À lire, à entendre, « La jupe de la rue Gît-le Cœur », et « Frantz »

— par Janine Bailly —

Connaissez-vous l’Œuf, au 19 de la rue Garnier Pagès à Fort-de-France ? Il y là, tapi entre ses semblables, un vieil immeuble traditionnel qui dormait au cœur de la ville, laissant un fier bananier s’épanouir dans sa petite cour intérieure, laissant tristement s’empoussiérer murs et escaliers, et faisant sous le soleil et la pluie le dos rond. Mais un jour, une association décida de le louer, pour en faire une maison d’artistes. Alors, il se réveilla, rouvrit sur la rue passante ses hautes portes, son balcon et ses volets de bois. Il se fit œuf, œuf où germent non de jaunes poussins, mais des idées, des œuvres, des créations et élucubrations diverses, enfantées par des artistes de tout poil. Ici, chacun est bienvenu, acteur dynamique autant que simple « regardeur » à l’œil toujours en éveil. Ici l’on peut voir, tout ce qui décore le lieu, tout ce qui s’expose, et qui parfois s’offre à la vente. Ici fleurissent sur les murs, sur les marches, sur sols et plafonds, toutes les couleurs de l’arc en ciel. Ici, enfin, l’on peut se rencontrer, on peut entendre. De la musique, mais aussi des mots. Parce qu’ici, on se parle, on échange, on découvre l’autre. Parce qu’enfin le théâtre y a gagné droit de cité : de la rue, on put percevoir, un certain mois de janvier, les mots de Jann Baudry, qui répétait Jaz sous la férule de Jandira Bauer. Mais hier soir, il fallait être installé dans cette petite salle, à l’un des trois étages, pour écouter un peu de l’histoire de Jean-Durosier Desrivières, et tout de celle imaginée par Michel Herland. Ce bonheur de découvrir des textes dans une chaude intimité, c’est à ETC_Caraïbes que nous le devons. Pour la deuxième fois, cette association d’écrivains de la Caraïbe proposait, après la présentation en mai de Gaël Octavia, des « Inédits » à entendre, donnés par quatre acteurs de la place, Françoise Dô, Rita Ravier, Joël Jernidier et Ruddy Silaire.

En prélude, des extraits de la pièce La jupe de la rue Gît-le-Cœur, celle-ci déjà connue et publiée, furent lus et sous-tendus par la mélodie non intrusive de légers instruments originaux. Juste de quoi nous donner envie de découvrir, ou redécouvrir ce texte de Jean-Durosier Desrivières, écrivain hélas absent ce soir-là, mais que nous aurions aimé compter parmi nous. Un texte qui revisite et s’approprie, dans sa dramaturgie, une forme traditionnelle « narrative oralitaire et typiquement haïtienne », en la présence d’un « audienceur ».

Après quoi, nous entrons de plain-pied dans une œuvre complète. Et que nous importe alors la température trop élevée au-devant de cette mini-scène théâtrale improvisée, la dureté agressive de la chaise, ou l’éclairage un rien tonitruant, puisque nous voici dès les premières répliques embarqués dans l’histoire, désireux d’en connaître et la suite et le dénouement. Et jusqu’à la fin nous resterons suspendus aux mots, aux lèvres des « diseurs ». Qu’importe si les circonstances matérielles font que certains passages nous échappent, troublés par le chant des hylodes qui sévissent aussi au centre de la ville. La langue belle sonne toujours juste, châtiée, mais sans fausse pudeur lorsque Fanny, incarnant la patiente du psychiatre, doit évoquer ses rêves ou ses fantasmes érotiques, poétique aussi, dans cette évocation des oiseaux sur le buisson, que l’on aperçoit par la fenêtre ouverte.

C’est donc la pièce nommée Frantz, dont l’auteur, Michel Herland,  assis sagement dans le public, et qui écoute avec grande attention son texte, comme l’eût dit Flaubert « passé au gueuloir », nous assurera que son personnage est bien fictionnel, encore qu’on y trouve beaucoup de ce que fut le vrai Fanon. La réussite tient justement au fait que, sans utiliser les événements biographiques précis ni la chronologie exacte d’une vie, le dramaturge nous permet d’appréhender la personnalité riche et complexe d’un homme devenu iconique. Bien sûr, il y aura au fil des répliques et tirades, des références claires autant que judicieuses : dans des extraits de Batouque, l’ombre que l’on sait être de Césaire, ombre car jamais il n’est nommé, poète d’envergure mais homme politique à redéfinir, ainsi que le dit le personnage de Frantz : « Dieu sait que je n’aime pas la politique de l’auteur, qui prêche la décolonisation… pour les autres ! Mais quel poète ! » ; dans la bouche de Frantz, ce rappel que l’île natale est commune au psychiatre et au poète ; sous la plume de Frantz, la naissance de l’essai Les Damnés de la terre, dans cette partie qui dresse le tableau critique d’une « bourgeoisie nationale» en pays colonisé.

Mais il y a plus. Aucun lieu n’étant précisément nommé, le propos se fait plus large, qui peut s’appliquer à tout pays ayant dû affronter la colonisation, les affres de la lutte pour son indépendance, le danger d’un pouvoir confisqué. Il y a, dans la prise de parole de Fanny, dans l’opposition qu’elle dresse entre Frantz le pur et Boubacar, leader du parti indépendantiste en passe de se faire dictateur, l’universalité d’une réflexion sur les ambiguïtés du pouvoir, les dilemmes à affronter, et la complexité des hommes : « Regardez-les donc tous les deux… celui qui est perdu dans son idéal et celui qui se vautre dans le matérialisme. Lequel est le plus dangereux ? Lequel est le plus fou ? ». L’opposition est par ailleurs un des ressorts de la dramaturgie, Fanny et Poupée, compagne de Boubacar, se « disputant » le cœur de Frantz, Boubacar et Frantz se « partageant » la même femme, Frantz et Boubacar s’éloignant l’un de l’autre au fil du temps et des événements.

Ainsi dans l’Œuf, la preuve fut ce soir-là donnée que parfois, sans aucun artifice, sans nul soutien d’une quelconque scénographie, un texte, parce qu’il enferme assez de force, parce qu’il est écrit puis oralisé avec conviction, dans une totale authenticité, peut entraîner l’adhésion d’un public. J’en garderai pour preuve ce moment où l’une des lectrices joue merveilleusement, bien plus qu’elle ne lit, nous faisant oublier jusqu’à la présence du lutrin, ce passage emblématique : « Je suis embarreautée, tu es embarreautée, il est embarreauté. Pas assez embarreauté, il est. Et moi, trop embarreautée je suis. Si tous les embarreautés du monde voulaient se donner la main, il n’y aurait plus de barreaux. Et je serais libre… »

Janine Bailly-Chéneau, Fort-de-France, le premier juillet 2017

Photos Paul Chéneau