Entretien avec Claude Régy

claude_regy-4Après La Barque le Soir, qu’est­-ce qui vous a poussé à repren­dre Intérieur de Maurice Maeterlinck, que vous aviez déjà mis en scène en 1985 ?
Claude Régy : En général, je ne reviens pas sur les textes que j’ai déjà mis en scène – je préfère travailler sur des textes nouveaux.Là, c’est la demande du théâtre de Shizuoka qui m’a poussé à le faire. M. Miyagi, son directeur, vient en Europe assez souvent, il avait vu plusieurs de mes spec­tacles – et pas parmi les plus simples… Il me semble qu’il avait vu les Psaumes, Comme un chant de David⋅ Brume de dieu également⋅ Il avait invité Ode maritime au Japon, et c’est pendant que l’on jouait cette pièce qu’il m’a demandé si j’accepterais de faire une création en langue japonaise avec sa troupe⋅ C’est là que j’ai pensé à Intérieur – d’instinct je dirais⋅ Mais en y réfléchissant plus avant, je me suis dit que la division qui organise cette pièce – entre une image muette et des acteurs délivrant le texte – pouvait être inté­ressante à traiter dans ce contexte⋅ Par exemple, parce que cette division entre image et parole est au fondement du Bunraku japonais⋅ En même temps, le sujet même d’In­térieur, son thème central, est la mort⋅ Et dans tous les Nô,la mort est un élément extrêmement présent : l’échange entre le monde des morts et le monde des vivants se fait de manière très fluide. Il n’y a pas de frontière clairement définie entre vie et mort dans ce théâtre. Ce sont ces cor­respondances, formelles ou thématiques, avec le théâtre japonais qui m’ont amené à faire ce choix.

Cette pièce a donc été conçue au théâtre Daendoà Shizuoka. Est­-ce que la version parisienne conservera une trace de ce lieu ?
Claude Régy : Le théâtre Daendo est un lieu à part. Il est situé dans un parc végétal : il y a d’une part des champs de thé, et d’autre part des arbres extraordinaires, au travers desquels on peut voir le Fuji par temps clair… Le Fuji a un don de disparition très particulier… De temps en temps il apparaît dans sa splendeur.Ce théâtre n’est pas un théâtre au sens où on peut l’entendre : c’est une chose ovale qui ne peut contenir que 135 spectateurs – ce qui va dans le sens de mes jauges restreintes… Et en même temps, pour des raisons difficilement explicables, on ne peut y jouer que quatre fois par mois ! J’ai donc beaucoup pensé la pièce en fonction de ce théâtre qui n’en est pas un, qui possède des colonnes –des arbres écorchés de leur écorce… Cela tient plus du temple à vrai dire. En ce sens c’est un lieu de recherche pur – presque un lieu de méditation. Il est étonnant que ce lieu existe, il y en a très peu de sem­blables dans le monde…Après l’expérience d’Ode maritime, j’ai été très heureux de faire une création dans ces conditions très particulières. Du coup, il restera quelque chose de cette expérience – pas sous la forme d’une imitation du lieu bien entendu… Mais nous avons conservé cet espace vide, et tout n’est traité que par la lumière – elle sépare et permet une com­munication entre les deux univers représentés dans la pièce. La division n’advient que dans la fragilité de la lumière.

Il y a dans Intérieur une citation très belle qui semble la résumer toute entière : « On ne sait pas jusqu’où s’étend l’âme autour des hommes »
Claude Régy : J’entends dans cette citation un hommage au silence : tout n’est pas exprimé, ni exprimable. Ce qui se répand autour des hommes, c’est que la vie ne s’arrête pas à ce qu’on en connaît. Jean-Jacques Rousseau écrivait déjà que « ce que nous voyons n’est qu’une faible part de ce qui est ». Et cette part que nous ne voyons pas, que nous ne connaissons pas, elle agit sur nous. L’écriture est un des moyens de communication – un rapport possible avec cette part invisible qui nous agit. Tarjei Vesaas le montre très bien, Maeterlinck aussi. Il y a une manière d’exprimer l’indicible. C’est le miracle de l’écriture, et c’est ce qui distingue les vrais écrivains de ceux qui ne le sont pas.

