Appel à la création des « États-Unis d’Europe »

— Par Victor Hugo —

21 août 1849, Victor Hugo appelle à la création des « Etats-Unis d’Europe »

Messieurs,

Beaucoup d’entre vous viennent des points du globe les plus éloignés, le cœur plein d’une pensée religieuse sainte. Vous comptez dans vos rangs des publicistes, des philosophes, des ministres des cultes chrétiens, des écrivains éminents, plusieurs de ces hommes considérables, de ces hommes publics et populaires qui sont les lumières de leur nation. Vous avez voulu dater de Paris les déclarations de cette réunion d’esprits convaincus et graves, qui ne veulent pas seulement le bien du peuple, mais qui veulent le bien de tous les peuples. Vous venez ajouter aux principes qui dirigent aujourd’hui les hommes d’Etat, les gouvernants, les législateurs, un principe supérieur. Vous venez tourner en quelque sorte le dernier et le plus auguste feuillet de l’Evangile, celui qui impose la paix aux enfants du même Dieu, et, dans cette ville qui n’a encore décrété que la fraternité des citoyens, vous venez proclamer la fraternité des hommes. (Applaudissements).
Soyez les bienvenus ! (…)

« Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les Etats-Unis d’Amérique, les Etats-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers »

Messieurs, cette pensée religieuse, la paix universelle, toutes les nations liées entre elles d’un lien commun, l’Evangile pour loi suprême, la médiation substituée à la guerre, cette pensée religieuse est-elle une pensée pratique ? Cette idée sainte est-elle une idée réalisable ? Beaucoup d’esprits positifs, comme on dit aujourd’hui, beaucoup d’hommes politiques vieillis dans le maniement des affaires, répondent Non. Moi, je réponds avec vous, je réponds sans hésiter, je réponds Oui ! (C’est vrai !) et je vais essayer de le prouver tout à l’heure.
Je vais plus loin ; je ne dis pas seulement : c’est un but réalisable, je dis : c’est un but inévitable ; on peut en retarder ou en hâter l’avènement. Voilà tout. (…)

Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de batailles que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. (Profonde sensation.) Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les Etats-Unis d’Amérique, les Etats-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers. (…)
Extrait du manuscrit de travail préparatoire de Victor Hugo pour son discours au Congrès des amis de la paix.
Extrait du manuscrit de travail préparatoire de Victor Hugo pour son discours au Congrès des amis de la paix. Gallica-BnF

Et, ce jour-là, il ne faudra pas quatre cents ans pour l’amener, car nous vivons dans un temps rapide, nous vivons dans le courant d’événements et d’idées les plus impétueux qui ait encore entraîné l’humanité, et, à l’époque où nous sommes, une année fait parfois l’ouvrage d’un siècle.

Grâce aux chemins de fer, l’Europe bientôt ne sera pas plus grande que ne l’était la France au Moyen Age ! Grâce aux bateaux à vapeur, on traverse aujourd’hui l’Océan plus aisément qu’on ne traversait jadis la Méditerranée ! Avant peu, l’homme parcourra la terre comme les dieux d’Homère parcouraient le ciel, en trois pas. Encore quelques années, et le fil électrique de la concorde entourera le globe et étreindra le monde ! (Longs applaudissements). (…) Messieurs, la paix vient de durer trente-deux ans, et en trente-deux ans la somme monstrueuse de cent vingt-huit milliards a été dépensée pendant la paix pour la guerre !

Ces cent vingt-huit milliards donnés à la guerre, donnez-les à la paix ! Donnez-les au travail, à l’intelligence, à l’industrie, au commerce, à la navigation, à l’agriculture, aux sciences, aux arts, et représentez-vous le résultat. Si, depuis trente-deux ans, cette gigantesque somme de cent vingt-huit milliards avait été dépensée de cette façon, l’Amérique, de son côté, aidant l’Europe, savez-vous ce qui serait arrivé ? La face du monde serait changée ! Les isthmes auraient été coupés, les fleuves creusés, les montagnes percées, les chemins de fer couvriraient les deux continents, la marine marchande du monde aurait centuplé (…) et la misère s’évanouirait ! Et savez-vous ce qui s’évanouirait avec la misère ? Les révolutions. Oui, la face du monde serait changée ! (…)

