André Breton, L’éloge de la rencontre. Antilles, Amérique, Océanie.

 — Par Yves Bernabé—
Ce texte est la traduction écrite, donc nécessairement infidèle, de la présentation orale faite à la Bibliothèque Schoelcher de Fort-de-France le 25 mai 2008. Cette présentation du récent ouvrage de Dominique Berthet s’intéresse à la signification de sa structure et aux questions qu’il suggère et qui rendent compte de l’intérêt de sa lecture.

 I. Ce que dit la structure.

 Le titre de l’ouvrage de D. Berthet rappelle dans un premier temps l’ « âme errante » qui fait le cœur de Nadja, et l’on s’attend d’emblée à des développements sur cette thématique. De fait, en reliant très fortement la vie de Breton avec son œuvre, D. Berthet montre que la rencontre et le hasard sont pour le poète un art de vivre et que la vie et l’écriture ont partie liée. Ainsi, dès le premier chapitre, D. Berthet évoque et analyse cette disposition de Breton à la rencontre, cette disponibilité qui permet l’éclosion subite d’instants vrais, et l’éclosion de la Beauté convulsive, en laissant libre cours à l’inconscient. La trouvaille, la rencontre, dit D. Berthet, répondent au désir enfoui. Rencontrer c’est retrouver. Le principe de cette surprise est un principe de vie, et dirige celle même du poète : ses œuvres les plus importantes, Nadja, Arcane 17, L’Amour fou, sont liées à des rencontres vécues comme des cataclysmes salvateurs, la réalisation du tohu-bohu rimbaldien.

 

D. Berthet reprend cette idée au dernier chapitre, le septième, dans lequel il insiste sur le rôle de l’émotion dans la vie et l’œuvre de A. Breton. L’idée passionnante ici est que l’émotion est au dessus du savoir, qu’elle transcende. C’est elle qui permet de jeter des passerelles, des ponts entre les civilisations diverses, les personnes distinctes. En fait D. Berthet défend dans ce chapitre l’idée que chez Breton l’amour (avatar de l’émotion) est un motif, c’est-à-dire à la fois une image littéraire qui revient sans cesse et qui permet tout, et une énergie, une motivation, une tension vers le monde, les autres, la différence extrême qui nous relie à nous-mêmes.

 

Au centre de l’ouvrage, au chapitre 4 et autour de ce chapitre, on trouve les passages très détaillés sur la rencontre de Breton avec les Antilles, Martinique et Haïti. On ne s’étonne pas que D. Berthet accorde une importance centrale à cette rencontre qu’il privilégie nettement. Il y a dans cette partie de son ouvrage, des relations captivantes, un compte rendu à bien des égards inédit des passages de A. Breton dans cette région. On peut retenir trois points au milieu d’autres.

 

  1. La rencontre avec les Antilles, en 1941, est un changement : Breton quitte la grisaille géographique et politique. Il découvre en Martinique et en Haïti des paysages qui l’emportent, et des personnes qui, par leur intelligence, leur sincérité et l’énergie nouvelle qu’ils déploient, le changent totalement de la grisaille intellectuelle imposée par Vichy. D. Berthet montre que, du fait de l’éloignement et du halo étrange que créait autour de la Martinique le régime colonial, il existait là une vie intellectuelle très active qui s’exprimait dans la revue Tropiques, dont il cite de magnifiques passages.

  2. Ce qui plaît à Breton chez Césaire et dans ses productions, c’est qu’ils proposent une version positive du surréalisme, tournée vers une réalisation humaine qui dépasse le simple jeu esthétique. Il est fasciné par ce que la poésie de Césaire propose de perspectives pour l’avenir. L’idée est exprimée dans la préface de Signe ascendant, recueil de poésies édité en 1947, quand Breton dit que l’image surréaliste n’est pas réversible, et qu’elle a un but : « une heureuse tension tournée vers la santé, le plaisir, la quiétude, la grâce rendue, les images consenties ». Or il y a dans la poésie de Césaire la recherche, parfois désespérée, de cette quiétude au bout de l’image, et de la grâce acquise à la force des mots.