Dans « l’étendue » de cette âme dont parle Maeterlinck, on entend presque une indication théâtrale, qui rappelle la manière dont votre théâtre charge l’espace d’une part invisible.
Claude Régy : L’espace, et j’ajouterais : le vide. Il est très important de conserver la part du vide pour que l’espace soit perceptible – de ne pas le surcharger de propositions visuelles et spectaculaires. J’essaie toujours de laisser une place au vide, au silence, et de prendre le temps, afin de changer notre rapport à l’espace et au temps. C’est à partir de ces notions-là que j’essaie de faire un théâtre… qui ne correspond peut-être pas à ce qu’on attend du théâtre en général… Il s’agit d’une recherche au-delà de l’intelligible. A ce propos, pendant mes recherches, j’ai été très frappé des similitudes entre une phrase de Maeterlinck et une phrase d’Artaud – alors que Maeterlinck est antérieur à Artaud. Artaud dit : « Si nous faisons un théâtre, ce n’est pas pour jouer des pièces mais pour arriver à ce que tout ce qu’il y a d’obscur dans l’esprit, d’enfoui, d’irrévélé, se manifeste en une sorte de projection matérielle réelle ». Et en parallèle, cette phrase de Maeterlinck : « Et si nous sommes étonnés par moments, il ne faut pas perdre de vue que notre âme est souvent, à nos pauvres yeux, une puissance très folle, et qu’il y a en l’homme bien des régions plus fécondes, plus profondes et plus intéressantes que celles de la raison et de l’intelligence ».

Pour filer la métaphore japonaise, cela rappelle la danse butoh, qui a été fortement influencée par Antonin Artaud dans cette exploration des zones obscures.

Claude Régy :Oui,j’ai d’ailleurs observé que l’on comparait souvent mon travail au butoh, de par la réduction des moyens qui se résolvent à la présence de l’acteur sur scène.

Comment s’est déroulé le travail avec cette compagnie japo­naise,avec ces acteurs qui n’étaient pas forcément habitués à votre manière de travailler ?
Claude Régy : Nous avons d’abord fait un voyage prélimi­naire afin de décider de la distribution. J’ai rencontré des acteurs, nous avons fait des essais sur le texte de Maeterlinck. A partir de là, j’ai construit la distribution. Bien entendu, les habitudes des acteurs sont assez réalistes – emprisonnées dans l’exécution, le fait de faire ce qui est demandé, de pouvoir le reproduire. Ce que j’ai essayé de faire passer,c’est une sorte de maintien de l’improvisation, tout en sachant ce qu’on fait. Il ne s’agit pas de le refaire à l’identique, mais de le réinventer chaque jour, et que dans cette réinvention, il y ait une fragilité. Pas une forme fixe, arrêtée. Il faut que cela reste en mouvement, ouvert à la possibilité d’un renouvellement : provoquer des rêveries nouvelles à partir d’une chose qui semble identique. C’est là-dessus que j’ai beaucoup travaillé avec ces acteurs – qui sont,il faut bien le dire, d’une disponibilité exceptionnelle, et qui ont une grande conscience professionnelle. Le travail a été très agréable – ils ont tout à fait accepté de se défaire de leurs habitudes.

Vous qui donnez une telle importance au texte, aviez­-vous déjà eu l’occasion de travailler avec des comédiens dont vous ne partagiez pas la langue ?
Claude Régy : C’est la raison principale pour laquelle je travaille très peu à l’étranger. Effectivement, le travail sur le langage n’est pas possible de la même manière avec une langue que l’on ne parle pas. Il faut avoir de très bons interprètes – ce qui était le cas. Il me semble que je suis malgré tout parvenu à ce que j’appelle la « sur-articulation » : faire entendre le son des syllabes, faire en sorte que le son soit prioritaire sur le sens. Que la compréhension s’opère par le rythme, la musique. Quand un acteur y parvenait, les autres étaient entraînés dans cette voie…C’est cette manière non-réaliste de traiter le texte que j’essaie d’atteindre.

