« Vivre », dans le sillage de la Compagnie Car’Avan

— par Janine Bailly —

Vu ce mardi 21 janvier, la deuxième création offerte sous le chapiteau, dans ce Festival 2020 des Petites Formes : le « Vivre » sous la direction artistique de Thierry Sirou, chorégraphe et metteur en scène, une production de la Compagnie Car’Avan. De celle-ci, nous avions déjà découvert, sur la scène du Théâtre Aimé Césaire en 2018, « Amniosphère », un spectacle singulier et qui « de la conception à la délivrance, restitue[ait] la prodigieuse amplitude des échanges émotionnels et physiques qui relient la mère, confrontée aux aléas de la vie, et le bébé à naître ».

Quand le spectacle « Vivre » commence, on devine sur la scène baignée dans une semi-obscurité des origines, deux présences, Elle et Lui. Homme, Femme. Rien d’autre. Les corps seuls, dans leur éphémère densité, pour occuper l’espace. Dans un premier temps, émouvant et beau, ces corps se cherchent, se trouvent et se perdent, se prennent et se déprennent. Ils s’imbriquent, puis se détachent, ils s’accordent puis se rejettent, et sous le pont des jambes écartées de l’autre, l’un parfois se glisse. Ils dessinent des figures duelles, monstres à deux têtes et quatre bras, évoquant quelque divinité du panthéon hindou, quelque Shiva quelque Vishnu quelque Brahma, la triade symbolique du cycle vie-mort-renaissance, création-protection-renaissance. Leurs mains vers le ciel levées dansent doigts écartés, comme en un appel, une aspiration vers le haut, un désir de s’extraire de la fange créatrice. Les corps ici travaillent dans toutes les directions, parfois surprenantes parce qu’inattendues, et qu’aucun geste n’est exclu.

D’abord êtres primitifs couchés sur le plateau — elle ensevelie sous une longue perruque hirsute — progressant au sol par reptation, ils vont se relever, se révéler, chacun exécutant ses figures loin de l’autre, au contraire tous deux rassemblés dessinant en parallèle un mouvement semblable. On pourrait juste regretter que la lumière, trop parcimonieuse, nous prive en ces instants d’une vision plus claire, que les couches de vêtements, les pans de tissu qui enrobent le corps gracile mais puissant de la Femme, nous dérobent un peu de la force et de la grâce de ses mouvements. 

Mais nous sommes bien dans un spectacle de danse-théâtre, une forme apparue au milieu du vingtième siècle en Allemagne, et dont Pina Bausch fut dès 1974, avec sa compagnie, le « Tanztheater Wuppertal », la grande initiatrice. À son image, le chorégraphe Thierry Sirou, la danseuse Laurence Couzinet-Letchimy, le conteur-danseur Jean l’Océan mettent en scène une métaphore des rapports humains, des liens qui se tissent ou se dénouent entre les hommes et les femmes. Pour ce faire, ils construisent leur spectacle « en une alternance de scènes ou saynètes, tantôt légères, tantôt graves », et qui constituent une histoire, ce type de danse se voulant en quelque sorte narratif. Intervient alors le seul accessoire utilisé, un objet en demi-calebasse à qui l’on confère divers usages. Il accompagne l’évolution des danseurs, redressés à demi, qui n’ont pas encore de langage, qui sans tabous parlent avec leurs mains de désir et de sexe, et la scène de copulation brutale n’est pas sans évoquer ce que l’on voit dans le film « La guerre du feu », de Jean-Jacques Annaud. Le couple se forme et se joue devant nous, avec ses moments de grâce et ses moments de violence, de déchirements et de peines… Les visages alors, comme pour créer un surplus d’émotion, accentuent jusqu’à l’outrance leur expressivité et l’intensité de leurs regards.

N’étant aucunement spécialiste en ce domaine, mais exprimant mes ressentis, je garderai en mémoire des moments particuliers : les corps s’étant redressés tout à fait ; la naissance du langage, abandonnés grognements et onomatopées, appropriation de la parole en une litanie où s’entrechoquent les mots poétiques et triviaux, le concret et l’abstrait, le quotidien et l’universel ; la scène de la naissance — au sens propre du terme cette fois — où les sourires de bonheur enfin éclosent et viennent éclairer les personnages-parents, et dans ce rôle attendri on va les regarder évoluer. Dans leurs joies, dans leurs difficultés. Dans ce spectacle où les deux pieds de la danseuse, grimés l’un en visage blanc féminin l’autre en visage brun masculin racontent, à la façon de petites marionnettes sans castelet, leur rencontre de douceur et d’amour !

Certains auraient aimé que l’intrigue dramatique s’arrêtât là, sur cette séquence empreinte de poésie. Quel est donc le sens de ce qui suit, et qui personnellement m’a intriguée, et donc intéressée ? Le danseur s’enfouit sous un drap blanc qu’il a tiré sur lui, mais dont il ressortira, retrouvant sa partenaire pour un dernier accord, un ultime pas de deux. Toile blanche comme un linceul, mort puis renaissance et communion des corps, épiphanie à deux, oubliés tous les artifices drap ou perruque ? Tout ce soir-là a laissé des questions en suspens, mais n’est-ce pas le propre de l’art que de faire s’interroger le spectateur, de le rendre dans sa tête sinon sur son fauteuil actif plus que passif ? Merci à Car’Avan de nous avoir un peu bousculés dans notre quiétude ! 

Fort-de-France, le 22 janvier 2020

Photo Paul Chéneau