Bilinguisme et Monoparentalité

— Par Victor Lina, psychologue clinicien —

bilinguisme_monoparentalite« Quelques mots écrits pour dire psy »
C’est en vue d’introduire et d’illustrer deux problématiques en relation, celle de la monoparentalité et celle du bilinguisme que des auteurs d’horizons divers ont apporté leur contribution à : Bilinguisme et Monoparentalité Handicap et discriminations inaperçues, ouvrage sorti, il y a quelques mois déjà, à l’initiative et sous la direction, du Professeur Mareike WOLF-FEDIDA.
Dans la présentation de l’ouvrage, elle écrit « Une famille sur cinq est monoparentale selon les statistiques de l’INSEE et le bilinguisme toucherait une famille sur quatre. On estime que les chiffres augmentent, et la monoparentalité et le bilinguisme sont beaucoup plus répandus qu’on pense. Être monolingue serait un phénomène presqu’en voie de disparition. Puisque le bilinguisme est aussi répandu, il est étonnant qu’il intrigue toujours et suscite toute sorte de préjugés, à commencer par ce premier malentendu selon lequel on imagine une compétence parfaite dans les deux langues, concevant le bilinguisme à la manière d’une compétence encyclopédique⋅»
WOLF-FEDIDA, souligne d’une part les aspects défectueux qui peuvent ressortir du rapport entre le bilinguisme et la monoparentalité à partir de l’écoute de patients concernés par cette situation, d’autre part l’exploitation avantageuse de cette « singularité » de plus en plus fréquente. Il est ainsi envisageable de considérer qu’un handicap devienne un atout.
L’appareil psychique dans sa constitution préfigure un rapport complexe entre langage et psychisme. Le monolinguisme apparent pourrait n’être « qu’un effort pour garantir un certain conformisme, servant à renforcer la cohésion familiale plus qu’elle n’est réellement vécue par le jeune enfant1. » Parmi les points qu’aborde cet auteur, on peut noter, les configurations familiales et sociales, les phénomènes d’interculturalité et de plurilinguisme qui peuvent, être source de conflits, mais aussi, favoriser la mise en œuvre de stratégies de résolution de difficultés, de recherche d’apaisement de la souffrance. Cette quête se formule dans un espace thérapeutique où la parole est donnée à l’enfant et à ses parents.
D’autres co-auteurs ont collaboré à cette réflexion à partir de leur pratique. Ce sont des personnes appartenant à un large champ qui compte, des professeurs d’université, des chercheurs, des psychanalystes, des psychiatres, des travailleurs sociaux, des psychologues et qui témoignent de leur expérience notamment clinique, dans divers lieux, dans diverses institutions.
L’idéal serait de restituer fidèlement l’apport de chacun et de chacune. Mais nous adopterons une solution qui nous paraît plus profitable. Tout d’abord, inviter le lecteur à lire l’ouvrage et parallèlement, proposer quelques commentaires choisis parmi les textes offerts à la découverte. Nous y incluons le nôtre puisque nous sous sommes risqués à produire un article au milieu de ceux d’éminents contributeurs.
Ce livre fait suite à deux précédents ouvrages collectifs dont les titres : Bilinguisme et psychopathologie ; Bilinguisme, interculturel et ethnologie : concevoir l’autre et l’autrui, indiquent que le phénomène de bilinguisme en constitue le thème commun.
Claude CROZON NAVELET est psychanalyste et présente un fragment de son expérience dans un centre maternel du département de Paris. Elle évoque la question de la présence paradoxale de pères absents physiquement et l’expression de la détresse de femmes seules avec leur bébé.
Le bilinguisme qu’elle relate, à partir de ce champ d’expérience, est un bilinguisme Inconscient/Conscient face à l’enjeu des origines ou encore face à une limite appelée « bilinguisme de l’ambivalence ».
L’auteur expose la situation ainsi : « …avec le bébé, la crèche accueille tous les matins la détresse, les angoisses, les chagrins, l’amertume, la colère, la culpabilité et l’agressivité plus ou moins conscients de leur mère, fille désavouée et femme trahie avant que d’être mère abandonnée2. »
L’embarras est de constater que dans la plupart des cas les usagers ne formulent aucune demande d’aide psychologique, psychiatrique ou psychanalytique. Aussi, l’auteur exerce sa pratique d’une psychanalyse institutionnelle dans le cadre de réunions de synthèse avec la participation de l’équipe.
Cette expérience clinique est partagée avec Sandrine BERROUET et Anne-Marie OUTIN, qui sont respectivement Assistante Sociale et Éducatrice Spécialisée. À leur tour, ces professionnelles témoignent de leurs pratiques au sein de ce même centre maternel, du rôle d’accompagnement qu’elles assurent auprès de la mère et de l’enfant dans la perspective de « l’accession à la parentalité ». BERROUET qui occupe dans ce dispositif un rôle de médiateur entre la mère et le tissu social avec comme visée de favoriser l’intégration des personnes qu’elle accompagne dans la réalité de la cité, exprime le souci qui l’anime « pour qu’une relation aidante soit possible.» OUTIN se situe dans la perspective d’une action éducative prenant appui sur l’écoute et l’accompagnement de la mère et de son enfant, elle compte parmi ses objectifs celui d’apporter une aide à l’actualisation de la « potentialité créatrice » du parent ; de sorte que la situation de bilinguisme et de monoparentalité puisse être considérée non seulement comme « porteuse de handicap mais aussi de créativité. »