Du coup, êtes­-vous allé jusqu’à vous passer de sur­titrage?
Claude Régy : Je l’aurais souhaité ! Mais comme en toutes choses, on a habitué les gens à s’accrocher au sens. C’est d’ailleurs relativement récent… je me souviens d’un temps où les spectacles venaient à Paris, au Théâtre des Nations par exemple – et ils étaient présentés sans sur-titrage. Je me souviens d’impressions très fortes reçues en voyant des spectacles que je ne comprenais absolument pas – ce qui corrobore cette idée que l’on comprend bien au-delà de ce qu’on croit comprendre. Mais maintenant, le sur-titrage est devenu une prothèse : quand on en prive le public, il se sent frustré. Il a l’impression de ne rien com­prendre. Mais lire les sous-titres, c’est remettre les choses au plan de la compréhension intelligible. J’essaie de jouer avec cette contrainte, et de faire intervenir le sur-titrage a minima, de manière à ce que le spectateur ne reste pas le yeux rivés à l’écran. J’essaie de ne donner que ce qui est essentiel à la compréhension, et de donner quelques exemples de la façon dont c’est écrit. J’avais fait cela pour Sarah Kane à New York – les sur-titres étaient très rares, et les critiques avaient été choqués.Cer­taines personnes s’étaient même demandé s’il n’y avait pas une panne de la machine! Trop de spectateurs oblitèrent en eux la faculté à comprendre au-delà des mots. Il est vrai que je demande un grand effort au public pour qu’il développe cette faculté, mais je suis heureux de constater que même pour des spectacles aussi difficiles que La Barque le Soir, cela fonctionne. Beaucoup de gens sont atteints par le spectacle.

Pour revenir à Maeterlinck, Intérieur invente un vrai « dis­positif » à l’intérieur du texte : tout est articulé autour d’un vide, tout se passe à l’extérieur, l’intérieur étant une poche de silence.
Claude Régy : Il y a deux univers en fait : deux mondes. Chez moi bien entendu, il n’y a pas de « maison » à pro­prement parler. La séparation entre les deux mondes est produite uniquement par la lumière. La famille est « à l’in­térieur », et en même temps, cette partie est dans l’incons­cience de la mort, tandis que ceux qui sont devant la maison, dehors – ceux qui parlent – sont au courant de la mort. Par ce jeu sur l’intérieur/extérieur, Maeterlinck réussit à faire émerger le mélange de l’inconscient et du conscient. C’est une dimension sur laquelle on peut dire que la littérature, et particulièrement des auteurs comme Maeterlinck ou Artaud, ont précédé la psychanalyse : la manifestation conjointe de l’inconscient et du conscient. C’est ce qui fait de cette pièce quelque chose d’assez abstrait. Maeterlinck dit que la famille n’a pas conscience de la nouvelle de la mort, mais des signes de prémonition sont distillés – correspondant peut-être à la connaissance d’un ordre mystérieux, indiquant une porosité entre intérieur et extérieur…

Les personnages situés à l’extérieur ne cessent d’ailleurs de décrire et d’interpréter les signes venus du dedans. D’in­terpréter leurs faits et gestes comme les signes d’une pré­monition…
Claude Régy :Oui,et cela forme une sorte de ballet abstrait : beaucoup d’actions ayant lieu à l’intérieur sont décrites et ces paroles se traduisent par des gestes. Ce sont d’ailleurs souvent des gestes en direction de l’enfant qui dort – il y a cette symbolique d’un enfant endormi, qui ne se réveille d’ailleurs pas lorsque la morte est apportée le sommeil jouant ici comme une métaphore de la mort. La dernière parole de la pièce concerne cet enfant qui ne s’est pas réveillé – comme un écho. Il y a toujours en suspens cette indécision, ce refus des séparations tran­chées.

Vous parliez d’étirer tout à l’heure, de traiter le temps par l’étirement. Il est vrai que Intérieur est une pièce relativement courte…
Claude Régy : Oui, justement parce qu’il y a beaucoup de silences, beaucoup de vide, beaucoup d’hésitations qu’il faut laisser résonner. Maeterlinck dit « on ne sait pas jusqu’où s’étend l’âme autour des hommes »… on ne sait pas non plus jusqu’où s’étendent les significations profondes de la pièce… Comment les choses nous pénètrent, nous traversent, et nous emmènent au-delà de ce que nous croyons savoir. C’est une pièce où tout se déroule entre les mots. C’est ce «entre» que la mise en scène doit chercher à approcher. A ce propos, je cite toujours une phrase de Nathalie Sarraute que j’ai retrouvée récemment : « les mots servent à libérer une matière silencieuse qui est bien plus vaste que les mots ».Cette matière silencieuse est invisible, et seul le temps peut la faire ressentir.

Extrait du dossier de presse du festival d’automne 2014 à Paris
http://www.festival-automne.com/uploads/spectacle/Regy.pdf