fièvres égocentriques. » 

Chamoiseau, à la suite de Glissant, préfère à cette postulation souvent mensongère aux « valeurs » surplombantes, le fait et l’imaginaire relationnels, qui définissent une praxis de l’altérité. Cet ensemble, cette priorité donnée au vécu de la Relation dans le fait et l’imaginaire, constituent bien une revivification, une subversion aussi et finalement, une complète redéfinition, reformulation et refondation de l’humanisme : 

« Une politique de la Relation n’incarne l’humanisme qu’à l’aune de son humilité dans la plénitude assumée du vivant. Ainsi, il n’y a de possible qu’en présence du contraire. Il n’y a de connaissance qu’en présence du mystère. Il n’y a de pensable que confronté aux immanences de l’impensable. Il n’y a de vie plénière que dans l’ouvert, en prudence, en soin, en décence et en sobriété… Les fameuses “valeurs” sont toujours consubstantielles à une vraie mise en Relation. Elles viennent avec.

Convergentes tels des torrents dans l’ouvert d’une vallée.

Elles y sont toutes, là même, ensembles, et neutralisent alors l’intensité de tout ce qui leur serait contraire. Nul besoin de les isoler dans des essentialismes mécaniques qui peuvent être meurtrières. Si l’une d’entre elles vient à manquer à leurs interactions, la rencontre n’a pas lieu, la Relation ne se fait pas, et la mondialité demeure un de ces sentiments qui ne se risquent à rien et ne transforment rien. » (p. 71-72) 

Arrimé à ce fait relationnel, la mondialité vécue en hospitalité envers les migrants, consacre par conséquent une transformation organique de l’humanisme, contenu dans le processus lui-même de la Relation. Il ne s’agit plus dès lors d’un paravent essentialiste manipulable à souhait, mais de l’évidence d’un processus où dominent la vie, le mouvement et l’énergie de l’altérité, contre les vieux figements de la morale. Glissant disait in fine que « Rien n’est vrai, tout est vivant ». Chamoiseau, ici, conditionne la refondation d’une mondialité relationnelle, à ce primat de la vie, de l’énergie et de la beauté. 

L’étonnante ampleur du regard de Chamoiseau, soucieux de l’itinéraire de « Sapiens » comme cela s’était encore confirmé dans La matière de l’absence, s’illustre encore ici, quand il augmente la focale de son examen, à la marche même de l’humanité, inséparable de ce qu’il nomme les « migrances », ce nomadisme caractéristique qui a conditionné le devenir de l’humanité, par un constant déplacement – dont il parcourt ici avec souffle les grands accomplissements. C’est cette ampleur de l’examen qui l’amène encore à cette pensée de l’écosystème planétaire en danger de mort, pensée qu’on connaît chez l’écrivain depuis toujours. Et tant et tant de considérations encore, à l’avenant de cette imposante refondation à laquelle Chamoiseau invite tout un chacun, face au destin de ces migrants. Il faudrait nommer encore : la générosité inaliénable du don, l’opacité de la Relation, le pouvoir autorégulateur de la mondialité, mieux que les vieilles recettes de coercition, et cette fondamentale postulation au « Droit aux poétiques du vivre, et plus encore à celle de la mondialité et de la Relation. » Car oui, l’idéal d’une refondation du droit international complète dans ces pages la constante aspiration à de nouveaux schèmes relationnels. 

Reste, lancinante et obsédante, ce qui ne quitte jamais ces pages si déterminantes pour tous : l’insistance, toujours, du regard porté sur les êtres humains acteurs de ce drame mondial. Et les visualisations sont terribles, elles fixent l’horreur de cette tragédie à laquelle on s’est accoutumé au sein même des villes, témoins de ces cortèges miséreux aspirant de toutes leurs forces à la dignité : 

« Un flot de décombres humains venus de tous les coins du monde, qui augmentent ce qu’ils sont, mais qui contrairement à eux ne rasent pas les murs, ne meurent pas en silence. Des décombres qui exigent de pouvoir vivre, de traverser, d’aller, d’être bien traités, qui le hurlent ou qui le manifestent en force et en silence. […] Ensemble, dans les mêmes lieux, la même crasse, la même misère, ils révèlent l’inhumain d’un système dont ils partagent la filiation. » (p. 113-114) 

