« Bloody Niggers » « Le théâtre : un lieu où l’on est l’autre »

— Par Roland Sabra, le 05 mai 2009 —

Le mot est de Ariane Mnouchkine dans un texte aujourd’hui célèbre et  intitulé  » Tout théâtre est politique ». Manuel Césaire nous en offre une illustration avec la programmation de « Bloody Niggers » ( cf la critique ci-après de Selim Lander).  Le metteur en scène Jacques Delcuvellerie, est un français installé en Belgique, professeur au Conservatoire Royal de Liège, qui a fondé en 1980 Goupov, un collectif d’artistes pluridisciplinaires ayant vocation à créer un espace d’expérimentation théâtrales. Les années 90 seront consacrées au Projet Vérité qui pointera du doigt les croyances capables de mobiliser un être jusqu’à la mort. C’est dans la suite logique de ce travail qu’il propose en 1999, « Rwanda 1994 » une pièce fleuve de six heures qui remontait aux causes du génocide rwandais.

Younnouss Diallo qui jouait dans Rwanda 1994 participe cette fois non seulement comme comédien mais aussi comme adaptateur et concepteur à « Bloody Niggers » la dernière production de Groupov. Le texte de Dorcy Rugamba, rescapé du génocide rwandais est un long cri de révolte, de dénonciations et de douleurs ensanglantées contre les massacres, les boucheries, les exterminations, commises au nom des Dieux de la Bible, de la Bourse et de Wall Street. L’intelligence du propos consiste à mettre en accusation un système, une logique, plus que des individus. L’invention d’un système qui délaissant une logique de prélèvement sur la nature et qui la laissait intacte pour les générations suivantes est passé à une logique d’exploitation de la nature avec son aboutissement inéluctable qui consistera à considérer l’humain comme une matière première bonne à faire des abat-jours, des engrais, du savon etc..

Dorcy Rugumba mettra en scène à la fin des années 90 « L’instruction » de Peter Weiss, récit du génocide juif par une équipe de rwandais. C’est la grande force de ce travail que de dénoncer l’ethnicisme, le racisme, dans une pratique théâtrale concrète et pas seulement de façon verbale. La structure de « Bloody Niggers » relève de cette problématique. L’ouverture se fait avec un écran sur lequel on revoit pour la énième fois les Twin Towers percutées par les avions détournés le 11 septembre 2001. Ensuite la première partie est consacrée à un rappels de faits historiques et attestés qui des Croisades, aux massacres de Sétif marquent le chemin de sang et de feu de l’Occident sur le corps des cultures qu’il anéantit dans son expansion, dans sa croissance. La seconde partie dénonce les responsabilités complices des Africains eux-mêmes dans la perpétuation d’un système néo-colonial.  Le propos est fort, puissant, plus théâtral dans le temps deux que dans le temps un, ou la thématique du réquisitoire prédomine. Il fait dire que l’âpreté du  discours, l’insoutenable violence des faits rapportés se prêtaient mal à une « mise-en-scène » et surtout pas à une illustration. Face à l’horreur les mots suffisent, les gestes viennent à manquer.  L’intelligence de la mise en scène consiste à avoir modulé ces deux temps sur deux registres expressifs en parfait accord avec le texte. Toujours avec sobriété. Il s’agit d’un théâtre politique qui jamais n’assujettit la pratique artistique à un discours militant. Jacques Delcuvellerie, poursuit avec systématisme son travail d’expérimentation théâtrale. Il prend des risques, dérange et c’est tant mieux. La scénographie, le travail des lumières, la musique, les pauses dans le récit, la place et le rôle de l’écran qui masque et qui projette, participent à la création d’un théâtre total dont on ne sort pas indemne.

Roland Sabra

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