Une soirée théâtrale pas comme les autres

Les Trois Grâces, Une bataille navale

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— Par Selim Lander —

Ce n’est pas d’hier que les comédiens excursionnent en dehors des salles de théâtre pour aller à la rencontre du public qui n’est justement pas habitué aux dites salles. Il est plus rare que les critiques se hasardent à les suivre. Mais la Martinique n’est pas Paris, on n’est pas sans cesse sollicité par des dizaines de spectacles nouveaux à voir. Aussi, lorsque la création mondiale des Trois Grâces (même incomplète car amputée du dernier acte) d’Appoline Steward, pièce primée à l’avant-dernier concours d’ETC-Caraïbe, est annoncée, on se précipite, fût-ce à la salle des fêtes de Rivière-Salée, lieu que l’on devine pourtant peu propice au théâtre. Et, de fait, la scène bien que surélevée ne l’est pas suffisamment pour que les spectateurs aient une vue confortable sur y-celle (la scène) en dehors des tout-premier rangs. Mais ne faisons pas de façons. Nous étions, en ce qui nous concerne, bien placé. Et la salle avait été aménagée aussi bien qu’elle pouvait l’être, profitant de deux poteaux pour distinguer l’espace de la scène de celui des coulisses improvisées. Par ailleurs les lumières étaient confiées à un pro (Dominique Guesdon) qui était venu muni de quelques projecteurs. Enfin, une jeune et charmante personne était chargée d’ouvrir et fermer le rideau, afin de permettre les changements sinon de décors du moins d’accessoires. Quant à la mise en scène, elle était signée Hervé Deluge, un comédien qui n’est pas suffisamment employé, comme, hélas, tous les comédiens professionnels de la Martinique, une île où les talents sont plus nombreux que les quelques vacations disponibles, vu l’étroitesse du territoire et, par voie de conséquence, le nombre insuffisant de passionnés de théâtre prêts à payer pour assister à un spectacle. Inutile de préciser que la soirée dont nous rendons compte était gratuite, la mairie de Rivière-Salée ayant versé le cachet à l’occasion de sa fête patronale.

Les comédiennes qui ont interprété les Trois Grâces n’ont certainement pas eu droit à une part d’y-celui (le cachet) puisqu’elles sont toutes les trois des comédiennes amateurs. Ce qui ne signifie pas qu’elles soient novices. Si on les a senties parfois un peu à côté de leur personnage, c’est surtout parce qu’il s’agissait de leur première représentation et qu’elles avaient manqué de temps pour se « rôder ». Cela étant, leurs prestations ont permis de vérifier que le jury d’ETC-Caraïbe ne s’était pas trompé en couronnant cette pièce qui fait vraiment « théâtre ». La situation (trois sœurs enfermées dans leur appartement) est insolite et le devient d’autant plus quand on comprend pourquoi elles restent ainsi confinées. Sans dévoiler le ressort de la pièce, disons simplement que les hommes intéressés par ces demoiselles – car il y en a – sont en grand péril.

La grande sœur, Lucie, était interprétée par l’auteure elle-même, Appoline Steward, qui fait preuve d’une présence impressionnante, inversement proportionnelle à sa taille. Emmanuelle Clément, en Marthe, joue avec une telle intensité qu’elle ne peut pas laisser indifférente. Quant à Magalie Abella, en Marie, elle a toute la fragilité requise par son personnage. On rêve à ce que serait cette pièce si les comédiennes avaient le loisir d’entrer complètement dans leur personnage. Les Trois Grâces a reçu le prix Marius Gottin du meilleur texte en créole. De fait, la pièce mélange le  créole martiniquais et le français. Comme ni E. Clément ni M. Abella ne sont au départ créolophones, qu’elles le parlent donc avec leurs accents de France (métropolitaine), cela crée un décalage qui, à l’examen, loin d’affaiblir la pièce, renforce son côté insolite.

les_trois_graces-1Les Trois Grâces concluaient la soirée. Elle avait débuté par Une Bataille navale, adaptée de Jean-Michel Ribes par Virgil Venance qui interprétait lui-même le bourgeois face au prolétaire (Marc-Julien Louka). Bourgeois ou aristocrate puisqu’il ne cesse de déplorer la perte de son amour, une comtesse russe. Quant au prolétaire, il s’agit plus précisément du barman de la seconde classe sur un paquebot. Ici les comédiens sont des « pros », et la différence se voit, évidemment (et heureusement) dans leur jeu. Ils ont longtemps travaillé cette pièce brève qui met face à face, suite à un naufrage, deux hommes qui n’auraient pas dû se rencontrer. Il y a des trouvailles dans l’écriture. Un exemple : la différence de classes se vérifié également sur le fragile esquif qui abrite les deux hommes. Le bourgeois – appelons-le ainsi – est dans sa cabine, miraculeusement sauvée des eaux, tandis que le barman est réduit à la portion congrue, à l’extérieur, position instable qui explique qu’il retombe régulièrement à l’eau.

Comment rendre une situation aussi insolite sur scène ? Nous ne sommes pas au cinéma avec tous les moyens dont disposait, par exemple, le metteur en scène de L’Histoire de Pi. Dans la pièce, les deux hommes sont juchés sur un plateau posé sur des tubes métalliques courbés en arc-de-cercle et se rejoignant tous en un même point, ce qui permet une mobilité dans toutes les directions (vers le haut ou le bas, en avant ou en arrière)… à condition de s’être beaucoup entraînés, faute de quoi c’est la chute assurée. Les deux comédiens s’étaient entraînés, il n’y eut aucune chute (non programmée), ce qui est d’autant plus méritoire qu’ils se tenaient souvent tous les deux debout sur ce plateau éminemment instable.

Passons sur les autres accessoires – au demeurant bien trouvés, comme la bouteille vide en guise de longue-vue – et sur le texte : « Vous scrutez ? » interroge le bourgeois, persuadé qu’il y a rien à espérer de ce côté-là et plus favorable à l’idée de lancer une bouteille à la mer. Ce qui introduit un nouveau ressort comique, car il emploie dans son message un langage « ampoulé », objet de moquerie facile pour son compagnon. Venons-en à l’interprétation. V. Penance et M.-J. Louka portaient ce texte depuis longtemps. Ils le restituent sans bavure. Mon collègue et ami Roland Sabra, également présent, considérait que les comédiens auraient pu accentuer davantage leur différence de classes dans leurs phrasé, leur élocution. La remarque paraît en effet recevable. L’effet comique et encore la morale sous-jacente de la pièce en auraient été effectivement renforcés.

Entre les deux pièces, un intermède dansé dont nous nous garderons de dire quoi que ce soit, ceci étant une critique de théâtre.

A la salle des fêtes de Rivière-Salée, le 23 juin 2015.

Selim Lander

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