Jusqu’à deviner à travers la photo du petit Aylan, le « paysage d’un autre monde », ce regard porté sur l’actuel destinée des migrants n’est pas simplement empreint d’un élan compassionnel qui en soi serait déjà précieux : il explore les possibles, les transformations potentielles de cette barbarie silencieuse, en un choix renouvelé de la vie contre les instincts de mort qui guettent les réflexes de fermeture. « À travers eux, c’est toujours la vie qui vient, qui bondit, qui traverse, qui appelle, ce n’est jamais la mort. S’opposer à la vie c’est comme choisir la mort, faire souffrir, faire mourir, mourir soi-même infiniment. » (p. 119) Et ce faisant, ce n’est pas méconnaître l’immense défi politique, juridique et pragmatique qui implique que soit pour de bon assuré ce « devoir d’organiser l’aisance planétaire des migrances » (p. 118). Ce n’est pas non plus méconnaître l’extrême dégradation du contexte politique et civilisationnel mondial qui a vu éclore l’élection du « fou à la mèche blonde » (p. 125). Car cette élection de Trump, favorisé par ces réflexes mondialisés de xénophobie, de rejet et de repli est surtout vu par l’écrivain, comme le résultat d’un mouvement délétère qui avait déjà commencé bien avant le drame des migrations, et en quoi réside selon lui cette complaisance, en chaque individu, à laisser croître les instincts les plus vils : « Si Trump surgit dans tous les horizons, c’est qu’il gisait déjà bien installé en nous. » (p. 120). Au contraire, c’est conscient de tous ces horizons déjà bien obscurcis, que ce propos nous invite chacun à sa place et à la mesure de ses possibilités, à résister encore et encore, et à imposer les nouvelles voies du fait relationnel. C’est pourquoi Chamoiseau nous rappelle l’absurdité qu’il y aurait à penser ce drame comme extérieur à nous, quand il s’agit bien de celui de la condition de chacun de nous, conditionné par l’interdépendance de l’ordre planétaire : 

« Dès lors, tous les combats sont liés.

Chacun se retrouve pour ainsi dire “réfugié” dans chacun.

Une même dépendance relie et les uns et les autres.

Notre plénitude est faite de la plénitude de personnes inconnues qui pourtant sont en nous.

Tout l’inconnu du monde soutient notre connu, l’anime, le détermine aussi.

Le solidaire s’impose comme principe.

Pour chaque souveraineté nationale.

Pour chaque individu aussi.

Une solidarité ardente et multiforme.

Les campa migratoires sont des lieux où quelque chose de nous s’étiole, où autre chose de nous s’ébranle vers autre chose.

Nous y avons une faiblesse et une force.

Faiblesse immense, force balbutiante. » (p. 122) 

C’est donc une sorte de révolution relationnelle à laquelle nous convie cet essai, en sa puissance opératoire. Révolution d’une conscience de l’interdépendance, de la solidarité de l’humain, révolution de l’hospitalité, incarnant cette « haute conscience » conférée au réflexe bienfaisant de l’accueil, et révolution de la Relation à bâtir, envers et contre ces temps où toute lucidité semble avoir déserté les sphères décisionnelles.

« Ne pas désespérer des lucioles » : dire, répéter et transmettre notre parole primordiale 

C’est une conjonction étonnante que nomme Chamoiseau – désignant à vrai dire une sorte d’éthique de l’action – entre Pasolini constatant dans l’Italie des années de plomb « la disparition des lucioles », et Césaire qui, prenant le contrepied du proverbe créole disant que « chaque bête à feu éclaire pour elle-même » (« chak bèt à fé ka kléré pou nanm yo »), recommanda à tous de « Ne pas désespérer des lucioles ». Car en fin de compte, ce sur quoi mise Chamoiseau, c’est bien sur le réveil, l’acuité et la vigilance de chacun, de chaque individu, devant la prétendue fatalité du malheur mondialisé dont sont victimes les migrants, désormais Frères de tous ceux qui ont la chance de ne pas connaître l’implacable déroute qui les accable. Et c’est en cela qu’il ne faut pas désespérer des lucioles, de ces lueurs qu’émet pas à pas la conjugaison patiente des solidarités interpersonnelles. 

 

Face à un si grand texte, face à des perspectives si amples et qui nous engagent tous, faire œuvre de lucioles c’est déjà je crois, s’approprier cette parole refondatrice et faire en sorte de la diffuser au mieux et au plus large, de conscience à conscience. C’est à ce prix que nous en ferons notre parole collective et déterminante, ce qu’elle est en son essence et au plus haut point : il est question ici de ce genre de parole « valable pour tous », comme l’aurait dit Édouard Glissant. Sur ce point, nous n’aurons pas de mal à nous identifier tout à la fois à cette sorte de sacerdoce et d’urgence absolue de la transmission de ce texte et ce faisant, nous aurons à cœur de matérialiser cette recommandation précisée par Chamoiseau lui-même dans son propos : 

« Il faut conter, il faut chanter, il faut danser, fréquenter les feux de la couleur, les opéras de la lumière, faire musique, écrire dans des langages inouïs, aller au numérique, s’en remettre aux gestes et aux mimiques, voir et faire voir, répéter, répéter, et répéter encore, en espérant chaque fois les fulgurances hélas imprédictibles de la beauté. » (p. 107) 

