Aimer l’entreprise n’est pas une compétence !

Par Phippe Watrelot

entreprise«Notre premier devoir, c’est de stimuler l’esprit d’entreprise dans notre pays. C’est d’abord le rôle de l’école», a déclaré lundi 29 avril François Hollande, lors d’une réception de 300 entrepreneurs à l’Élysée.  Et le président propose, «de la sixième à la terminale», un programme sur l’entrepreneuriat. On n’en sait guère plus sur le contenu de ce “programme” d’enseignement aujourd’hui et cela rend difficile les réactions et les analyses à chaud sur ces déclarations. Mais le passé récent et quelques principes nous permettent, au minimum, d’alerter sur les dérives possibles et de montrer en quoi cette annonce est potentiellement dangereuse.

 

Un contexte politique tendu.

Cette annonce qui s’inclut dans un ensemble plus vaste de mesures destinées à caresser les “pigeons” dans le sens des plumes risque dans le même temps d’être très mal interprétée à gauche et plus particulièrement dans le monde enseignant.

Sur le plan politique, ces annonces se situent dans un contexte de débats sur l’orientation de la politique menée par le gouvernement. Tout un pan de la gauche risque d’interpréter cela comme des gages de plus donnés au Medef après le blocage sur l’amnistie sociale et le débat sur l’A.N.I. Interrogé sur cette proposition parmi d’autres à France Inter, Jean Luc Mélenchon a déclaré que « les élèves avaient mieux à faire à l’École que d’apprendre la cupidité ». Ces paroles risquent d’avoir de l’écho dans le monde enseignant. 

Dans l’éducation, cette annonce peut être mal interprétée pour plusieurs raisons.

D’abord parce que cela peut apparaître comme un “enseignement de plus” parmi le grand nombre d’heures de cours consacrées à des “enseignement à… ” (la santé, la sécurité routière, les discriminations…), alors que pour certains enseignants cela se fait au détriment des “fondamentaux”. D’autant plus que cette annonce vient après celle de la semaine dernière sur l’enseignement de la morale laïque.

Ensuite, parce que cet enseignement de l’entreprenariat s’inscrit dans une longue liste des intrusions du politique dans l’enseignement. Et cela remet en cause les principes d’indépendance dans l’élaboration des programmes.

La refondation de l’École, enterrée avant même d’être votée ?

Parmi les institutions qui doivent être créées par la loi de programmation et d’orientation sur la refondation de l’École figure la création d’un Conseil Supérieur des Programmes. Ce conseil, composé de personnalités indépendantes est supposé piloter l’élaboration des programmes et d’éventuels nouveaux enseignements. Vincent Peillon a toujours présenté ce CSP comme une nécessité après une période où l’ élaboration des programmes était plus ou moins occulte (programmes du primaire de 2008) ou sous influence.

Avec cette proposition de programme sur l’entrepreneuriat, tout comme avec l’enseignement de la morale laïque, qui interviennent avant même le vote de la loi et semblent s’en dispenser, on peut se poser des questions sur la légitimité de cette future institution. D’autant plus que, dans le même temps, le ministère refusait de changer les programmes de 2008 contestés par de très nombreux enseignants, car il fallait respecter la procédure d’élaboration des programmes. Il y a comme un hiatus…

 

Développer l’esprit d’entreprendre…?

Venons en à la proposition elle même. On en sait pas beaucoup plus que ce qui a été dit lors d’un discours. Il s’agit de « stimuler l’esprit d’entreprise dans notre pays » et pour cela de proposer un enseignement de l’entrepreneuriat de la sixième à la Terminale.

Faisons d’abord un peu d’histoire de l’Éducation. Le socle commun de compétences et de connaissances, qui est un des éléments essentiels de la loi Fillon de 2006, comporte sept “piliers”. Ils sont inspirés d’une proposition du conseil de l’Europe de 2005 qui proposait huit “compétences clés”. On notera que la huitième compétence a disparu dans la transcription française, il s’agit d’“apprendre à apprendre”, ce n’est pas innocent mais ce n’est pas notre sujet. Une autre compétence européenne a changé de nom. En effet, l’“esprit d’entreprise” de la liste européenne est devenu “Autonomie et initiative” dans le socle français. Trop polémique…

Esprit d’entreprendre” ou “esprit d’entreprise”, selon les traductions c’est l’une ou l’autre des formules qui est retenue. Et cette ambigüité montre bien que le terme français est très connoté (d’où la référence à l’autonomie et l’initiative) alors qu’il a un sens différent dans d’autres langues et cultures.

Et cela conduit à des polémiques sans fin sur la soumission ou non du socle à l’économie et au monde de l’entreprise. De nombreux essayistes ont prospéré sur cette crainte et l’idée d’un grand complot libéral.

