Une contre-histoire de l’art est possible

— Par Joseph Confavreux —

Pouvons-nous trouver dans les œuvres d’art et dans certaines productions esthétiques un relais à nos désirs politiques ? C’est à cette question à la fois ancienne et actuelle que tente de répondre la galeriste Isabelle Alfonsi, dans son ouvrage Pour une esthétique de l’émancipation.

Dans un contexte où l’art contemporain a été largement digéré par l’industrie du luxe et où les artistes sont, pour la plupart, devenus des produits spéculatifs défiscalisés que s’arrachent les plus grandes fortunes du monde, reposer la question des liens entre art et politique est nécessaire. C’est ce à quoi s’attelle la galeriste Isabelle Alfonsi dans son livre Pour une esthétique de l’émancipation, publié par les éditions B42.

Ce livre écrit en écriture inclusive donnera de l’urticaire à la galaxie néoréactionnaire, qui n’aime rien tant que brocarder l’art contemporain, puisqu’il prétend défendre un « art queer » et « complexifier le grand récit de l’Histoire blanche, hétéronormative, validiste et bourgeoise ». Mais il devrait aussi bousculer les artistes, les collectionneurs ou les visiteurs de musée qui se contentent d’une création artistique neutralisée, décorative et homogène.

Isabelle Alfonsi assume une parole venant d’une galeriste intégrée au système de l’art et participant de ce fait à la décision de ce qui fait œuvre ou pas, portant ainsi une responsabilité « dans la définition des esthétiques contemporaines ».

Définir une « esthétique de l’émancipation » suppose à la fois, pour Alfonsi, de « sortir d’une position simplement critique qui se limite à la déconstruction de la domination » et de s’opposer « à la façon dont les systèmes idéologiques de l’art reproduisent les dominations sociales ». En effet, rappelle-t-elle, « nos représentations sociales sont encouragées par les formes esthétiques qui sont produites autour de nous et les discours théoriques qui les accompagnent, les valident, leur donnent une place plus ou moins importante dans la pensée. »

Dans cette perspective, il est nécessaire de cerner les contours d’un « art queer » non récupérable qui fasse exploser tout mode de pensée binaire de type « homme/femme, hétérosexuel.le/homosexuel.le, blanc.he/noir.e », mais aussi tout mode de création binaire de type « sculpture/socle, peinture/volume, auteur-rice/spectateur.rice ».

L’art queer, écrit Alfonsi, « va à l’encontre des conventions de l’art contemporain et de son marché, notamment du fameux white cube où chaque œuvre exposée en dehors de tout contexte (dans un écrin soi-disant neutre) peut prétendre à devenir un artefact collectionnable ».

Dans cette approche de l’art comme un champ de bataille politique, le terme de queer, tel qu’il a notamment été théorisé par David Halperin, constitue une « identité désessentialisée et purement positionnelle », rétive à toute institutionnalisation ou réification, parce qu’elle décrit « d’abord une position marginale depuis laquelle critiquer et analyser ».

Isabelle Alfonsi procède alors en constituant « une lignée d’artistes qui permettent de trouver dans les histoires de l’art les éléments distinctifs d’un art queer ». Alors que l’histoire de l’art fait habituellement la part belle aux artistes individuels, blancs et masculins.

Contre une histoire de l’art qui jette un voile pudique sur « les corps sexués et désirant, la création collective, les affects partagés à l’origine des œuvre », contre une histoire de l’art soi-disant universelle qui, en réalité, est « le produit de rapports de force qui ont depuis toujours mené à l’invisibilisation des femmes, des personnes non occidentales et/ou handicapées », la galeriste propose de construire « le portrait de la famille élargie de l’art queer, de créer une lignée qui trouverait sa source dans le militantisme gay et lesbien des artistes dans le Paris des années 1920, qui parcourrait les pratiques excentriques du minimalisme féministe dans le New York des années 1960 et 1970 […], jusqu’à l’activisme contre le sida ».

Il s’agit ainsi de repérer quelques chaînons manquants dans ce récit largement interrompu par l’épidémie de sida, à l’instar de l’activisme culturel du groupe Boy/Girl with Arms Akimbo, actif à la fin des années 1980 et au tournant des années 1990, à San Francisco, mais tombé dans l’oubli du fait de l’arrêt des campagnes d’affichage qui le caractérisaient et de l’anonymat total de ses membres.

La connaissance et la reconnaissance de ce qu’elle nomme « nos ami.e.s du passé » ne visent pas seulement à mettre en contact des communautés affectives, politiques et créatives à travers le temps. Elles visent à renverser profondément le regard sur l’art en pensant l’artiste dans son milieu et non selon la figure du génie singulier et de l’artiste isolé, corollaire d’une « idéologie qui permet de minimiser l’existence des communautés dont sont issues les œuvres ».

Isabelle Alfonsi fait pour cela référence notamment aux analyses fondatrices de l’historienne de l’art Linda Nochlin (1931-2017), qui s’attachait à « démontrer que ce sont les conditions sociales de leurs existences qui ont empêché les femmes d’être artistes, et quand elles l’étaient, d’être reconnues comme des artistes majeures ». Pour Alfonsi, « la notion de grand artiste a accompagné l’émergence du capitalisme fondé sur la réussite individuelle » et contribué à une « histoire proprement a-politique qui singularise les artistes en oubliant le contexte ou l’entourage qui rend les œuvres et les innovations formelles possibles ».

Contre ce récit qui fait que « les artistes mâles continuent d’évoluer au sommet de la pyramide, tandis que les actions artistiques collectives végètent dans les limbes de l’Histoire », elle propose de « dessiner des lignées artistiques alternatives qui s’écartent des généalogies habituelles ».

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