En l’occurrence, pour mieux nous approprier cette parole de refondation, nous avons choisi de la « faire voir », et de la « répéter » dans le sens d’une transmission qui, nous le croyons, est en cette heure, capitale. Un mot d’explication pour préciser ce par quoi aboutit la présente recension de cet essai de Chamoiseau. Dans sa toute fin, l’écrivain achève son propos par un geste qui est lui-même singulier et qui vaut en soi pour une novation signifiante : en septembre dernier quand nous le recevions à l’Institut du Tout-Monde, Patrick Chamoiseau nous disait déjà l’importance qu’il y avait à ses yeux de réclamer aujourd’hui une charte internationale proclamant les droits des réfugiés et migrants – et son essai d’ailleurs postule fréquemment à de nouvelles formulations du droit international allant en ce sens. Comme pour concrétiser cette aspiration à une refonte du droit en la matière, l’écrivain choisit de s’inspirer de la toute première déclaration des droits humains connue dans l’histoire, bien avant la Révolution de 1789, et c’est la Charte du Manden. L’histoire même de ce texte (à peine croyable pour ceux qui la découvrent), sa puissance d’énonciation et sa force évocatrice d’un moment décisif de l’histoire de l’humanité, donne son plein sens à cette inspiration de Chamoiseau qui veut y puiser volontairement l’incomparable modèle d’un point de bascule, pour en faire aujourd’hui la « Déclaration des poètes » où en effet ce ne sont plus « les chasseurs » qui « déclarent » comme dans la Charte du Manden, mais « les poètes » qui déclarent ici les droits inaliénables des êtres humains, projetés dans cette mondialité essentielle qui légitime les « migrances », pour reprendre les termes qu’il aura éclairés tout au long de son raisonnement. Moment fort s’il en est, conclusion du propos d’une puissance considérable, sommet de solennité et d’émotion, qui fait de cette Déclaration inédite non seulement le creuset des nouvelles utopies d’un humanisme renouvelé et accordé à la Relation, mais encore le point d’orgue de ce texte si déterminant de Chamoiseau et peut-être sa substance intrinsèque. C’est ce sommet qu’il convient de porter comme il se doit par toutes les initiatives possibles d’une transmission vraie, qui se doit de prendre la mesure de ce texte somptueux et de le servir auprès de tous ceux qui ne l’ont pas encore entendu : c’est d’une urgence qu’il s’agit, toute entière tournée vers les mobilisations humaines à venir. Reçu le 28 avril dernier dans « Boomerang », l’émission d’Augustin Trapenard sur France Inter, Patrick Chamoiseau avait d’ailleurs reconnu et revendiqué cette nécessité d’une appropriation du texte par tous, le journaliste ayant attiré l’attention sur la splendide oralité de ce grand poème des droits :

 

C’est donc pour participer à une pareille appropriation collective, que celle qui a présidé à cette lecture de la Charte du Manden, que nous proposons aujourd’hui à tous et à chacun une lecture dont j’ai eu l’idée de cette « Déclaration des poètes » de Chamoiseau, lecture confiée à Félix Lahu. Avec lui, nous avions réalisé plusieurs de ces lectures incarnées de textes fondateurs, pour le site « Les Mémoires des esclavages et de leurs abolitions », pour l’Institut du Tout-Monde en 2013 – textes parmi lesquels justement, la Charte du Manden. Cette lecture enregistrée a depuis lors connu un succès inespéré, puisqu’elle a été diffusée lors des assemblées générales d’institutions internationales, ou dans des festivals entre autres. Il s’agissait déjà, de donner à entendre ce trésor de l’humanité classé par l’UNESCO, que constitue cette Charte que l’on doit au royaume du Mali, en 1222 : 

Aujourd’hui donc, nous offrons à tous et à chacun pareille lecture de la « Déclaration des poètes », conclusion de Frères migrants de Patrick Chamoiseau. J’ai imaginé la lecture de ce texte, dans le haut compagnonnage de l’Allegretto de la Septième Symphonie de Beethoven (dans l’interprétation de l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig sous la direction de Kurt Masur : cet Allegretto qui a tant de l’Adagio secourable). Cette lecture est portée et magnifiée par le talent d’incarnation de Félix Lahu, qui vaut transmission du texte. Au nom de l’Institut du Tout-Monde, nous l’offrons à Patrick Chamoiseau et à tout un chacun qui sera soucieux de la diffuser, afin notamment de faire de ce texte inouï et si inespéré en notre temps, notre parole primordiale :

LOÏC CÉRY (Institut du Tout-Monde)