 

Que l’École contribue à construire des compétences qui permettent ensuite aux jeunes d’être autonomes, de faire preuve d’initiative et d’entreprendre dans de nombreux domaines n’est pas choquant en soi. Dès lors que cette démarche et ces compétences se situent dans un vaste ensemble et non pas dans une vision réductrice de l’entrepreneuriat liée uniquement à la vision de l’entreprise capitaliste. Quand des élèves montent une association, animent le foyer socio éducatif ou la maison des lycéens, nous sommes bien aussi dans la capacité à entreprendre. Est-il utile de rappeler aussi qu’il existe tout un pan de l’économie qui est celui de l’Économie Sociale et Solidaire qui aurait bien besoin d’être développé. Il y a même un ministère pour ça !

 

…ou “faire aimer l’entreprise” 

Mais l’histoire récente de l’éducation nous apprend malheureusement à être méfiant. Les intrusions des groupes de pression dans le contenu des enseignements sont nombreuses. On se souvient des polémiques autour des programmes d’histoire avec la volonté de certains de prendre en compte une “vision positive de la colonisation” ou encore le poids très important d’une approche mémorielle de l’histoire loin de la démarche scientifique de l’historien. Les programmes de SVT ont eu aussi leur lot de pressions avec l’enseignement de la “théorie du genre”.

Je suis enseignant de Sciences Économiques et Sociales (SES) depuis 31 ans et je sais bien que les pressions sur ces programmes ont été nombreuses. Lorsque j’ai débuté en 81, un débat avait eu lieu à l’assemblée car un manuel présentait une bande dessinée qui avait été jugée critique vis-à-vis du budget de l’armée. Mais depuis plusieurs années, les attaques sont surtout venues du monde de l’entreprise. On a reproché aux SES d’être trop critiques vis-à-vis de l’entreprise et de ne pas suffisamment donner le “goût” de l’entreprise. Un institut de l’entreprise (IDE), émanation du Medef, a même été créé pour proposer des documents et des stages aux enseignants. Il avait même fait -grande première pour ce qu’il faut bien appeler un lobby – lors de la réforme du lycée, une proposition de programme pour les SES ! S’il s’avère que le contenu de ce “programme” pour l’entrepreneuriat, annoncé en cette fin de mois d’avril s’inspire de ces propositions, on pourra dire alors que François Hollande aura donné prise à un lobbying qui avait pourtant échoué dans la période précédente.

Il faut noter que cette pression d’une partie des entreprises a conduit aussi à une évolution inverse des programmes allant dans le sens d’une référence plus grande (et tout aussi critiquable, d’ailleurs mais ce n’est pas le sujet) aux disciplines universitaires.

Car la question qui est posée est celle de savoir ce qui doit être enseigné à l’École. Doit-on faire “aimer l’entreprise” ou donner des outils scientifiques de compréhension du monde contemporain ? J’avais déjà exprimé dans un billet de blog datant de février 2008 (“Emotion vs Pédagogie”), alors que la polémique portait alors sur la proposition de Nicolas Sarkozy d’associer la mémoire d’un enfant juif à chaque élève de CM2, que le rôle de l’École n’était pas de jouer sur l’émotion mais de construire des connaissances et des compétences utiles pour être un citoyen actif (et critique) dans la société d’aujourd’hui.  Répétons le : aimer l’entreprise n’est pas une compétence !

Ce sont les savoirs mis en action (c’est-à-dire des compétences) qui sont émancipateurs. Savoir comment fonctionne une entreprise, en décrypter le sens grâce aux apports des concepts clés des sciences sociales,  avoir du recul sur l’usage des statistiques et des documents, savoir argumenter, confronter les points de vue, sont des éléments bien plus importants pour construire des individus autonomes et susceptibles d’ “entreprendre” qu’une approche idéologique ou affective de l’entreprise.

D’ailleurs, contrairement à des lieux communs répétés sans cesse mais qui ne résistent pas à l’épreuve des faits, l’entreprise n’est pas négligée dans l’enseignement. Il existe déjà des enseignements dès le collège qui permettent de l’aborder : la technologie et les itinéraires de découverte professionnelle. De même au lycée, l’enseignement de SES et de Principes Fondamentaux de l’Économie et de la Gestion (PFEG) sont proposés à tous les élèves de Seconde. Et ensuite, les séries ES et STMG dans leurs programmes offrent une large place à cet objet de connaissances important qu’est le monde de l’entreprise dans toutes ses dimensions.

 

Alors, plutôt que de donner prise à des affirmations gratuites et aux manœuvres de groupes de pression bien structurés et aux moyens importants (après le « mur de l’argent », le « mur de la com’ »…), il serait souhaitable de ne pas aggraver le risque de déconnexion avec le monde enseignant en ignorant ce qui se fait déjà et en se livrant à des intrusions dans l’élaboration des programmes qui n’ont pas plus leur raison d’être aujourd’hui qu’hier…

http://philippe-watrelot.blogspot.fr/2013/04/aimer-lentreprise-nest-pas-une.html