Voyez, messieurs, dans quel aveuglement la préoccupation de la guerre jette les nations et les gouvernants : si les cent vingt-huit milliards qui ont été donnés par l’Europe depuis trente-deux ans à la guerre, qui n’existait pas, avaient été donnés à la paix, qui existait, disons-le, et disons-le bien haut, on n’aurait rien vu en Europe de ce qu’on y voit en ce moment ; le continent, au lieu d’être un champ de bataille, serait un atelier, et au lieu de ce spectacle douloureux et terrible, le Piémont abattu, Rome, la ville éternelle, livrée aux oscillations de la politique humaine. Venise qui se débat héroïquement, la noble Hongrie qui se soulève, la France inquiète, appauvrie et sombre ; la misère, le deuil, la guerre civile, l’obscurité sur l’avenir ; au lieu de ce spectacle sinistre, nous aurions sous les yeux l’espérance, la joie, la bienveillance, l’effort de tous vers le bien-être commun, et nous verrions partout se dégager de la civilisation en travail le majestueux rayonnement de la concorde universelle. (Bravos.)

Chose digne de méditation ! Ce sont nos précautions contre la guerre qui ont amené les révolutions ! On a tout fait, on a tout dépensé contre le péril imaginaire ! On a aggravé ainsi la misère qui était le péril réel ! On s’est fortifié contre un danger chimérique ; on a tourné ses regards du côté où n’était pas le point noir ; on a vu les guerres qui ne venaient pas, et l’on n’a pas vu les révolutions qui arrivaient ! (C’est vrai !)

« Dans notre vieille Europe, l’Angleterre a fait le premier pas, et par son exemple séculaire elle a dit aux peuples : vous êtes libres. La France a fait le second pas, et elle a dit aux peuples : vous êtes souverains »

Messieurs, ne désespérons pas pourtant. Au contraire, espérons plus que jamais ! Ne nous laissons pas effrayer par des commotions momentanées, secousses nécessaires peut-être des grands enfantements. Ne soyons pas injustes pour le temps où nous vivons, ne voyons pas notre époque autrement qu’elle n’est. C’est une prodigieuse et admirable époque après tout, et le dix-neuvième siècle sera, disons-le hautement, la plus grande page de l’histoire. Comme je vous le rappelais tout à l’heure, tous les progrès s’y révèlent et s’y manifestent à la fois, les uns amenant les autres : chute des animosités internationales, effacements des frontières sur la carte et des préjugés dans les cœurs, tendance à l’unité, adoucissement des mœurs, élévation du niveau de l’enseignement et abaissement du niveau des pénalités, domination des langues, les plus littéraires, c’est-à-dire les plus humaines, tout se meut en même temps, économie politique, science, industrie, philosophie, législation, et converge au même but, la création du bien-être et de la bienveillance, c’est-à-dire, et c’est là pour ma part le but auquel je tendrai toujours, extinction de la misère au dedans, extinction de la guerre au dehors. (Bravos.)

Désormais, le but de la politique grande, de la politique vraie, le voici : faire reconnaître toutes les nationalités, restaurer l’unité historique des peuples, et rallier cette unité à la civilisation par la paix ; élargir sans cesse le groupe civilisé, donner le bon exemple aux peuples encore barbares, substituer les arbitrages aux batailles, enfin, et ceci résume tout, faire prononcer par la justice le dernier mot que l’ancien monde faisait prononcer par la force.

Messieurs, je le dis en terminant, et que cette pensée nous encourage, ce n’est pas aujourd’hui que le genre humain est en marche dans cette voie providentielle. Dans notre vieille Europe, l’Angleterre a fait le premier pas, et par son exemple séculaire elle a dit aux peuples : vous êtes libres. La France a fait le second pas, et elle a dit aux peuples : vous êtes souverains.

Maintenant, faisons le troisième pas, et tous ensemble, France, Angleterre, Belgique, Allemagne, Italie, Europe, Amérique, disons aux peuples : Vous êtes frères ! » (Approbation dans toute la salle. Tous les Anglais se lèvent debout sur les banquettes et crient quatre fois hurrah ! en agitant leurs mouchoirs. Ce discours est suivi d’une longue émotion.)