  3. D. Berthet s’interroge sur l’influence de Breton sur la revue  Tropiques , dont il se demande si elle est une revue surréaliste. Le surréalisme est pour les animateurs de la revue : René Ménil, Suzanne et Aimé Césaire…, une arme qui libère de l’ordre social régnant, et permet du même coup d’aller au fond de soi. On peut retourner la question de D. Berthet, et se demander en quoi la rencontre de ces Antillais engagés dans le même temps en Poésie et en Politique a pu influencer A. Breton lui-même.

 

En tout cas, D. Berthet met en lumière ce que Césaire pensait avoir trouvé chez Breton : la hardiesse, qui fait la force et la fraîcheur de son message poétique.

 

Ainsi, la composition de l’ouvrage de D. Berthet est porteuse de sens, traversée qu’elle est par les questions de l’amour, du désir, du désordre et de la fraternité.

 

Deux points au moins, dans cet ouvrage, attirent particulièrement l’attention. Ils touchent à deux questions finalement fort simples : qu’est-ce qu’on rencontre, et pour quoi faire ?

 

II. Des objets, des lieux, des gens.

 

D. Berthet présente, c’est l’essentiel de cet ouvrage, les rencontres d’André Breton, et l’on découvre un collectionneur d’objets d’art. Il achète durant sa vie, accumule chez lui des objets divers qu’il dispose de façon à créer des émotions esthétiques dans la vie quotidienne. Les objets qu’il apprécie particulièrement sont ceux qu’il qualifie de « primitifs », parce que les civilisations de couleur rouge et noire ont, à son sens, conservé avec le fond naturel et magique des hommes des relations plus étroites que les Occidentaux. De fait, la vie du poète est émaillée d’achats, de ventes (toujours en cas de nécessité absolue), de mise en relation des objets entre eux et avec l’âme du poète.

 

De même, les lieux qu’il rencontre émeuvent Breton, qu’il s’agisse des paysages immenses d’Amérique du Nord, ou des lieux antillais considérés comme magiques. Les carnets rédigés par Breton de 1942 à 1945, ainsi que les poésies d’après 1941 témoignent de ces découvertes fascinantes.

 

Enfin, D. Berthet met en lumière ce que Breton apprécie chez les peuples qui lui sont étrangers : c’est l’accès qu’ils lui semblent avoir maintenu avec les « sources ». Ainsi, quand il rencontre les haïtiens, il retrouve une part de l’humanité qu’à son avis les Occidentaux ont perdue.

 

 

 

Cette présentation des rencontres de Breton suggère une réflexion, qui reste à approfondir : les lieux, les objets et les personnes sont traités de la même façon par le poète surréaliste. Les objets sont le signe, on l’a dit, d’un lien avec les mondes enfouis, magiques, mystérieux et profonds. La passion de Breton pour les poupées Kachina qu’il accumule, lui permet de créer une sorte de capharnaüm magique d’où naissent des sensations poétiques. Le lien avec les lieux n’est pas bien différent. La poésie naît de leur entrechoc. C’est ce qui se passe dans le poème « La Carte de l’île », dans Signe Ascendant. Le sentiment esthétique vient de la mise en relation des termes qui renvoient tous à des lieux de la Martinique. Ces lieux s’accumulent et se côtoient dans un désordre évocateur, et le poème finit, comme un happening, par disparaître dans un « Morne Fumée » particulièrement significatif. Il en est de même pour les hommes, qui sont désormais des signes. Enlevés à leur complexe humanité, ils deviennent des symboles, et Breton semble en parler comme il parle des lieux, et des objets. Observons ce qui se passe dans la très célèbre préface du Cahier d’un Retour au Pays Natal, écrite en 1944 : cette rencontre avec Césaire est un signe des temps, et Césaire lui-même est un signe : comme un objet, il est remarquable par sa couleur noire répétée à l’envi, « C’est un Noir qui nous guide aujourd’hui dans l’inexploré… »  « Et c’est un Noir qui est non seulement un Noir mais tout l’homme, qui en exprime toutes les interrogations, toutes les angoisses, tous les espoirs et toutes les extases et qui s’imposera de plus en plus à moi comme le prototype de la dignité. » Il ne faut pas mettre de côté que ce texte exprime, dans l’hyperbole, toute l’admiration de Breton pour Aimé Césaire. Cette signification est exacte. Ce qui m’intéresse cependant, c’est que, pour parler de ce poète, Breton lui ôte entièrement sa singularité, pour, en digne héritier de Mallarmé, en faire un Signe, transposant Césaire en sa « presque disparition vibratoire », pour qu’en émane, « sans la gène d’un proche ou d’un concret rappel, la notion pure » (Crise de vers).