Marie-Lise SALIN est psychologue clinicienne et docteur en Psychopathologie et Psychanalyse, originaire de la Guadeloupe, elle se propose d’étudier les aspects subjectifs du bilinguisme en considérant l’usage du créole et du français. Dans ce même mouvement, elle aborde la question de la reconnaissance paternelle dans les situations de monoparentalité.
Les conditions d’émergence de la langue créole dans un contexte de violence symbolique et réelle de la colonisation esclavagiste racialisée (CER) selon l’expression formulée par la psychanalyste Jeanne WILTORD, sont évoquées. SALIN affirme que la langue créole, devenue langue de l’intimité, de l’émotion est aussi « langue-mal élevée », « langue hors castration ». Elle indique le parallèle entre l’interdit de l’inceste et celui portant sur la langue créole qui dès lors s’entend comme une « langue qui dit le sexuel ». Elle se réfère notamment à Charles MELMAN pour qui « la situation de bilinguisme serait en quelque sorte un pousse au savoir.» Son propos se conclut par une vignette clinique, mais juste avant, SALIN met l’accent sur le problème du patronyme et des stratégies inconscientes à l’œuvre dans « le processus de fabrication des prénoms pour les familles afro-antillaises ». L’énigme, l’interrogation porte sur ce qui est dit ou caché à l’occasion de la nomination, entendue comme actualisation de l’enjeu de la reconnaissance.
Cette question de la nomination (notamment du choix du prénom associé à la notion de projet est vécue en Afrique de l’Ouest et en particulier dans le Sud Bénin) est l’objet d’une autre publication dont le titre est Le prénom et dont l’auteur est Camille DOSSOU. DOSSOU, natif du Bénin, Docteur de recherche en Psychopathologie fondamentale et en psychanalyse, exerçant en tant que psychologue clinicien en Ile de France est aussi un des contributeurs de cette collection. Il vient dans l’ouvrage que nous présentons faire part du lien possible entre des actes délictueux posés par un adolescent « décrocheur » ou décroché de la cadence scolaire et la détresse silencieuse d’une mère « bannie » interdite de parentalité face à un père polygame et une grand-mère dominatrice.
Pour finir, quelques mots à propos du thème que nous avons développé dans ce livre : il traite du bilinguisme créole-français comme enjeu du lien social aux Antilles. De façon médiane, nous nous sommes appuyés sur une expérience clinique en milieu pénitentiaire auprès d’un patient détenu ayant vécu cette expérience semblable à celle de nombre autres enfants martiniquais depuis la mise en place du BUMIDOM (Bureau de développement des Migrations dans les Départements d’Outre-Mer) en 1963. Celle d’être confié à leur grands-parents (le plus souvent la grand-mère maternelle) quand leurs parents avaient pris le parti d’une épopée migratoire en vue de leur réalisation personnelle, professionnelle et familiale. Cet enfant avant de devenir adulte a donc connu une séquence constituée ou plutôt reconstituée ainsi : vie familiale, séparation d’avec ses parents, adoption par sa grand-mère, séparation d’avec sa grand-mère, retrouvaille avec ses parents et recherche de soi-même dans cet entrelacs.
Ces éléments d’anamnèse ne sont pas formulés pour établir une détermination mécanique selon une vision benoîtement naïve du lien de cause à effet. Les possibilités d’aide ne trouvent appui que sur fond de demande du patient. Encore faut-il considérer la ou les langues parlées face à celle qui est tue, les langues accueillies, suscitées face à celle qui est bannie.
C’est par le prisme d’une écoute flottante et exigeante, étayée par les outils de pensée critique qu’offre la théorie psychanalytique actualisée par la transmission et les débats contradictoires que nous cherchons à entendre ce que chaque patient nous confie.
Dans le champ social, nous considérons les après-coups de nos crimes ; des digressions complices et loquaces, prenant prétexte de l’indicible qui anime la transgression, semblent se satisfaire d’une précaire bonne figure irrémédiablement interloquée à l’identique. Elles ne font que diversion face aux exactions porteuses d’une inquiétante étrangeté et en même temps d’un air de déjà vu ostensiblement méconnu par notre entendement : l’incompréhensible. L’incompréhensible de la mort et du sexe.
Et pourtant, ces violences répétées qui apposent leurs sillons dans les chairs et dans les esprits, ces actes, en panne de sens, résonnent de jour en jour dans un trémolo assourdissant comme autant de symptômes illisibles du procès de reconnaissance.
Bilinguisme et monoparentalité handicap et discriminations inaperçues (MJW Fédition : www.mjw-fedition.com)

1 WOLF-FEDIDA Mareike, Bilinguisme et monoparentalité, p. 16
2 CROZON NAVELET Claude, Op. Cit, p.60

Victor Lina, psychologue clinicien