 

Voilà donc la poésie du quotidien : André Breton semble, dans sa démarche poétique, traiter ce qui vient à lui comme signe, en le désincarnant. A ce titre, Aimé Césaire est placé sur le même plan que les poupées Kachina, ou les étendues vibrantes d’Amérique : il rappelle des choses pures et enfouies, que Breton recherche constamment.

 

Un autre exemple vient renforcer cette hypothèse qui m’est venue à la lecture de l’ouvrage de D. Berthet, et que je propose avec la plus grande prudence et modestie. C’est l’épisode haïtien, sur lequel D. Berthet fournit des détails qui m’étaient totalement inconnus.

 

En décembre 1945, A. Breton se rend en Haïti. Il y est accueilli par un cercle actif de poètes engagés, parmi lesquels le jeune René Depestre. Ces intellectuels connaissent et pratiquent le surréalisme à la perfection, mais un surréalisme, comme en Martinique, lié étroitement à des aspirations sociales. A. Breton est invité à tenir des conférences. A l’issue de ces conférences, la situation politique se tend encore plus. La magie surréaliste opère avec éclat. La parole semble en effet déclencher les faits et le gouvernement Lescot tombe en janvier 1946. Or, face à la réalité politique des troubles, A. Breton est extrêmement gêné, et quitte Haïti sans prendre un parti clair. En réalité, on peut se demander si ce n’est pas cette actualité qui gène Breton. Le poète est à la recherche de peuples primitifs. La pratique du vaudou comble son attrait pour la magie des instants. Cela lui convient. Mais il ne se rend pas bien compte que les réflexions politiques menées en Haïti sont extrêmement modernes, et participent de mouvements d’une nature nouvelle, qui posent les mêmes problèmes que ceux qui se posent en Europe, de liberté et de démocratie moderne. Breton n’entend pas cela, car il est à la recherche de symboles éternels des temps anciens, ce à quoi ne correspondent pas entièrement les personnes qu’il rencontre.

 

Le poète est à la recherche de déclics esthétiques qui raniment en lui l’être archaïque enfoui sous des siècles de « civilisation ». Cette attitude, riche car ambiguë, ne menace pas ce que D. Berthet veut mettre en lumière : l’humanisme d’André Breton.

 

III. Le surréalisme est-il un humanisme ?

 

La réponse de D. Berthet est fermement positive. Il met en lumière le projet littéraire qui vise à retrouver le merveilleux des sources, qui nous rapproche des « choses d’avant ». Cette réconciliation passe par la libération du désir, de l’inconscient – en fait, de ce que la vie sociale s’applique à dompter.

 

Une telle réconciliation vaut « pour soi » et « pour autrui ». Une unité du monde, qui transcende l’histoire, est en œuvre, et c’est elle que Breton, forcé de quitter la France de Vichy, croit trouver, ou deviner dans des manifestations diverses.

 

D. Berthet met en lumière la générosité, l’ouverture d’esprit, la disponibilité d’André breton, qui est à la recherche d’une sorte de rhétorique profonde qui traverse le monde. Cette recherche, souligne-t-il, est toute intérieure. Toute la fin de l’œuvre, consacrée aux ponts et passerelles recherchés et bâtis par André Breton, met en valeur la démarche littéraire et humaine qui prévaut chez lui, et qui fait de sa vie une expérience exemplaire.

 

Ainsi, à travers une écriture très accessible, D. Berthet nous invite à suivre le poète surréaliste dans ses voyages et ses rencontres. La lecture de ces aventures est une aventure de la lecture, car elle ne manque pas de rappeler à la mémoire les poèmes de Breton, ceux de Mallarmé et de Césaire, et de susciter en nous des réflexions sur l’homme et sur la littérature. Il faut remercier Dominique Berthet pour ces informations, ces éclairages et cette incitation littéraire.

 

 

 

Par Yves Bernabé 25/05/08

 

 

 

Lire aussi :

 

Le lieu, la rencontre, le lieu de la rencontre, la rencontre du lieu.

 

 Eloge de la Rencontre par Scarlett Jesus

 

Eloge de la rencontre par Yves Bernabé

 

Eloge de la rencontre par Bertin-Elisabeth